Advis pour dresser une bibliothèque/Chapitre 7

La bibliothèque libre.

l’ordre qu’il convient leur donner.

le septiesme poinct qui semble absolument devoir estre traicté apres les precedens, est celuy de l’ordre et de la disposition que doivent garder les livres dans une bibliotheque : car il n’y a point de doute que sans icelle toute nostre recherche seroit vaine et nostre labeur sans fruict, puis que les livres ne sont mis et reservez en cet endroit que pour en tirer service aux occasions qui se presentent. Ce que toutesfois il est impossible de faire s’ils ne sont rangez et disposez suivant leurs diverses matieres, ou en telle autre façon qu’on les puisse trouver facilement et à point nommé. Je dis davantage, que sans cét ordre et disposition tel amas de livres que ce peut-estre, fust-il de cinquante mille volumes, ne meriteroit pas le nom de bibliotheque, non plus qu’une assemblée de trente mille hommes le nom d’armée, s’ils n’estoient rangez en divers quartiers sous la conduitte de leurs chefs et capitaines, ou une grande quantité de pierres et materiaux celuy de palais ou maison, s’ils n’estoient mis et posez suivant qu’il est requis pour en faire un bastiment parfait et accomply. Et tout ainsi que nous voyons la nature, (…), gouverner, entretenir et conserver par cette unique voye une si grande diversité de choses, sans l’usage desquelles nous ne pourrions pas sustenter et maintenir nostre corps ; aussi faut-il croire que pour entretenir nostre esprit il est besoin que ses objets et les choses desquelles il se sert soient disposées de telle sorte, qu’il puisse toutesfois et quand il luy plaira les discerner les uns d’avec les autres, et les trier et separer à sa fantaisie, sans labeur, sans peine et sans confusion. Ce que neantmoins il ne feroit jamais en fait de livres si on les vouloit ranger suivant le dessein de cent bufets que propose La Croix du Maine sur la fin de sa bibliotheque françoise, ou les caprices que Jules Camille expose en l’idée de son theatre, et beaucoup moins encore si on vouloit suivre la triple division que Jean Mabun tire de ces mots du psalmiste, (…), pour distribuer tous les livres en trois classes et chefs principaux, de la morale, des sciences, et de la devotion. Car tout ainsi que pour trop presser l’anguille elle eschappe, que la memoire artificielle gaste et pervertit la naturelle, et que l’on manque souvent de venir à bout de beaucoup d’affaires pour y avoir trop apporté de circonstances et precautions ; aussi est-il certain qu’il seroit grandement difficile à un esprit de se pouvoir regler et accoustumer à cet ordre, lequel semble n’avoir autre but que de gesner et crucifier eternellement la memoire sous les espines de ces vaines poinctilleries et subtilitez chymeriques, tant s’en faut qu’il la puisse soulager en aucune façon, et verifier ce dire de Ciceron, (…). C’est pourquoy ne faisant autre estime d’un ordre qui ne peut estre suivi que d’un autheur qui ne veut estre entendu, je croy que le meilleur est tousjours celuy qui est le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel, usité, et qui suit les facultez de theologie, medecine, jurisprudence, histoire, philosophie, mathematiques, humanitez, et autres, lesquelles il faut subdiviser chacune en particulier, suivant leurs diverses parties, qui doivent pour cet effet mediocrement connuës par celuy qui a la charge de la bibliotheque ; comme en theologie, par exemple, il faut mettre toutes les bibles les premieres suivant l’ordre des langues, par apres les conciles, synodes, decrets, canons, et tout ce qui est des constitutions de l’eglise, d’autant qu’elles tiennent le second lieu d’auctorité parmy nous : en suitte les peres grecs et latins, et apres eux les commentateurs, scholastiques, docteurs meslez, historiens ; et finalement les heretiques.

En philosophie, commencer par celle de Trismegiste qui est la plus ancienne, poursuivre par celle de Platon, d’Aristote, de Raymond Lulle, Ramus, et achever par les novateurs Telesius, Patrice, Campanella, Verulam, Gilbert, Jordan Brun, Gassand, Basson, Gomesius, Charpentier, Gorlée, qui sont les principaux d’entre une milliace d’autres ; et faire ainsi de toutes les facultez : avec ces cautions qu’il faut observer soigneusement, la premiere que les plus universels et anciens marchent tousjours en teste, la seconde que les interpretes et commentateurs soient mis à part et rangez suivant l’ordre des livres qu’ils expliquent, la troisiesme que les traictez particuliers suivent le rang et la disposition que doivent tenir leur matiere et sujets dans les arts et sciences, et la quatriesme et derniere que tous les livres de pareil sujet et mesme matiere soient precisément reduits et placez au lieu qui leur est destiné, parce qu’en ce faisant la memoire est tellement soulagée, qu’il seroit facile en un moment de trouver dans une bibliotheque plus grande que n’estoit celle de Ptolomée, tel livre que l’on en pourroit choisir ou desirer.

