Adieu Cayenne !/Dans la jungle

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Les Éditions de France (p. 88-96).

IX

DANS LA JUNGLE


— Dites donc, Dieudonné, après de telles séances de vase, je ne comprends plus pourquoi vous avez fait tant de bruit, hier, quand cette auto, rue Ouvidor, nous aspergea d’une simple et misérable boue ?

— C’est sans doute que je redeviens civilisé. Pourtant, je n’ai pas fini, dans mon histoire ; de vivre comme une bête. Je crois même que cela commence. Vous pouvez toujours faire monter du vermouth, c’est bon contre la fièvre et nous avons encore longtemps à causer.

Nous voilà donc dans la forêt vierge.

— À quel endroit ?

— Du côté du dégrad des Canes, à vingt kilomètres de Cayenne. D’abord nous dormons. Nous dormons toute la nuit, tout le jour suivant, toute la deuxième nuit. On s’était fait un lit de feuilles mortes. C’était du luxe. C’est aussi bon qu’un matelas d’hôtel, vous savez !

— Alors, vous ne mangiez pas ?

— On se nourrissait. L’homme peut manger ce que le singe mange. On les observait. Vous ne pouvez imaginer comme c’est drôle de regarder vivre les singes ! Ainsi, ils craignent l’eau. Savez-vous comment ils passent les criques ? Le plus fort s’attache à une branche haute ; un autre se pend après le premier, et tous se pendent à la suite, de manière à faire juste la longueur de la crique, dix mètres, vingt mètres, cela dépend. Jamais ils ne se trompent. Quand ils sont le nombre qu’il faut, ils se mettent à se balancer, le singe de queue attrape une branche de l’autre côté de la crique. Le pont suspendu est établi. Toute la tribu le traverse, dos en bas. Quand elle a passé, le singe de tête, celui qui soutenait la guirlande, lâche tout. Et le « pont » ainsi détaché franchit l’eau redoutée.

Mais nous n’étions pas ici pour regarder jouer les singes. Le matin du second jour, nous décidons d’agir.

Jean-Marie connaît la région. Il a travaillé sur la route. Il part à la recherche d’êtres humains.

Moi, je reste au point. Je fais bien remarquer à Jean-Marie que ce point est nord.

— Vous aviez une boussole ?

— Pas besoin ! La mousse vous guide en forêt. Direction nord : mousse sur les troncs ; rien : direction sud.

Je reste seul. Je ne perds pas mon temps, j’organise un petit buffet froid. Ce que les singes jettent, à moitié mangé je le ramasse. N’oubliez pas que le singe est gaspilleur. Ce sont des fruits sauvages, des feuilles, des racines. C’est assez bon ! Si Jean·Marie ne trouve pas de secours, on ne mourra pas de faim.

— Et de soif ?

— Nous sommes près d’une crique.

À la nuit, j’entends qu’on froisse les feuilles.


DEUX JOLIS COCOS


C’est Jean-Marie.

Il revient flanqué de deux jolis cocos, Jean-Marie me fait un signe qui veut dire : je n’ai pas trouvé mieux. Chacun porte une musette pleine de choses à manger.

L’un est Robichon, dit Pirate, ravitailleur d’évadés, ancien maître de danse à Toulouse. L’autre s’appelle Blaise, dit Jambe de Laine, trimardeur de profession. Ce sont des interdits de séjour, deux libérés.

Ils n’ont pas une figure que j’aime bien. Pirate est habillé pauvrement, mais il est propre. Jambe de Laine est lamentable. Par les trous de ses hardes, je vois son sous-vêtement de tatouages. Nu-pieds, hirsute, barbe incolore, plus de dents ; sur le chef, une calotte informe qui, sans doute, fut un chapeau.

