Agnès

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Ave atque vale


La grande amour que vous m’aviez donnée
Le vent des jours a rompu ses rayons.
Où fut la flamme, où fut la destinée,
Où nous étions, où par la main serrée
Nous nous tenions,

Notre soleil dont l’ardeur fut pensée,
L’orbe pour nous de l’être sans second,
Le second ciel d’une âme divisée,
Le double exil où le double se fond,

Son lieu divin apparaît cendre et crainte ;
Vos yeux vers lui ne l’ont pas reconnu,
L’astre éternel qui portait hors d’atteinte
L’extrême instant de notre seule étreinte
Vers l’inconnu.


Mais le futur dont vous attendez : vivre,
Est moins présent que le bien disparu.
Toute fortune à la fin qu’il vous livre
Vous la boirez, sans pouvoir être qu’ivre
Du vin perdu.

J’ai retrouvé le céleste et sauvage
Le paradis où l’angoisse est désir.
Le haut passé qui grandit d’âge en âge
Il est mon corps et sera mon partage
après mourir.

Quand dans un corps ma délice oubliée
Où fut ton nom, prendra forme de cœur,
Je revivrai notre grande journée
Et cette amour que je t’avais donnée
Pour la douleur.

CK


AGNÈS














C. K.

AGNÈS


Paris 1927


I. M.

AUDREY DEACON













Mon cher, cher amour, mon amour au dur sourire,

Je vous écris, un peu trop tôt. Il y a beaucoup de chances pour que ceci ne soit pas mis à la poste cette année, mon amour.

Peut-être jamais. Je le garderai, jusqu’à ce que vous existiez.

Je m’exprime mal. Vous devez exister, vous avez vingt-cinq ou trente ans, à cet instant même. Seulement, je ne sais pas votre nom.

La chiromancienne ne m’a pas dit votre nom. Elle m’a dit : « Je LE vois ! Il a du génie ; il a l’air très jeune quand il rit. » Et puis elle a laissé retomber ma main ; et moi, je suis rentrée, marchant sur des roses.

Il a l’air très jeune quand il rit. Que c’est joli ! Cela valait bien vingt francs. Oh, que je voudrais, que je voudrais te voir !

Comment, vous êtes dans ma main, mon amour, et je ne vous vois pas… Je la regarde et je ne vous vois pas.

Du génie ! Tous les gens que je connais ont du génie. Ce n’est pas une distinction.

Elle a annoncé aussi que je vous rencontrerais « dans un endroit où je ferais des kilomètres et des kilomètres ». Je me demande quand… Je ne peux pas attendre très longtemps, c’est pour cela que j’ai été consulter afin de savoir quand vous arriveriez. Mais il paraît que ma vie retarde sur ma main… Si vous n’y entriez que tard ? Non, elle s’est trompée.



Je vous donnerai toutes les lettres dès que je vous rencontrerai, quand vous existerez vraiment. Vous saurez tout de suite si, oui ou non, je vaux l’amour. Peut-être dans très longtemps… Alors, la liasse sera énorme. Que penserez-vous ?

Ah, ma vie est changée depuis que j’ai eu l’idée de vous écrire. J’ai un ami, maintenant ; j’ai mon ami, le mien, celui à qui j’appartiendrai quand je serai une femme. Je l’ai tout de suite, je peux lui parler. Il ne peut pas répondre, mais cela ne fait rien.

Ce qui était difficile à supporter, c’était d’être jeune sans vous, de sentir ma vie couler de mes mains, de mes yeux, de mon âme, et se perdre vers toutes les choses et tous les gens pendant votre absence ! Parfois c’était une vie quelconque et je ne la regrettais pas ; d’autres fois c’étaient si bien la minute, la robe, la pensée qui vous auraient ravi, que j’en voulais au temps. Le sort des femmes dépend excessivement du hasard : elles vous rencontrent trop tôt, trop tard, et celles qui vous rejoignent quand même ne vous ont jamais à l’heure qui serait la plus délicieuse. Elles ont beau être prêtes, attendre, dire « maintenant, maintenant… »

Vous seul feriez de l’heure un moment extraordinaire, et vous manquez. L’heure irait jusqu’aux étoiles, et jusqu’à l’extrême fond du cœur. Elle s’écoule, et creuse dans l’espace une place infinie, et passe, et choit dans le passé.

