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Adam et Ève (Lemonnier)/24

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 217-221).


XXIV


Le jour était haut quand il me rejoignit dans la clairière. Il me dit : « J’ai dormi, je n’ai point entendu chanter le coq. » Sachant bien pourquoi le coq n’avait pas chanté, je lui répondis : « Il n’y a ici que les oiseaux de la forêt. À chaque heure il chante un autre oiseau. C’est l’horloge qui règle notre vie. « Alors il me parla avec une douce autorité. « Les oiseaux nichent au haut des arbres, mais la poule pond près de la maison tandis que le coq claironne comme l’aigle. Ils sont à deux les vertus de l’homme et de la femme dans un ménage. Et après que le lait de la mère a tari, la poule continue à donner un œuf doré comme le soleil et rouge comme le sang. Songe aussi à la vache et à l’agneau. Une maison perdue au milieu des bois est pareille à une arche où se gardent et prospèrent les bêtes fraternelles. »

Ensuite il prit une houe et vint avec moi dans la jachère. Nous travaillâmes ensemble côte à côte jusqu’au midi du jour. Ève alors, tenant Héli dans ses bras, nous apporta des galettes et des fruits. J’allai puiser à la source une écuellée d’eau limpide. Le bel été pleuvait en lumières d’or sur les herbes. Nous nous étions étendus à l’ombre du hêtre qui s’appelait Adam. Non loin s’effilait, sous le rideau léger des feuilles, le mince bouleau cerclé d’argent qui portait le nom d’Ève. Et Héli, s’accrochant des poings aux touffes vertes, rampait devant nous sur le ventre comme un jeune chat sauvage.

Le Père ne se lassait pas d’admirer ses jeux : ils lui rappelaient les grâces des fils nus des races libres. Leur cœur enfant aussi battait près de la terre : ils avaient la beauté harmonieuse des animaux que n’a pas avilis la domesticité. Les paroles du vieillard ainsi tombaient dans le silence, lentes et concentrées comme des gouttes de vie. Il parlait comme un homme qui a vécu aux âges jeunes de la terre. Le paysage, baigné de paix splendide, frémissait autour du vent de sa bouche.

Ève doucement, avec ses dents rougies du jus des fraises, se mit à rire, émerveillée des cheveux roux et des yeux hardis de l’enfant. Le frisson vert des feuillages jouait aux plis vermeils de ses cuisses. La boucle du nombril était une fleur rose dans son ventre laiteux et potelé. Sa bouche évasée semblait l’éclosion du bouton des mamelles. Ève tout à coup fléchit les genoux, dans l’attrait et la dilection de sa chère substance. Sa poitrine toucha l’herbe. Et à présent elle se roulait près de l’enfant, devenue elle-même une enfant, becquetant avec ses lèvres ivres la claire chair puérile et la fleurissant de meurtrissures roses comme les pétales détachés de sa joie. Héli, excité par cette folie, poussait le cri ardent d’un jeune dieu. Ainsi, dans les vallées antiques, une panisque aux grâces animales lutinait près des fontaines avec ses petits, velus comme les boucs. Les temps, sous les cieux éternels, semblèrent renoués, la fraîcheur et l’innocence des âges où la créature vibrait des pulsations puissantes de la terre.

Alors, à cette image de la chair heureuse et lascive, égale dans l’amour et la maternité, les rage en moi tressaillirent. Ève ! Ève ! un petit amant avec sa bouche rose se pend à ta mamelle et moi à mon tour je veux être ton cher enfant, je veux boire la vie avec ton lait. Ève vit le désir dans mes prunelles et sourit, les yeux humides et lointains. Le vieillard s’était endormi, la barbe dans l’herbe, ayant travaillé tout le matin comme un laboureur. Et à présent nous étions seuls, elle et moi, comme Ève et Adam dans le paradis, avant la malédiction. Je touchai la pointe de son sein avec mes doigts. Je lui dis : « Femme, vois comme je te désire. » Mais encore une fois elle sourit, les yeux noyés, mi-évanouis dans la splendeur du jour ; et aussitôt après elle se remit à jouer avec Héli. Je sus ainsi que le temps de l’amour n’était pas encore revenu. Je retombai accablé sur l’herbe avec mon tourment viril. La lassitude du midi alors la coucha immobile dans le ruissellement d’or de ses cheveux. Une sueur légère mouillait l’ombre cendrée des feuilles dont se moirait sa vie satinée. Et elle avait rendu son sein à Héli. Il l’abandonna, le reprit, lappant avec volupté le beau lait onctueux ; et ensuite il demeura pâmé entre les pointes de la gorge avec la palpitation lente de son ventre. Parfois il remuait la bouche en songe autour de la mamelle ; et une goutte grasse et brillante tremblait aux coins de sa joue. Moi je contemplais ce groupe divin, amolli de joie et d’amour sous le chêne. De l’autre côté de la clairière, le bois avait un air lourd d’éternité.