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Adam et Ève (Lemonnier)/14

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 129-137).


XIV


Un air laiteux stagna. Des jours doux de pluie parurent égoutter la dernière vie de l’été. Vers le soir, le ciel s’étamait, un brouillard plombait lourd et bas, et puis l’aube grésillait en brouées. Les petits chemins du bois s’encavèrent, pourris et gras. Les fougères eurent des tons d’or et de rouille. Du pied des souches émergeaient d’énormes champignons phosphoreux et sanglants. Je ne voyais pas alors la beauté corrosive qui les égale aux monstres humains. Qui peut dire que ceux-ci ne soient une des formes de l’harmonie de l’univers ? Et peut-être il n’y a ni bien ni mal, mais des forces qui s’opposent et se balancent. Le pourpre pavillon de la fausse oronge, le dôme pustuleux de l’amanite évoquent de solitaires et vénéneuses agonies royales.

Maintenant aussi le petit cône du gland était formé et pendait aux branches du chêne. La bogue épineuse, en tombant, crevait et laissait rouler la châtaigne mordorée. Ève quelquefois, avec des yeux tristes, parlait de la bonté du pain. Alors je la regardais tout pâle, car l’ayant menée dans ce bois, je sentais que par ma faute elle était privée d’un bien désirable. Celui qui a perdu le goût du pain connaît vraiment la disette. Écoute, amie, j’essarterai une part de cette terre ; je labourerai et ensuite je jetterai la semence. Je parlais de ces choses gravement. Cependant nous n’avions encore ni la huche ni la charrue. Mais un jour, revenant de la forêt, Ève rapporta des glands et des châtaignes et me dit : « Voici la farine et le pain, Adam, en attendant que le champ lève. » Oh ! elle vint avec les fruits dans sa robe comme une petite nourricière des races, comme une jeune prêtresse avec les prémices. Moi, je fendais le bois au dehors, mais toi, tu avais le sens des choses intimes et gracieuses. Je marchai tout un jour, cherchant des pierres larges et rondes ; et à la tombée de la nuit, j’en découvris une ; le lendemain seulement je trouvai la seconde. Mais déjà le temps ne comptait plus pour nous ; peut-être elles étaient là depuis les anciens hommes, seuils d’antiques demeures ou clôtures de tombeaux. Je les emportai donc, bandé sous la charge. En les râpant patiemment l’une contre l’autre avec du sable et de l’eau, je parvins à les égaliser. Elles eurent ainsi la surface lisse des meules ; et quatre jours encore s’étaient passés. J’étais un si pauvre homme ignorant ; ma joie montait pour chaque humble industrie qui me venait aux mains. J’appelai Ève et je lui dis : « Pèle à présent la châtaigne ; elle est plus friable que le gland ; et voici, à moi seul je suis venu à bout de polir ces pierres rugueuses. » Nous nous regardions avec des yeux clairs comme si avant nous personne encore n’eût plani la meule ni broyé les substances dures. Les châtaignes éclatèrent entre les pierres qu’avec les mains pesamment je tournais. Et à la fin une pulpe grise et grasse s’étendit. Ève, l’ayant pétrie, la porta au feu. Nos gestes étaient religieux et graves, lourds de pensées. Et puis ce fut elle qui m’appela. Adam ! Adam ! Sa voix, à travers la forêt, retentissait comme du fond des âges. Et voilà, maintenant cette chère épouse m’offrait le premier gâteau. Il craqua sous ma dent, odorant et roux. Je ne riais plus, une eau brouilla mes prunelles. Il y avait si longtemps que je n’avais connu une telle joie. La meule avec les jours tourna plus activement et maintenant nous alternions la galette pétrie avec la châtaigne et la galette faite de glands doux.

La maison commença de s’animer d’un charme bienveillant. La pourpre des premiers feux ondula le long des murs. Nous goûtâmes la sécurité de l’abri et du silence. Tandis qu’en dehors il pleuvait et ventait, je n’allais plus que de loin en loin abattre une bête dans la futaie. Je n’avais plus la même joie sauvage quand Famine et Misère me suivaient vers la maison, un trophée sanglant dans la gueule. J’étais simplement un homme machinal qui fait la chose triste et fatale que les autres hommes ont faite avant lui. Un fumet savoureux ensuite s’évaporait de la chair grillée au landier. Après tout, pensais-je, qu’un autre que moi eût tué cette bête, je n’éprouverais point de scrupule.