Qui est-ce qui les recueille, ces heures-là, qui n’ont servi à rien ? Quelquefois je crois qu’il est à l’envers du monde un endroit où elles sont conservées, où elles tombent comme de l’eau pure, où les morts les boivent, pour être heureux.

Tout cet amour qui n’est pris par personne, qui sait où il va ? Mais moi, je vous force avant le temps, comprenez-vous, je vous ai. Quand l’heure viendra, quand je serai prête, avec la robe, et le cœur, — quand je dirai : « maintenant, maintenant, » et que vous ne viendrez pas (comme tant d’autres fois où vous n’êtes pas venu), je ne laisserai pas ce que j’ai de meilleur se dissiper jusqu’à l’autre bord du monde.

Je m’assieds, je vous écris, amour, je vous l’envoie.



Cher, le plus cher de tous,

Ce ne sera pas facile de vous trouver, car je ne connais personne. Pourtant, j’appartiens par alliance aux gens connus.

Les travaux de père l’ont fait combler d’honneurs. Grand’mère et moi n’avons pas été présentes à cela : tout s’est passé à l’étage en dessous. Cinquante-six marches plus bas… C’est de ce pays fermé de tapisseries, enrichi de livres, animé de curiosités, que semblent me venir tous les rayons de la vie ; mais il est inaccessible, comme le soleil.

Jamais une des personnes connues ne se trompe, ne monte les cinquante-six marches, ne sonne chez nous. Mais quand mon père vient déjeuner ici le dimanche matin, j’entends, de la bouche du domestique qui sert, des noms que j’ai lus dans les journaux : ces noms appellent papa au téléphone.

On pose l’appareil sur la table. La figure de papa jette tous les feux de la grâce : « C’est vous cher ami ? »

Une présence, détachée de l’essaim magnifique, bourdonne obscurément au récepteur que papa tient d’une main crispée.

Qui est entré là dans notre grise salle à manger ?

Est-ce un de ces mâles énormes qui changent l’ordre établi, est-ce la reine des abeilles ? — Mon père a répondu : « Princesse »… c’est elle ! je me redresse respectueusement.

Peut-être qu’elle a des boucles noires très serrées autour de la tête, un tailleur bleu marine sans prix, une voix qui a trop parlé des langues étrangères ; — iris et cèdre, camélia…

C’est fini. Oh, qu’il en vienne un ou une encore ! Je contemple le téléphone, ainsi fait l’amoureux, la porte qui peut s’ouvrir. Le courant va relier quelqu’un à quelqu’un, comme s’ils s’aimaient, ils se parleront en se regardant l’âme, comme s’ils étaient morts, mais ils mentiront, comme des vivants. Papa ment toujours moins que l’autre.

Chaque réponse me mène à mi-chemin d’un sentiment que je ne comprends pas et que je m’explique avec mon souhait. Chaque nom me fait former un visage. Chaque nouvelle m’instruit : je me compose Paris.

… Une multitude d’esprits charmants, de femmes à la fois mélancoliques, gaies, profondes. Tant de science. Tant d’élégance… Tant d’art… Mais papa est revenu à son journal, et à la pile de lettres qui déborde sur les compotiers.

Il se lève, il part. Où va-t-il ?

Sa haute taille est droite, ses yeux étincelants semblent d’avance rire aux idées. Une invisible Fortune doit le conduire. Il vous rencontrera peut-être. Mon cœur part avec lui.



