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Adam et Ève (Lemonnier)/32

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 275-283).


XXXII


La tanaisie avait fleuri ; la colchique aux pâleurs d’améthyste darda du gazon comme une petite âme malade ; et puis encore une fois ce fut l’hiver. J’avais fait la charrue. Comme un homme primitif je l’avais construite de bois solide et ensuite j’avais allumé la forge. Avec une manœuvre patiente et minutieuse, j’avais battu le fer sur l’enclume, lui donnant la forme aiguë et coupante d’une proue. Quand l’âne docile commença de traîner l’appareil à travers le champ, les arbres s’émurent comme à la vue d’un prodige. Sous la morsure du fer, la terre violée se soulevait, bondissante et pleine de clameurs, et moi, les mains au mancheron, j’allais à grands pas, rayant de l’orient à l’occident, selon la courbe du soleil. Mon cri, au bout du premier sillon, monta plus haut que la colère du champ, car par mon savoir je m’étais égalé à l’art sacré de l’antique laboureur. J’étais l’époux ivre de vie qui blessa le flanc vierge de l’épouse. L’étendue tressaillit donc, sourde et profonde, sous mes pieds. Pendant trois jours je guidai en tous sens l’arau et ensuite, m’étant attelé fraternellement avec l’humble ami à la herse, j’égalisai l’aire, nourrie dès l’octobre de bouses fraîches et de terreaux pourris. Ève ! apporte à présent la graine vermeille. À larges enjambées égales, accordant ma marche à un rythme harmonieux, je pointerai droit devant moi par le champ, plongeant mes mains dans le semoir et les ouvrant, et arrivé à la limite, je reviendrai sur mes pas, marchant toujours comme le temps qui sème les heures. Ainsi faisant, la semence ruissela en pluie d’or de mes doigts et elle tombait au loin.

Or, un jour de la fin de l’hiver, je m’enfon­çai dans la forêt. Avril verdissait la jeune pousse des feuilles et comme des gouttes de lait fleurissaient les primevères. Je revins alors à la maison, criant vers Ève comme l’an­nonciateur des mois : « Le printemps, ô joie ! à pas blancs là-bas marchait par les chemins ! » Le berger ainsi, après la fonte des neiges, s’en va vers la plaine et puis il ouvre les portes de l’étable et il mène le troupeau pâturer l’herbe nouvelle.

Ce fut l’année d’abondance. Le pain nombreusement leva dans l’épi. Le poids des grappes courba les arbres. Et Maïa, ayant connu l’amour du taureau, engendra. Il y eut des brebis qui pâturèrent sous la garde du bélier. J’avais posé mes ruches au cœur de la bruyère. Cependant nous étions venus seuls et dénués dans le bois, et maintenant les grâces de la nature nous comblaient. Le lait de la vie ruissela des mamelles divines. Et la terre encore une fois nous avait payés en bienfaits pour la bonne journée accomplie dans la simplicité de la conscience. Toute chose sous le ciel est infiniment secourable à celui qui, d’un cœur honnête et filial, se soumet au devoir. La vache gonfle son pis, la brebis broute les fleurs et distille son lait d’amande, l’abeille donne son miel. Il ne faut à l’homme qu’un peu de sueur et d’amour afin que le champ germe et que la pomme se dore à la branche. Et l’air, le vent, le soleil font le reste. Moi, j’avais retourné le sillon, j’avais semé le seigle, j’avais planté des noyaux pour nos faims futures.

Les heures amenèrent des rites nouveaux. Ève et moi avions dansé le premier jour devant les esprits sacrés du pain. Nous avions fêté ensemble les labours et les semailles. Des chants ailés voltigèrent autour du premier essaim bourdonnant des ruches. C’étaient là des cérémonies aimables et naïves comme au temps des pasteurs. Et un jour, m’égalant à la nature, je me mis à greffer les essences. Avec mon couteau je fendis donc l’aigrin ; j’insérai la pousse savoureuse ; et je parlais bas à l’arbre, comme pendant un acte d’amour. Je dis : « Arbre, sois la sève et la chair nuptiales. C’est pourquoi je te fais cette blessure. » Mes gestes se mouvaient religieux et précis. Mariant ainsi les vies vertes selon la loi de l’hymen et du sacrifice, je fus intimement avec l’âme de la terre. Et tout greffe est un symbole : il a la beauté du lingam ; il s’assimile aux fructifications chez la créature. Comme l’époux darde aux entrailles de la vierge, le rameau s’insinue aux lèvres déchirées de la plaie. Et j’appelai Ève et lui dis : « J’ai greffé ma vie sur la tienne. Je t’ai donné Héli et Abel. À présent vois, j’ai uni à cette tige sauvage une essence jeune et parfumée. » La solitude met au cœur d’étranges et solennelles paroles ; tous les hommes ne peuvent les comprendre ; mais les arbres et le ciel les entendent. Or, cette fois encore, ayant accompli cette chose simple et belle, nous célébrâmes l’événement en dansant sur un mode naïf et joyeux. Nos jeux ainsi devinrent des rites : ils se rapportaient aux labeurs quotidiens, aux actes mémorables, au bienfait des destinées. Nous fêtions la vie comme le saint devoir proposé à tous les êtres. Et une harmonie merveilleuse mariait nos heures aux météores, à la germination et aux fruits. Le pain vient après moisson, la cuvée vient après la vendange, le repos suit les travaux du jour. Nous rendions grâces à la nature.

