Adieu Cayenne !/Et la pirogue sombra

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Les Éditions de France (p. 58-69).

VI

ET LA PIROGUE SOMBRA


— Dites donc, reprit Dieudonné, avez-vous entendu parler du banc des Français ? C’est à « Niquiri », en Guyane anglaise. Là, généralement, les pirogues des forçats en route vers le Venezuela viennent s’asseoir.

— Et alors ?

— Eh bien ! le banc, c’est de la vase, et les forçats s’enlisent et meurent.

Nous non plus, on ne tardera pas à s’asseoir.

Acoupa est mauvais marin. Il ne sait pas prendre la barre à la sortie du Mahury. Il entre dans la pleine mer comme un taureau dans l’arène, donnant de tous côtés, à coups de rames saoules. Enfin, grâce au « perdant », nous arrivons tout de même à la hauteur des îles Père-et-Mère.

Et le vent tombe. Et nous sommes forcés d’ancrer.

On voit deux barques de pêcheurs au loin. Nous entendons un moteur.

C’est Duez dans sa pétrolette qui, de son île, va à Cayenne vendre ses légumes « frais ».


NOUS RECULONS


— Acoupa ! nous reculons ! fis-je subitement.

Nous tirons sur la corde de l’ancre. La corde vient seule. L’ancre est restée au fond. Nous reculons toujours. On mouille une grosse pierre. La pierre s’échappe de la corde : nous reculons. J’avais emporté ma presse d’établi, pour travailler, sitôt libre ; je la sacrifie, nous l’attachons à la corde. La tension est trop forte, la corde casse. Nous reculons de plus en plus vite.

Nous pagayons à rebours avec tout ce qui nous tombe sous la main. Moi, avec mon rabot ; Jean-Marie avec une casserole ! Pittoresque à voir, hein ?

Nos efforts n’ont rien obtenu. Le courant nous a rejetés. Nous sommes face au dégrad des Canes.

Nous ancrons avec un bambou que nous plantons dans le fond. L’eau bientôt se retire et notre pirogue s’assied sur la vase. Nous pensons tous, alors, au banc des Français !

La nuit vient nous prendre comme ça.

Deverrer et Venet pleurent. Menœil, le vieux, est encore tout bouillant. C’est lui qui les remonte : « Je serais presque votre grand-papa, et pourtant, moi, je ris. Je sens une très bonne odeur ! Ma femme qui m’attend depuis vingt-neuf ans, cette fois, ne sera pas déçue. » Enfin, c’est-ce qu’il disait !

Aussi loin que s’étende le regard, ce n’est plus qu’un banc de vase dont on ne voit pas la fin.

Nous décidons de sortir de là dès le lendemain au « montant », à la pagaie et à la voile. Les pagaies manquant, nous arrachons les bancs de la pirogue et nous taillons sept palettes. On pagayera à genoux, voilà tout !

— Maintenant, dormez, dis-je aux compagnons. Il faudra être forts demain. Je veillerai.

La nuit est froide. La lune bleuit les flaques d’eau qui sont restées sur la vase. La lanterne du dégrad des Canes le seul œil de cette côte réprouvée, cligne au loin.

Menœil ne s’est pas endormi. Deverrer rêve tout haut. Il dit : « Non, chef ! Non, chef ! Ce n’est pas vrai. » Il se débat encore avec la « Tentiaire », celui-là ! Venet est agité. Jean-Marie ronfle. Acoupa grince des dents sur le tuyau de sa pipe.

La nuit passe. L’eau arrive. La pirogue frémit.

— Debout, vous autres !

Acoupa est déjà à la barre. Jean-Marie et Menœil sautent vers la voile ; et nous, nous luttons contre le montant qui veut nous rejeter encore.


LA LUTTE CONTRE LE FLOT


Nous ne pouvons pas avancer, mais nous ne reculerons pas, nous le jurons ! Pendant trois heures, nous nous maintenons à la même place, pagayant, pagayant, pagayant. Ho hisse ! Ho hisse ! Ho hisse !

Une brise se lève. Hourra ! la pirogue avance. Nous passons la pointe de Monjoli. La brise se fortifie. Elle nous emporte. L’enthousiasme fait valser les pagaies. Nous sourions à Acoupa. Nous doublons l’îlot la Mère. Adieu, Duez ! Et que tes légumes frais viennent bien ! Voici les Jumelles ! Plus qu’un petit coup, et le large est à nous. Le vent, soudain, n’est plus dans la voile. Est-ce Jean-Marie et Menœil qui l’ont perdu ? La voile le cherche de tous les côtés. Le vent est parti. La mer nous repousse. Tous à la pagaie ! Allez, les sept ! La mer est plus forte. Elle nous renvoie à la côte. Nous touchons la vase, ou la pirogue vient se rasseoir.

Et c’est comme l’autre nuit…

Seulement, personne ne veille cette fois. Qui donc, hommes ou bêtes, viendrait nous déranger ici ? Plus même de lanterne à l’horizon comme au dégrad des Canes !

Le jour. La marée arrive lentement. Pas de vent ! Nous prenons nos pagaies. La pirogue n’avance pas. Acoupa nous commande de ne pas gaspiller nos forces. À midi, nous sentons la pirogue qui se soulève. C’est la vase qui fait soudain le gros dos. Elle ne redescend pas, elle se fige là-haut ! Et nous restons dessus !

Et la troisième nuit vient, amenant le montant.

— À la pagaie ! crie Acoupa.

Le vent est fort, la vague méchante.

