Actes et Paroles volume1 Notes Secours aux théâtres

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Actes et parolesJ. Hetzel & Cie1 (p. 209-214).


ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

1848-1849

NOTE 3
secours aux theatres
17 juillet 1848.

À la suite des fatales journées de juin 1848, les théâtres de Paris furent fermés. Cette clôture, qui semblait devoir se prolonger indéfiniment, était une calamité de plus ajoutée aux autres calamités publiques. La ruine des théâtres était imminente. M. Victor Hugo sentit l’urgence de leur situation et leur vint en aide. Il convoqua une réunion spéciale des représentants de Paris dans le 1er bureau, leur demanda d’appuyer un projet de décret qu’il se chargeait de présenter et qui allouait une subvention d’un million aux théâtres, pour les mettre à même de rouvrir. La proposition fut vivement débattue. Un membre accusa l’auteur du projet de décret de vouloir faire du bruit. M. Victor Hugo s’écria :


Ce que je veux, ce n’est pas du bruit, comme vous dites, c’est du pain ! du pain pour les artistes, du pain pour les ouvriers, du pain pour les vingt mille familles que les théâtres alimentent ! Ce que je veux, c’est le commerce, c’est l’industrie, c’est le travail, vivifiés par ces ruisseaux de sève qui jaillissent des théâtres de Paris ! c’est la paix publique, c’est la sérénité publique, c’est la splendeur de la ville de Paris, c’est l’éclat des lettres et des arts, c’est la venue des étrangers, c’est la circulation de l’argent, c’est tout ce que répandent d’activité, de joie, de santé, de richesse, de civilisation, de prospérité, les théâtres de Paris ouverts. Ce que je ne veux pas, c’est le deuil, c’est la détresse, c’est l’agitation, c’est l’idée de révolution et d’épouvante que contiennent ces mots lugubres : Les théâtres de Paris sont fermés ! Je l’ai dit à une autre époque et dans une occasion pareille, et permettez-moi de le redire : Les théâtres fermés, c’est le drapeau noir déployé.

Eh bien, je voudrais que vous, vous les représentants de Paris, vous vinssiez dire à cette portion de la majorité qui vous inquiète : Osez déployer ce drapeau noir ! osez abandonner les théâtres ! Mais, sachez-le bien, qui laisse fermer les théâtres fait fermer les boutiques ! Sachez-le bien, qui laisse fermer les théâtres de Paris, fait une chose que nos plus redoutables années n’ont pas faite ; que l’invasion n’a pas faite, que quatrevingt-treize n’a pas faite ! Qui ferme les théâtres de Paris éteint le feu qui éclaire, pour ne plus laisser resplendir que le feu qui incendie ! Osez prendre cette responsabilité !

Messieurs, cette question des théâtres est maintenant un côté, un côté bien douloureux, de la grande question des détresses publiques. Ce que nous invoquons ici, c’est encore le principe de l’assistance. Il y a là, autour de nous, je vous le répète, vingt mille familles qui nous demandent de ne pas leur ôter leur pain ! Le plus déplorable témoignage de la dureté des temps que nous traversons, c’est que les théâtres, qui n’avaient jamais fait partie que de notre gloire, font aujourd hui partie de notre misère.

Je vous en conjure, réfléchissez-y. Ne désertez pas ce grand intérêt. Faites de moi ce que vous voudrez ; je suis prêt à monter à la tribune, je suis prêt à combattre, à la poupe, à la proue, où l’on voudra, n’importe ; mais ne reculons pas ! Sans vous, je ne suis rien ; avec vous, je ne crains rien ! Je vous supplie de ne pas repousser la proposition.


La proposition, appuyée par la presque unanimité des représentants de la Seine et adoptée par le comité de l’intérieur, fut acceptée par le gouvernement, qui réduisit à six cent mille francs la subvention proposée. M. Victor Hugo, nommé président et rapporteur d’une commission spéciale chargée d’examiner le projet de décret, et composée de MM. Léon de Maleville, Bixio et Évariste Bavoux, déposa au nom du comité de l’intérieur et lut en séance publique, le 17 juillet, le rapport suivant :

Citoyens représentants,

Dans les graves conjonctures où nous sommes, en examinant le projet de subvention aux théâtres de Paris, votre comité de l’intérieur et la commission qu’il a nommée ont eu le courage d’écarter toutes les hautes considérations d’art, de littérature, de gloire nationale, qui viendraient si naturellement en aide au projet, que nous conservons du reste, et que nous ferons certainement valoir à l’occasion dans des temps meilleurs ; le comité, dis-je, a eu le courage d’écarter toutes ces considérations pour ne se préoccuper de la mesure proposée qu’au point de vue de l’utilité politique.