Ève eut la garde du feu et présida à la lessive, aux vêtures et aux aliments. Une grâce royale magnifie l’humble geste qui file, guée le linge, fait le pain et sème la vie et toute chose est noble selon ce qui en dérive. Le cours de l’univers est intéressé à l’ordre et à l’harmonie de la maison. La flamme qui dore la pâte pétrie par de tranquilles mains s’égale au soleil blondissant les mûres moissons. Et c’est pour la table blanche, en fête de graves et doux visages, que le printemps distille l’arome laiteux de l’ortie et du pissenlit, que l’été sucre le cœur frais de la framboise et que l’automne peint de vermillon la poire et la pomme. Une bouche qui mange un fruit est aussi délicieuse que celle qui donne le baiser et tous les actes de la vie ont la beauté d’une religion et sont nécessai- res à l’accomplissement du monde. Je pensais : le jour où la nature et les destinées seront glorifiées par les hommes sensibles et clairvoyants, on ne bâtira plus d’églises et les bois, la plaine, les rivages de la mer seront la vraie maison du dieu éternel. Je récoltais la textile ortie, je la mettais rouir dans le fossé, je l’écanguais. Ensuite Ève au carreau tissait le fil, solide et souple comme le chanvre ; et elle était la bonne servante, au sens droit de la vie.

Vers le temps qu’elle cessa d’allaiter Abel, nous allâmes un jour ensemble sous les arbres. La grive encore une fois avait chanté et je buvais la vie au sein qu’elle avait retiré de la bouche de l’enfant. Une nuit d’astres ruisselait à travers les branches dépouillées. Tout le ciel palpitait de fièvre et d’héroïsme comme à l’approche d’une épiphanie. Un frisson immense nous enveloppa, venu des gouffres clairs. Et, ayant levé la tête, je lui montrai au-dessus de nous les massifs et rugueux rameaux du hêtre. Une criblure d’étoiles y roulait comme le blé aux osiers tressés du van. Et la courbe vertigineuse du ciel pantelait à travers ces vertèbres. Moi soudain alors, devant cette voûte nue de l’arbre tourbillonnant de la vie lointaine des planètes, je vis naître une image. Je dis étrangement à Ève : « Un squelette qui à travers ses côtes laisserait voir comme ce hêtre des semailles d’étoiles, ne serait-ce pas un symbole inouï de la chose périssable en nous et qui ressuscite dans l’éternité des mondes ? La mort n’est peut-être que l’ouverture prodigieuse du jour à travers l’arbre d’où les feuilles sont tombées. »

Une sensibilité surnaturelle à ce mot nous exalta tous deux : je crus voir s’ouvrir la vie infinie. Cependant je la serrais dans mes bras comme une petite chair qui va n’être plus qu’une ombre et s’évanouir. Nos âmes, dans le souffle bleu de la nuit, se cherchèrent à nos bouches. Je lui dis très bas : « Que cette heure divine, ô amie, s’incarne immortellement ! » Et nous aussi, à présent, comme les météores, nous palpitions de fièvre et d’héroïsme. La grande onde de vie passa tandis que sur nous tombait la pluie d’étoiles. C’était la nuit même des Léonides : les constellations tournaient comme des roues ardentes ; des moissons fauchées de lys et de pervenches croulaient des jardins célestes. Il palpitait des agonies de mondes. Et l’âme d’une ancienne étoile sembla être descendue et renaître dans notre amoureuse substance vivifiée. L’enfant, engendrée de l’heure sensible et divine, fut une fille et en mémoire de l’étoile, reçut le nom de Stella.