Nous longeons les palétuviers. Ces palétuviers ! de la fièvre en branches ! La pirogue avance si vite que nous ne voyons pas fuir les arbres à notre droite.

— Hardi ! Acoupa, crions-nous.

Tout d’un coup, après avoir touché plusieurs fois le fond, la pirogue bute.

Nos huit efforts donnés à plein ne la font plus bouger d’un pouce. Nous sommes sur un banc de vase surélevé. Peut-être croyez-vous que la vase est plate comme une plaine. Elle forme des escaliers qu’on croirait taillés de main d’homme. Nous étions au sommet de l’un de ces escaliers !

Et la mer de nouveau se retire. Et c’est la vase, rien que la vase. Nous nous dressons dans la pirogue : au lointain, la vase !

Le matin arrive : la vase !

— Enfin, est-ce qu’on va mourir là dedans ? demandons-nous à Acoupa.

Il nous répond qu’on y peut rester pendant une dizaine de jours, jusqu’aux grandes marées !

Alors, je racontai à mes compagnons l’histoire des mineurs de Courrières. Et j’ajoutai : « Cela dura dix-sept jours pour eux et ils furent sauvés ! »

Acoupa dit :

— Il n’y a qu’un seul moyen d’en sortir. À deux cents mètres de nous, je vois de l’eau. Donc, le fond est plus bas. Si nous y amenons la pirogue, nous avons des chances de flotter à la marée du soir. Flottant, nous sommes sauvés.

Voulez-vous descendre dans la vase et haler la pirogue ?

Nous arrachons nos vêtements.

— Attendez ! fait Acoupa. Écoutez bien la leçon. Vous vous enfoncerez dans la vase, les jambes écartées et le corps penché en avant ; autrement, elle vous avalera. Vous vous agripperez au bordage et, pour marcher, vous retirerez les jambes lentement l’une après l’autre.

Nous entrons dans la vase. Elle nous aspire jusqu’au ventre. C’est un frisson cela, vous savez ! Mais nous n’enfonçons plus. Nos quatorze bras sont bandés autour du bordage. Menœil crie : « Ho ! hisse ! garçons ! », comme lorsqu’il était à Charvein, au halage. Nous tirons de toutes nos forces. La pirogue démarre. Elle avance maintenant de vingt centimètres à chaque effort. « Ho ! hisse ! garçons ! » Le succès nous grise. Nous crions tous : « Ho ! hisse ! ensemble ! N… de D… ! Hôôô ! hisse ! Hôôô ! hisse ! Hardi pour le Brésil ! Hôôô ! hisse ! garçons, Hôôô ! hisse ! »

Le soleil nous assomme. Nous n’avons pas des cœurs de demoiselles, mais la vase nous écœure. Toutes les deux minutes, nous devons nous reposer sur le bordage tellement nous sommes éreintés. À chaque poussée, nous enfonçons jusqu’au poitrail. Il est plus pénible de sortir notre corps de la vase que de tirer la pirogue.

Deux heures de lutte, et nous remportons la victoire. Nous sommes sur la flaque d’eau. Je n’avais jamais vu sept hommes plus dégoûtants !

Plus de vivres. Plus rien à boire.

Acoupa tire trois coups de fusil. Cinquante petits oiseaux de vase dégringolent. Acoupa va les chercher. On les fait cuire.

De nouveau, le soir ramène la mer. Nous sommes chacun à notre place, la pagaie prête. L’heure est décisive. La mer avance, avance. Elle entoure déjà la pirogue. Montera-t-elle assez pour nous soulever ? Comme nous la regardons ! La pirogue oscille, décolle, lève le bec. En avant les pagaies. Nous raclons le fond de la vase. L’arrière ne démarre pas. Hardi, les pagaies ! C’est notre dernier espoir ! Nous raclons farouchement. C’est la nuit noire. Alors, au milieu du silence, un chant s’élève, accompagnant chaque plongée de pagaie. Un chant de la Bretagne, où l’on parle du Bon Dieu et de la Sainte Vierge, du pays, de là-bas ! C’est Jean-Marie.

Elle flotte, les enfants, hardi ! criai-je.

Elle flotte ! Elle avance vers la haute mer, butant parfois sur le fond, mais à intervalles espacés. Jean-Marie chante toujours. Nous chantons tous. La pirogue ne bute plus. Elle bondit. Elle s’éloigne des palétuviers. « Tu reverras, ta mère, Deverrer », crie le vieux Menœil. Il ajoute : « Et moi, mon épouse ! »

— Au Brésil ! clamons-nous tous. Au Brésil !

Soudain, nous entendons le bruit formidable de la barre qui écume devant nous.

Tout le monde se tait.

Menœil et Jean-Marie hissent la voile. La vague est grosse. Elle passe parfois au-dessus de nous.

Nous franchissons la barre. C’est la pleine mer. La pluie tombe. Le vent enfle. Jean-Marie, debout à côté de la voile, ne garde l’équilibre que par miracle. Nous ne pagayons plus, nous vidons la pirogue. Elle offre maintenant le flanc à la lame.

— Barre à gauche, Acoupa !

— Elle n’obéit plus, hurle le nègre dans le vent.

Jean-Marie n’arrive pas à rouler la voile. Une lame emplit l’embarcation. « Videz ! Asseyez-vous, n’ayez pas peur », hurlé-je à tous. Venet et Deverrer, les deux jeunes, crient à la mort, debout. Une autre lame, puis une autre encore. Nous sombrons.