Agassiz/2

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AGASSIZ EN AMÉRIQUE[1]

Un certain nombre de journaux américains prétendent qu’Agassiz avait une mission du gouvernement prussien, lorsqu’il traversa l’Atlantique. Cette version flatterait naturellement les savants de Berlin. Mais il n’est pas vrai de dire qu’Agassiz travaillait à cette époque pour Sa Majesté le roi de Prusse quoiqu’il n’eût point encore donné sa démission de professeur de l’Académie de Neuchâtel, et que de son côté le roi de Prusse n’eût point donné sa démission de prince. Il tenait tellement à son titre que, sept à huit ans plus tard, il devait menacer de guerre la Confédération, pour contraindre ses sujets, qui ne comprenaient point tous les avantages qu’il y avait à appartenir à un aussi grand monarque.

Quand Agassiz arriva à Boston, en 1846, c’était pour donner une série de conférences à l’institution Lowell, fondée en 1835 par le citoyen américain de ce nom, mort à Bombay quelques années auparavant. Fidèle à une habitude que les opulents américains pratiquent avec une générosité tout à fait inconnue aux princes d’Europe, M. Lowell avait destiné à la création de cette école libre une somme de 750 000 francs. Sans ce bienfaiteur de la science Agassiz fût sans doute resté à végéter en Europe !

Les lectures de l’émigrant scientifique portèrent sur l’histoire naturelle générale et sur les glaciers. Agassiz avait tout ce qui peut séduire un peuple ayant conservé quelque chose des vertus des pèlerins de la Fleur de May, l’éloquence, le désintéressement et la vraie chaleur de cœur, l’enthousiasme inépuisable. M. Lawrence, diplomate américain, bien connu en Europe, fit encore mieux que M. Lowell ; sans attendre la fin du ses jours, il consacra une somme de 500 000 francs à la fondation d’une société scientifique à Cambridge ; Agassiz y fut nommé professeur de géologie et d’histoire naturelle. Son cours eut lien en 1848, lors de l’inauguration de cette société si intéressante.

Pendant les vacances il se rendit avec quelques élèves, sur les bords du lac supérieur qu’il explora avec soin, et où il rencontra des traces évidentes de l’existence d’une période de glacière. Les glaciers avaient également eu leur époque de gloire dans les plaines fertiles du Nouveau-Monde.

De retour à Boston, Agassiz trouve une invitation de la Caroline du Sud, qui le nommait professeur d’histoire naturelle et de géologie à l’école de Charleston. Il s’empresse d’accepter une offre aussi avantageuse dans un pays dont la nature est luxuriante et où un esprit investigateur devait cueillir à pleines mains tant de vérités nouvelles.

Pendant qu’il fait son tour à Charleston, il a l’heureuse fortune de rencontrer le célèbre physicien Bacbe, qui, chargé, de parcourir l’Europe pour rendre compte de l’état des sciences une dizaine d’années auparavant, l’avait signalé à son gouvernement et, par suite, indirectement aux administrateurs de l’Institut Lowell. Bacbe avait été nommé, depuis son retour aux États-Unis, chef du service hydrographique. C’était un esprit large, entreprenant, très-fier d’avoir conquis à son pays un savant hors ligne.

Il offrit de mettre à la disposition de son hôte du glacier de l’Aar un navire de la grande République pour explorer les côtes de la Floride ; aucune proposition ne pouvait être plus agréable au hardi grimpeur. Il accepta avec enthousiasme et passa un hiver entier à exécuter des sondages. Les résultats furent brillants. Les explorations sous-marines étaient créés. Agassiz était devenu l’ancêtre scientifique de Michel Sars, de MM. Carpenter, Fischer, Folin, Perier et Wyville Thomson. On pouvait deviner dans un avenir prochain, moins d’un quart de siècle, la grande expédition du Challenger.

Sur ces entrefaites Louis Napoléon offrit à son ancien élève de le nommer directeur du Muséum d’histoire naturelle et par-dessus le marché sénateur, mais Agassiz avait l’âme trop républicaine pour accourir à la curée du 2 décembre.

Le roi de Prusse l’avait du reste dégoûté des princes. Il resta au milieu d’un peuple qui, depuis un siècle qu’il est libre, a eu le bon esprit de rester réellement maître de ses destinées, et qui n’a eu besoin que d’inscrire une seule révolution au frontispice de son histoire.