Je ne marquais plus les jours au moyen d’encoches. Le temps nous fut seulement indiqué par la couleur du ciel, la maturité des fruits et le déclin des feuillages. La nèfle prit le goût de la moisissure ; le nerprun s’empourpra d’un ton vineux ; le bouleau frissonna d’un or clair et léger, par dessus les ors massifs des chêneaux. Nous eûmes alors une sensation de durée à la fois et de fragilité ; tous les jours n’étaient que la continuité d’un jour unique qui mourait et renaissait avec les aubes grises et les graves crépuscules. Nous-mêmes mourions et renaissions selon la mobilité de nos âmes dans cette fuite des jours.

Il vint à Ève une sensibilité qui l’accorda à leur charme frêle. La beauté des choses frémissantes l’amollit ; elle eut des langueurs ; ses yeux brûlèrent de fièvre. Et sans nous rien dire, nous allions enlacés sous les dômes éclaircis. Je la sentais palpiter d’une vie neuve à mon flanc, comme une autre Ève qui m’était encore ignorée. Sa petite âme avait le battement d’un vol frileux d’oiseau. Elle et moi aurions voulu éterniser l’ardeur de la vie quand déjà autour de nous elle déclinait, plus lointaine et pâle à travers nos désirs et nos regrets. Les puissances de la vie coulaient si plénièrement en nous ! Nous étions la jeune humanité ivre d’éternité. Cependant, à chaque minute, comme une pluie de sable, la vie s’égouttait de nos mains. Un vent léger doucement détachait les feuilles ; elles nous frôlaient en tourbillonnant et ainsi nous étions avertis de l’incertaine substance périssable.

Une fois nous étions assis dans la clairière. Un silence fluide de lumière bruinait. C’était l’après-midi, toute la rosée de la nuit n’avait pas séché ; l’ombre tremblait d’un émoi humide. Et nul bruit : on n’entendait pas souffler le vent ; la terre se soulevait d’un dernier effort vers le ciel tiède. Je tenais les mains d’Ève dans les miennes et voilà qu’une larme lentement descendit sur sa joue. Nous n’étions pas tristes, c’était en nous une chose subtile comme si notre sang coulait, comme si notre vie déliée ne pesait plus à nos corps. « Vois, me dit-elle, cette nature n’est déjà plus vivante, bien qu’elle s’enveloppe encore de soleil. À chaque battement de nos cœurs il pleut des feuilles. Et il n’y a plus de fleurs. Demain ce sera l’hiver. Ami, ne sens-tu pas comme moi ces douloureux présages ? » Comme elle parlait, une feuille tomba d’un chêne et fit une ombre sur ses clairs yeux mouillés. Et moi aussi à présent j’étais saisi de tristes pensées. Mais tout à coup un vol d’abeilles longues et velues vibra avec un bruit d’or. C’étaient les dernières de la saison ; elles bourdonnaient légèrement dans la fin des musiques, encore actives et heureuses. Aussitôt je fus transporté d’espoir. Je dis à Ève : « Elles t’ont entendue. Écoute-les te dire que tout recommence. » Elle secoua la tête « Tout recommence, cher homme et cependant le bois mourra, l’hiver venu. » Mais moi je m’écriai : « Il mourra et ensuite naîtra un bois plus beau, un bois vert et fleuri comme de ces abeilles il sortira d’autres jeunes abeilles à l’infini. N’est-ce pas là un touchant symbole ? » Ève me répondit très bas : « C’est ici que tu m’as appelée Ève pour la première fois. Comment les feuilles et les fleurs qui viendront après l’hiver me reconnaîtront-elles encore ? » La pensée légère de la mort plana. Chaque heure ainsi dans la vie amène une parole différente ; la dernière seule nous met si près du mystère qu’ensuite il ne faut plus rien se dire. Nous sommes dès la première minute toute la vie et cependant nous ne connaissons la vie qu’à mesure qu’elle va se changer en une autre, suprême. Et des races avant elle avaient répété la plainte charmante d’Ève. Elles étaient allées vers le jeune printemps ; et les feuilles et les fleurs ne les avaient pas reconnues. C’étaient là mes idées en ce temps.

Les jours furent splendides et tendres. Des prismes vaporeux harmonisèrent l’or et le sang. Il s’évanouit des matins diaphanes et comme irréels. Et Éve et moi de nouveau nous nous apparaissions avec un visage qui ne nous était pas encore connu. « Est-ce bien toi, cher Adam, qui me regardes avec ces yeux pâles comme si déjà je m’en étais allée, petite ombre, vers là-bas ? » Ses mains à mon épaule avaient le poids de grappes lourdes. Alors je la serrais fortement contre moi, je lui disais : « Tes yeux seuls étaient partis, chère Ève, les miens ont pâli de les avoir cherchés et de ne plus les trouver. » Il s’élevait de nous comme le bruissement léger d’un jet d’eau dans un grand parc solitaire.