C’est à ce point de vue unique d’une grande et évidente utilité politique et immédiate, que nous avons l’honneur de vous proposer l’adoption de la mesure.

Les théâtres de Paris sont peut-être les rouages principaux de ce mécanisme compliqué qui met en mouvement le luxe de la capitale et les innombrables industries que ce luxe engendre et alimente ; mécanisme immense et délicat, que les bons gouvernements entretiennent avec soin, qui ne s’arrête jamais sans que la misère naisse à l’instant même, et qui, s’il venait jamais à se briser, marquerait l’heure fatale où les révolutions sociales succèdent aux révolutions politiques.

Les théâtres de Paris, messieurs, donnent une notable impulsion à l’industrie parisienne, qui, à son tour, communique la vie à l’industrie des départements. Toutes les branches du commerce reçoivent quelque chose du théâtre. Les théâtres de Paris font vivre directement dix mille familles, trente ou quarante métiers divers, occupant chacun des centaines d’ouvriers, et versent annuellement dans la circulation une somme qui, d’après des chiffres incontestables, ne peut guère être évaluée à moins de vingt ou trente millions.

La clôture des théâtres de Paris est donc une véritable catastrophe commerciale qui a toutes les proportions d’une calamité publique. Les faire vivre, c’est vivifier toute la capitale. Vous avez accordé, il y a peu de jours, cinq millions à l’industrie du bâtiment ; accorder aujourd’hui un subside aux théâtres, c’est appliquer le même principe, c’est pourvoir aux mêmes nécessités politiques. Si vous refusiez aujourd’hui ces six cent mille francs à une industrie utile, vous auriez dans un mois plusieurs millions à ajouter à vos aumônes.

D’autres considérations font encore ressortir l’importance politique de la mesure qui rouvrirait nos théâtres. À une époque comme la nôtre, où les esprits se laissent entraîner, dans cette espèce de lassitude et de désœuvrement qui suit les révolutions, à toutes les émotions, et quelquefois à toutes les violences de la fièvre politique, les représentations dramatiques sont une distraction souhaitable, et peuvent être une heureuse et puissante diversion. L’expérience a prouvé que, pour le peuple parisien en particulier, il faut le dire à la louange de ce peuple si intelligent, le théâtre est un calmant efficace et souverain.

Ce peuple, pareil à tant d’égards au peuple athénien, se tourne toujours volontiers, même dans les jours d’agitation, vers les joies de l’intelligence et de l’esprit. Peu d’attroupements résistent à un théâtre ouvert ; aucun attroupement ne résisterait à un spectacle gratis.

L’utilité politique de la mesure de la subvention aux théâtres est donc démontrée. Il importe que les théâtres de Paris rouvrent et se soutiennent, et l’état consulte un grand intérêt public en leur accordant un subside qui leur permettra de vivre jusqu’à la saison d’hiver, où leur prospérité renaîtra, nous l’espérons, et sera à la fois un témoignage et un élément de la prospérité générale.

Cela posé, ce grand intérêt politique une fois constaté, votre comité a dû rechercher les moyens d’arriver sûrement à ce but : faire vivre les théâtres jusqu’à l’hiver. Pour cela, il fallait avant tout qu’aucune partie de la somme votée par vous ne pût être détournée de sa destination, et consacrée, par exemple, à payer les dettes que les théâtres ont contractées depuis cinq mois qu’ils luttent avec le plus honorable courage contre les difficultés de la situation. Cet argent est destiné à l’avenir et non au passé. Il ne pourra être revendiqué par aucun créancier. Votre comité vous propose de déclarer les sommes allouées aux théâtres par le décret incessibles et insaisissables.

Les sommes ne seraient versées aux directeurs des théâtres que sous des conditions acceptées par eux, ayant toutes pour objet la meilleure exploitation de chaque théâtre en particulier, et que les directeurs seraient tenus d’observer sous peine de perdre leur droit à l’allocation.

Quant aux sommes en elles-mêmes, votre comité en a examiné soigneusement la répartition. Cette répartition a été modifiée pour quelques théâtres, d’accord avec M. le ministre de l’intérieur, et toujours dans le but d’utilité positive qui a préoccupé votre comité.

L’allocation de 170,000 francs a été conservée à l’Opéra dont la prospérité se lie si étroitement à la paix de la capitale. La part du Vaudeville a été portée à 24,000 francs, sous la condition que les directeurs ne négligeront rien pour rendre à ce théâtre son ancienne prospérité, et pour y ramener la troupe excellente que tout Paris y applaudissait dans ces derniers temps.