Agassiz avait alors recueilli 60 000 souscriptions pour la publication de son grand ouvrage Contributions à l’histoire naturelle des États-Unis. Ce monument de littérature scientifique ne comprendra pas moins de 10 volumes in-folio. Quatre seulement ont paru jusqu’à ce jour, mais Agassiz n’est point descendu tout entier dans la tombe. Son fils Alexandre terminera l’édifice dont le génie paternel a creusé les bases d’une façon si puissante.

Nous ne pouvons prétendre à donner la nomenclature des ouvrages d’Agassiz qui, à eux seuls, constitueraient une bibliothèque. Cependant nous ne pouvons nous empêcher de citer, parmi ceux qui ont été publiés à cette époque, les douze leçons sur l’embryoloqie, professées devant l’Institut de Lowell, et le Tour du Lac supérieur.

Surtout à partir de 1861 les puissances européennes sentirent le besoin de se rappeler successivement qu’Agassiz était un fils du vieux monde et d’imiter notre Académie des sciences qui depuis 1839 s’était attaché ce grand homme, en qualité de membre correspondant. Il reçut la médaille Copley de la Société royale de Londres et les titres de docteur des Universités de Dublin et d’Édimbourg.

En 1862, il donna à Brooklyn (États de New-York) aux frais de l’Association mercantile de cette partie de New-York, une série de conférences sur la structure des animaux. Ces discours publiés sous le titre de lectures Graham d’après le nom du personnage qui en avait fait les frais, sont entre les mains de tous les étudiants américains ; elles ont force de loi de l’autre côté de l’Atlantique dans l’enseignement élémentaire.

Au milieu de tous ces travaux, Agassiz était devenu professeur d’anatomie et de géologie au collège fondé par Harvard, en 1858, au moyen d’un legs s’élevant alors à une terre d’une valeur de 800 livres sterling ; grâce à son irrésistible influence, les administrateurs décidèrent que l’on créerait un musée d’histoire naturelle ; Agassiz, il n’y a pas besoin de le dire, fut le directeur. C’est en 1865 que l’on commença les travaux et, en moins de huit années de labeurs, Agassiz est parvenu à créer un établissement unique dans le monde.

Sa méthode constante de comparaison y est merveilleusement appliquée sur une immense échelle. Les organes analogues des animaux dissemblables sont rapproches, de manière à ce que les différences et les analogies soient mises en lumière.

C’est ce grand musée de Cambridge qui absorba tous les moments qu’Agassiz pouvait soustraire à la multitude d’occupations scientifiques, sous lesquelles eût plus tôt succombé une moins robuste intelligence, et qui n’altéraient en rien sa gaieté ordinaire.

Pour juger de l’énormité de la tâche qui contribua à épuiser sa santé, malgré la vigueur de sa constitution, il suffira sans doute de savoir qu’il n’avait pas à sa disposition moins de trente préparateurs et un grand nombre d’assistants. Les préparations anatomiques qu’il avait rapportées de son dernier voyage et qu’il s’occupait de classer lorsque la mort est venue le surprendre, n’avaient point absorbé moins de 15 000 litres d’alcool !

Les fonds furent fournis en partie par un vote de l’État de Massachussets, en partie par la dotation Shaw, en partie par son fils Alexandre Agassiz, le continuateur de ses travaux. La dotation Shaw provient d’un legs de 100 000 dollars qu’un philanthrope a laissé à l’Université de Cambridge il y a une trentaine d’années, sous la condition de l’employer en créations utiles, quand par le jeu naturel des intérêts accumulés, elle aura quadruplé et atteint le chiffre de deux millions de notre monnaie.

Fac simile d’une lettre inédite d’Agassiz, adressée à M. Édouard Collomb, en 1816, au moment où la grand naturaliste allait quitter l’Europe.

Dès les premières années de son arrivée en Amérique, Agassiz, qui avait perdu sa première femme, épousa miss Lizie Cary qui lui donna successivement deux filles. L’ainée est aujourd’hui mariée avec M. Higgins, et la seconde avec un M. Shaw.

Madame Agassiz s’est elle-même intéressée aux travaux de son mari qu’elle a accompagné dans ses dernières explorations. On lui doit un récit fort attachant d’une campagne sur l’Amazone, dont il nous reste à parler. Ce livre a été traduit en français ; il a paru dans le Tour du monde.