Ce que pour faire encore avec moins de peine et plus de contentement, il faut bien prendre garde que les livres qui sont trop menus pour estre reliez seuls ne soient mis et conjoints qu’avec ceux qui ont traicté de tout pareil et mesme sujet, estant plus à propos en tout cas de les faire relier seuls que d’apporter une confusion extreme en une bibliotheque, les joignant avec d’autres d’un sujet si extravagant et si éloigné, que l’on ne s’adviseroit jamais de les chercher en telles compagnies. Je sçay bien que l’on me pourra representer deux incommoditez assez notables qui accompagnent cet ordre, sçavoir la difficulté de pouvoir bien reduire et placer certains livres meslez à quelque classe et faculté principale, et le travail continuel qu’il y a de tousjours remuer une bibliotheque quand il faut placer une trentaine de volumes en divers endroits d’icelle.

Mais je responds pour le premier, qu’il n’y a gueres de livres qui ne se puissent reduire à quelque ordre, principalement quand on en a beaucoup, que lors qu’ils sont une fois placez il n’est besoin que d’un peu de memoire pour se souvenir où on les aura mis ; et qu’au pis aller il ne gist qu’à destiner un certain endroit pour les reduire tous ensemble.

Et quant à ce qui est du second, il est bien vray que l’on pourroit eviter un peu de peine en ne pressant point les livres, ou en laissant quelque peu de place à l’extremité des tablettes ou des lieux où finit chaque faculté : mais neantmoins il seroit plus à propos ce me semble de choisir quelque lieu pour mettre tous les livres que l’on acheteroit pendant six mois, au bout desquels on les rangeroit avec les autres chacun en leurs places ; d’autant que par ce moyen ils s’en porteroient tous beaucoup mieux estans espoudrez et maniez deux fois l’an. Et en tout cas je croy que cet ordre qui est le plus usité sera tousjours pareillement estimé plus beau et plus facile que celuy de la bibliotheque ambroisienne, et de quelques autres, où tous les livres sont peslemeslez et indifferemment rangez suivant l’ordre des volumes et des chiffres, et distinguez seulement dans un catalogue où chaque piece se trouve sous le nom de son autheur : d’autant que pour eviter les incommoditez precedentes il en traisne apres soy une iliade d’autres, à beaucoup desquelles on pourroit toutesfois remedier par un catalogue fidelement dressé suivant toutes les classes et facultez subdivisez jusques aux plus precises et particulieres de leurs parties.

Maintenant il ne reste plus qu’à parler des manuscripts, qui ne peuvent estre mieux ny plus à propos placez qu’en quelque endroit de la bibliotheque, n’y ayant nulle apparence de les separer et sequestrer d’icelle, puis qu’ils en font la meilleure partie et la plus curieuse et estimée : joint que plusieurs se persuadent facilement quand ils ne les voyent po int parmy les autres livres, que toutes les chambres où l’on a coustume de dire qu’ils sont enfermez ne sont qu’imaginaires, et destinées seulement pour servir d’excuse à ceux qui n’en ont point. Aussi voyons-nous qu’il y a un costé tout entier de la bibliotheque ambroisienne rempli de neuf mille manuscripts qui ont esté assemblez par le soin et la diligence du Sieur Jean Antoine Olgiati, et que dans celle de m.

Le president De Thou il y a une chambre de pareil pied et d’aussi facile entrée que les autres destinée pour cet effet. C’est pourquoy en prescrivant l’ordre que l’on y peut observer, il faut prendre garde qu’il y a deux sortes de manuscripts, et que pour ce qui est de ceux qui sont de juste volume et grosseur ils peuvent estre rangez comme les autres livres, avec cette precaution neantmoins, que s’il y en a quelqu’un de grande consequence, ou prohibitez et defendus, ils soient mis aux tablettes plus hautes, et sans aucun titre exterieur, pour estre plus éloignez tant de la main que de la veuë, afin qu’on ne les puisse connoistre ny manier que suivant la volonté et à la discretion de celuy qui en aura la charge. Ce qu’il faut aussi pratiquer pour l’autre sorte de manuscripts qui consistent en cahiers et petites pieces separées, lesquelles il faut assembler par liaces et pacquets suivant les matieres, et les placer encore plus haut que les precedentes, d’autant qu’à cause de leur petitesse et du peu de temps qu’il faudroit à les transcrire elles seroient tous les jours sujettes à estre prises ou empruntées si on venoit à les mettre en un endroit où elles peussent estre veuës et maniées d’un chacun, comme il arrive souvent aux livres arrangez sur des pulpitres dans les vieilles bibliotheques.

Ce qui doit suffire pour ce poinct, sur lequel il n’est pas besoin de s’estendre davantage, puis que l’ordre de la nature qui est tousjours egal et semblable à soy-mesme n’y pouvant estre observé, à cause de l’extravagance et de la diversité des livres, il ne reste que celuy de l’art, lequel un chacun d’ordinaire veut establir à sa fantaisie, suivant qu’il le trouve plus à propos par son bon sens et jugement tant afin de satisfaire à soy-mesme, que pour ne vouloir pas suivre la trace et les opinions des autres.