Un théâtre oublié a été rétabli dans la nomenclature, c’est le théâtre Beaumarchais, c’est-à-dire le théâtre spécial du 8e arrondissement et du faubourg Saint-Antoine. L’assemblée s’associera à la pensée qui a voulu favoriser la réouverture de ce théâtre.

Voici cette répartition, telle qu’elle est indiquée et arrêtée dans l’exposé des motifs qui vous a été distribué ce matin :


Pour l’Opéra, Théâtre de la Nation 170,000 fr.
Pour le Théâtre de la République 105,000
Pour l’Opéra-Comique 80,000
Pour l’Odéon 45,000
Pour le Gymnase 30,000
Pour la Porte-Saint-Martin 35,000
Pour le Vaudeville 24,000
Pour les Variétés 24,000
Pour le Théâtre Montansier 15,000
Pour l’Ambigu-Comique 25,000
Pour la Gaîté 25,000
Pour le Théâtre-Historique 27,000
Pour le Cirque 4,000
Pour les Folies-Dramatiques 11,000
Pour les Délassements-Comiques 11,000
Pour le Théâtre Beaumarchais 10,000
Pour le Théâtre Lazary 4,000
Pour le Théâtre des Funambules 5,000
Pour le Théâtre du Luxembourg 5,000
Pour les théâtres de la banlieue 10,000
Pour l’Hippodrome 5,000
Pour éventualités 10,000

Total 680,000 fr.


Le comité a cru nécessaire d’ajouter aux subventions réparties une somme de 10,000 francs destinée à des allocations éventuelles qu’il est impossible de ne pas prévoir en pareille matière.

Afin de multiplier les précautions et de rendre tout abus impossible, votre comité, d’accord avec le ministre, vous propose d’ordonner, par l’article 2 du décret, que la distribution de la somme afférente à chaque théâtre sera faite de quinzaine en quinzaine, par cinquièmes, jusqu’au 1er octobre. Les deux tiers au moins de la somme seront affectés au payement des artistes, employés et gagistes des théâtres. Enfin, le ministre rendra compte de mois en mois de l’exécution du décret à votre comité de l’intérieur.

Un décret spécial avait été présenté pour le Théâtre de la Nation ; le comité, ne voyant aucun motif à ce double emploi, a fondu les deux décrets en un seul.

Le crédit total alloué par les deux décrets ainsi réunis s’élève à 680,000 francs.

Par toutes les considérations que nous venons d’exposer devant vous, nous espérons, messieurs, que vous voudrez bien voter ce décret dont vous avez déjà reconnu et déclaré l’urgence. Il faut que tous les symptômes de la confiance et de la sécurité reparaissent ; il faut que les théâtres rouvrent ; il faut que la population reprenne sa sérénité en retrouvant ses plaisirs. Ce qui distrait les esprits les apaise. Il est temps de remettre en mouvement tous les moteurs du luxe, du commerce, de l’industrie, c’est-à-dire tout ce qui produit le travail, tout ce qui détruit la misère ; les théâtres sont un de ces moteurs.

Que les étrangers se sentent rappelés à Paris par le calme rétabli ; qu’on voie des passants dans les rues la nuit, des voitures qui roulent, des boutiques ouvertes, des cafés éclairés ; qu’on puisse rentrer tard chez soi ; les théâtres vous restitueront toutes ces libertés de la vie parisienne, qui sont les indices mêmes de la tranquillité publique. Il est temps de rendre sa physionomie vivante, animée, paisible, à cette grande ville de Paris, qui porte avec accablement, depuis un mois bientôt, le plus douloureux de tous les deuils, le deuil de la guerre civile !

Et permettez au rapporteur de vous le dire en terminant, messieurs, ce que vous ferez en ce moment sera utile pour le présent et fécond pour l’avenir. Ce ne sera pas un bienfait perdu ; venez en aide au théâtre, le théâtre vous le rendra. Votre encouragement sera pour lui un engagement. Aujourd’hui, la société secourt le théâtre, demain le théâtre secourra la société. Le théâtre, c’est là sa fonction et son devoir, moralise les masses en même temps qu’il enrichit la cité. Il peut beaucoup sur les imaginations ; et, dans des temps sérieux comme ceux où nous sommes, les auteurs dramatiques, libres désormais, comprendront plus que jamais, n’en doutez pas, que faire du théâtre une chaire de vérité et une tribune d’honnêteté, pousser les cœurs vers la fraternité, élever les esprits aux sentiments généreux par le spectacle des grandes choses, infiltrer dans le peuple la vertu et dans la foule la raison, enseigner, apaiser, éclairer, consoler, c’est la plus pure source de la renommée, c’est la plus belle forme de la gloire !

La subvention aux théâtres fut votée. Les théâtres rouvrirent.