C’est en 1865 qu’Agassiz entreprit cette grande expédition, dont les résultats furent excessivement heureux. Plusieurs centaines d’espèces nouvelles de poissons, tout à fait inconnus, furent découvertes dans les profondeurs de cet océan d’eau douce jusqu’alors inexploré. Les frais de cette grande campagne furent faits par M. Nathaniel Thorpe, riche habitant de Boston.

L’empereur du Brésil favorisa de tout son pouvoir l’expédition d’Agassiz et fit au savant naturaliste, ainsi qu’aux personnes qui l’accompagnaient, l’accueil le plus bienveillant.

L’association mercantile de Boston qui désirait continuer ses relations avec un homme aussi distingué, fit de nouveau à Agassiz les offres les plus séduisantes afin d’obtenir deux conférences sur les résultats de son voyage. Elles eurent lieu en effet ; la première sous le titre des Poissons de l’Amazone, et la seconde sous celui des Animaux du Brésil. Elles furent l’une et l’autre publiées.

C’est en 1867, après avoir accompli cette partie importante de son œuvre, qu’Agassiz se rendit en Europe pour revoir ses anciens amis, et sa terre natale vers laquelle il est mort en tournant les yeux. En effet, il avait formé le projet de revenir en Europe, pour rétablir sa santé ébranlée.

À peine était-il de retour en Amérique, qu’il songeait à organiser une expédition nouvelle. Il ne s’agissait rien moins que de parcourir toutes les côtes de l’Amérique depuis Boston jusqu’à San Francisco.

Dans ce nouveau voyage, accompli de la façon la plus heureuse, Agassiz fut encore accompagné par sa femme, devenue l’associée inséparable de ses travaux, et qui avait acquis sur les opinions philosophiques de son mari une influence fort caractérisée.

Au retour de cette grande croisière scientifique une nouvelle surprise attendait Agassiz. Dans une de ses conférences de Mercantile institution il avait émis l’idée de créer une école marine d’ichthyologie ; un riche marchand de tabac de Boston, qu’il n’avait jamais vu, lui avait envoyé une lettre pour lui annoncer qu’il mettait à sa disposition une somme de 400 000 dollars, avec toute la propriété de la plus jolie des îles Elizabeth, cet archipel fortuné que la nature a semé dans la baie du Massachussetts, pour donner aux voyageurs un avant-goût des splendeurs du nouveau continent[2].

La création de l’école d’ichthyologie Anderson vint augmenter le nombre des travaux d’Agassiz, qui parvint à l’inaugurer au commencement de l’aunée 1873. Cet événement, qui fit peu de bruit en Europe, produisit en Amérique une profonde sensation. Agassiz y attachait une importance extraordinaire. Il mettait l’École pratique marine bien au-dessus du musée de Cambridge puisque l’École pratique lui permettait d’espionner la nature, et de la prendre en quelque sorte sur le fait dans ses élucubrations.

C’est le 13 décembre 1873 qu’Agassiz s’est éteint succombant sans douleur à une attaque de paralysie.

L’autopsie n’a révélé aucun trouble considérable dans les organes cérébraux. On pense que le siège de la maladie était à la base de l’encéphale. Un rapport détaillé paraîtra à cet effet.

Les funérailles ont été très-simples ; aucun discours n’y a été prononcé. Elles ont eu lieu trois jours après le décès, à la chapelle du collège Harvard, en présence d’un grand concours de citoyens et de la plupart des bienfaiteurs scientifiques d’Agassiz. MM. Nathaniel Thorpe et Anderson y figuraient avec quelques amis personnels : le vice-président des États-Unis, le gouverneur de l’État de Massachussets, les professeurs d’Harvard-College, etc., etc., mais les corps savants et le Collège lui-même n’y avaient point été représentés par des députations.

En apprenant la mort d’Agassiz, les membres d’Harvard-College ont adopté des résolutions en l’honneur du défunt, et les édifices publics ont arboré le pavillon national à mi-mât en signe de deuil général. C’est la seule manifestation extérieure que l’on ait cru devoir faire pour ne point sortir des sentiments de simplicité et de modestie dans lesquels Agassiz avait passé toute sa vie.

Il y a un an à peine que le grand savant fut élevé, par l’Académie des sciences, à la dignité d’associé étranger. Jamais cette haute distinction n’a été justifiée d’une façon plus brillante.

W. de Fontvielle.


  1. Voy. Agassiz en Europe, p. 91.
  2. Voy. Table des matière de la première année, École Anderson.