Adam et Ève (Lemonnier)/08

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 83-88).


VIII


Ce fut le temps des suprêmes délices de l’été. Le héron n’avait pas encore passé, toute la terre fleurissait d’or et de soleil, comme les éclats vermeils d’une meule tourbillonnante. Il vint de lourdes et anxieuses après-midi, où près de la source nous ne pouvions goûter la fraîcheur. Des soifs d’amour inconnues nous tourmentèrent. « N’y a-t-il rien, me disait-elle, cher homme, que je doive savoir encore ? Je suis malade d’ignorer l’apaisement à un secret mal délicieux que je ne puis exprimer. » Elle se roulait sur l’herbe comme une bête blessée et elle ne m’avait pas dit encore le mot amour. Autour de nous, la nature aussi était malade des feux sombres de la canicule. L’orage se déchaînait. Des chutes de marbres et de métaux roulèrent sur des pentes. Des tonnerres de charrues mordaient des basaltes. Des taureaux épouvantés meuglaient dans des étables. Et la foudre creusait la nue de lézardes immenses. La forêt, dans l’horreur délicieuse des fracas, restait violée et brandie. Et puis la pluie féconde ruisselait, l’humide chaleur de la substance. La terre tressaillait, buvait puissamment la vie mâle.

Or, une fois, nous vîmes ce prodige. Comme l’escalier d’un palais de cristal et de pierreries, un arc en-ciel traçait sa parabole par dessus la forêt. Nous n’apercevions pas toute sa courbe, mais avec ses paliers d’émeraudes et de saphirs il s’appuyait sur le toit de la maison, et ensuite il déployait son cintre ; son autre extrémité rejoignait un point inconnu de la terre. Moi je vis là un signe heureux. Je pensai : Notre vie, par ce segment qui va de la maison à la forêt, demeure harmonieusement tracée.

Nous allions ensemble cueillir des girolles, des merises et des mûres. Elles parfumaient nos mains. Avec les herbes grasses et les œufs dérobés dans les nids, elles composaient la nourriture légère de nos repas. Nous avions l’âge innocent de l’amour. Nous croyions vi­vre aux âges ingénus du monde. Et les mets sanglants n’altéraient pas le goût divin des baisers. De fluides et magiques lumières cou­raient sous bois. Il pleuvait un grésillement d’or léger à l’orée des clairières. Les feuillages palpitaient d’un long frisson ocellé. Les matins vaporeux tressaient des fils de soie et d’argent à nos cheveux. Nous écoutions chanter les oiseaux et bondir l’alerte jeu des écu­reuils. Les hôtes roux des lisières, le lapin agile, le lièvre prudent et craintif ne fuyaient plus devant nos pas. Une idylle naïve et noble nous mêlait à leurs douces existences, filles des aubes roses et des tranquilles nuits. Comme dans les fables, deux sylvains habi­tèrent le vert mystère.

Un jour, ayant taillé des brins de sureau et les ayant vidés de leur moelle, je les assem­blai en forme de pipeaux. Ainsi le pâtre antique était allé vers le fleuve, il avait coupé des roseaux pour charmer le troupeau. Je descendis au cœur du bois, agité d’espoir, et je n’avais rien dit à Ève. Je ne savais comment souffler dans cet instrument sonore. D’abord, je l’approchai gauchement de ma bouche en gonflant les joues ; nul son n’en sortit et puis je l’effleurai seulement des lèvres avec le vent léger de mon haleine. Maintenant, il venait faiblement une petite note aiguë et triste comme un cri blessé. Non, non, ce n’est pas la mélodie, ce n’est pas l’art encore. Je laissai glisser ma bouche de brin en brin, essayant d’autres sons, les tirant du fond de ma poitrine très doucement et ensuite avec ardeur. Ô vent de l’été, vois cet ingénu et patient musicien, ton émule ! J’étais là, avec les pipeaux aigres comme le crissement d’un fruit vert aux dents, toujours sur le point de tirer un son clair, heureux et dépité. Les ramures du bois bruissaient, la source s’égouttait et moi je ne pouvais tirer de mes flûtes que des souffles durs et brouillés. Tout à coup, un loriot siffla ses quatre notes humides et joyeuses. Oh ! comme j’étais peu de chose à côté de toi, bel oiseau divin ! J’écoutais tomber les sons comme des perles au creux d’un bassin de métal. Je n’osais plus emboucher mes pipeaux. Et, de nouveau, il chanta un peu plus loin. Alors je me mis à courir, disant : Loriot ! loriot ! ne t’en va pas, je t’en prie. Mais il volait d’arbre en arbre et moi toujours plus avant j’allais, l’écoutant et le suivant avec mes brins creux. Loriot ! moqueur loriot ! Éclat de rire du bois ! Si seulement je pouvais te dérober la première de tes notes, les autres suivraient d’elles-mêmes. Et encore une fois je soufflais avec ma bouche, cherchant le ton. L’oiseau sifflait, et tout de suite après je recommençais. À la fin, le loriot s’envola. Je ne cessais plus de l’entendre au fond de moi. Je m’obstinai ainsi pendant des heures et, à la longue, les notes arrivèrent. Alors, je m’en retournai vers le logis, fier et ravi. Je dis à Ève : « Écoute ma chanson. » Et, les pipeaux à la bouche, j’étais comme un héros qui s’est fait berger.

Mais, encore une fois, j’avais oublié l’air. Je sifflais aigrement dans cet instrument grossier. « Oh ! dit-elle, c’est le cri de la triste mésange l’hiver ! » Non, je t’assure, Ève, c’était le loriot, là-bas, dans les arbres. Elle se mit à rire, comme l’oiseau.

Des jours entiers je m’exerçai. Nous allions ensemble à la forêt et maintenant les sons montaient, clairs et légers. Devant moi, Ève dansait en remuant souplement les hanches. Lentement tombait l’heure brève et diaphane. Le soir floconnait en roses violettes quand nous regagnions la maison. « Ne ferme pas la porte, amie, laisse entrer la belle nuit d’étoiles. Elle s’asseyera près de la fenêtre. Avec les soies d’argent de la lune, elle filera les songes heureux autour de notre sommeil. »