Pirate porte beau, Jambe de Laine approuve tout ce qu’il dit. Ils acceptent de nous ravitailler, mais « comme ils risquent gros, qu’ils ont à se défiler comme des chats-tigres, que tout est si cher ! » ils exigent cent francs tout de suite, « afin de remercier Dieu qu’ils se soient, eux, Pirate et Jambe de Laine, trouvés sur notre chemin ».

— Vous pensez, ajoute Pirate, je devrais être à Toulouse à l’heure qu’il est. Je suis libéré depuis huit ans ; alors, si j’avais pu, depuis tant d’années, mettre huit cents francs de côté pour m’offrir le retour dans la belle France, vous ne m’auriez pas rencontré. Ça se paye, cela !

Ils demandent ensuite cent francs chacun de gratification quand ils auront trouvé le pêcheur pour nous conduire à l’Oyapok.

— Vous rêviez déjà de recommencer ?

— Pardi ! Jean-Marie est breton, moi, je suis lorrain, deux têtes de buis ! De plus, nous paierons double le prix des vivres. Quant aux gratifications, dit Pirate, en arrondissant un geste élégant, je les laisse à votre générosité !

Jean-Marie, indigné, lui dit :

— F… le camp, j’en trouverai d’autres ! Je crains la délation.

— Marché conclu ! fis-je.

Alors Pirate :

— C’est bien pour vous que je le fais c’est le devoir d’un homme d’aider les évadés. Si j’étais riche, je vous soutiendrais pour rien.

Je paye.

Ils vident leurs musettes : pain, harengs saurs, beurre salé, chocolat, tabac, allumettes.

— Venez, disent-ils, on va vous présenter, près d’ici, à une vieille négresse solitaire qui sera bonne pour vous.


LA BONNE VIEILLE


Un carbet dans la forêt vierge. Une femme noire, qui paraît avoir un grand âge, broie du manioc. Elle lève la tête et son sourire, dans une face laide, est très joli. Elle nous plaît !

— Asseyez-vous, peti enfants, dit-elle.

Pirate et Jambe de Laine sont partis. Elle nous fait une boisson chaude avec des herbes de sa connaissance. Nous lui racontons notre pauvre histoire. Elle nous écoute en se signant souvent. Quand nous en arrivons à la fin de Venet, elle pleure de vraies larmes de pauvre vieille. Ce qui l’étonne, c’est que les requins ne nous aient pas mangés sur le radeau, quand notre tête seule dépassait. « C’est Dieu et notre saint Père Fabre de Cayenne qui vous ont protégés », dit-elle.

Je lui mets un peu d’argent dans la main. Elle le refuse. Il faut insister. Elle le prend. Puis, à voix basse :

— Méfiez-vous de Pirate, il est capable de tout. Jambe de Laine n’est qu’un z’idiot exploité par lui.

Il est huit heures. Les singes rouges hurlent dans la nuit, couvrant tous les autres bruits d’insectes, d’oiseaux, de reptiles, de mammifères et de végétaux. Vous avez entendu le singe rouge ? Il a un sifflet à roulette dans la gorge, l’animal ! On croirait que cent hommes poussent le cri de la perdition, et ce n’est qu’un singe pas plus gros qu’un bébé !

La bonne vieille négresse installe des nattes de feuilles de cocotier. Ce sera notre lit, un paquet de fibres sèches pour oreiller. Elle nous garde pour passer la nuit.

Une branche verte jetée au feu fera un « boucan » contre les moustiques.

Qu’il fait bon !

Au petit jour, elle nous réveille. Elle nous apporte quelque chose de chaud à boire, comme une maman française à ses garçons.

Puis, elle nous reconduit à notre cachette. En route, elle nous en montre plusieurs autres, en cas de danger.

— Je vous ferai signe, mais ne venez jamais chez moi tout seuls.

Elle ne craint pas les surveillants chasseurs d’hommes, mais les Arabes mouchards, qui marchent pieds nus, et que l’administration dresse comme des chiens pour dépister les évadés.

— C’est l’époque, dit Dieudonné, où je passais pour mort, à Paris.