Cher, cher,

Vous avez quelques années de plus que moi, probablement. Vous êtes déjà tout fait. En vous connaissant, j’apercevrai une personne parfaitement composée, dont beaucoup de volontés seront accomplies, dont beaucoup de curiosités seront instruites ; mais moi, je n’ai pas de forme solide encore.

Ce matin, voici ce que je pense : j’ai une longueur de temps à vivre avant de vous voir. Ce temps m’énerve et me creuse un vide dans le cœur. Eh bien, je vais l’employer à me préparer pour vous. Je veux que vous trouviez toute la pensée comme toute la grâce du monde en moi.

En ce sens, il vaut même mieux que je ne vous rencontre pas tout de suite : il me manque beaucoup de choses. Je fus élevée par grand’mère, comme j’ai voulu ; et je ne voulais pas l’ennuyeux ; mais tout ce qu’on apprend est ennuyeux. L’histoire ancienne des peuples de l’Orient est ennuyeuse, les montagnes du Thibet sont ennuyeuses, les nombres premiers sont ennuyeux, la théorie du levier est ennuyeuse, les dates des traités… Alors, j’ai 17 ans, et je ne sais pas tout cela ; ni le reste !

Je sais ce que j’ai lu, couchée à plat ventre dans la bibliothèque ; et saoulée de textes bizarres je fais illusion à quelques personnes, et à moi-même. Mais devant vous, cela ne tiendrait pas dix secondes. Vous me jugeriez. Vous me parleriez comme on parle à quelqu’un d’autre. Mais je veux que, quand vous sortirez de votre âme pour penser dans la mienne, cela ne vous change pas ; être plus près de vous qu’une femme ; savoir, comme un frère, ce que vous savez.

Et vous savez tout, naturellement.

L’exaspérant, c’est que ce tout commence par les montagnes du Thibet, la théorie du levier, les nombres premiers. Mais tant pis ; on n’arrive au plus haut de soi que contre soi.

Il faut qu’à vingt ans je sois prête. Cela me donne trois ans ; trois ans suffisent.

À ce moment-là, voici comme je veux être : plus grande de cinq centimètres ; les dents aussi blanches que maintenant, mais mieux rangées ; peser à peu près cinquante-cinq kilos, nue ; savoir le latin, et le commencement de toutes les sciences.

Et enfin, qu’il y ait au dedans de moi un renseignement précis sous chaque enthousiasme… Si je « savais » tout ce que « j’aime », je serais quelqu’un. D’ailleurs rien n’est ridicule comme l’enthousiasme mal renseigné : cela fait dire aux dames : comme elle est vivante !, mais Dieu se moque de vous, évidemment.

Cher beau et sage, cher grand frère de plus tard, si vous m’aimez, si vous me voulez, ce ne sera pas pour des charmes dont j’aurai fait la singerie. Rien ne vous trompera, dans la jeune fille qu’aujourd’hui je commence à élever, pour vous entre tous.



… « Mademoiselle a laissé tomber les devoirs de Mademoiselle » dit Honorine en apportant une grande feuille que le vent poussait dans le corridor.

Lisez-la. Ce n’est pas précisément un devoir, c’est un projet ; quelque chose comme un devis d’architecte. C’est l’état premier de la construction Agnès.

Voici comment je me bâtis :


CORPS ÂME ESPRIT
Golf, handicap 7. Possession de soi.
Pouvoir suivre le raisonnement le plus difficile.
Tennis, 1re série. Gaieté.
Histoire des religions d’Orient.
Cheval, monter à l’entraînement.
Naturel. Physiologie. Biologie
Danse : russe, gitane, javanaise, nègre.
Douceur.
Physique, chimie, cosmographie.
Vêtement parfait. Espérance.
Latin, grec, allemand, anglais, italien, espagnol.
Musique. Hardiesse. Histoire des doctrines.
Dessin. Persévérance Savoir choisir.
Santé. Sincérité absolue. Se former une foi.


Comparer avec l’état actuel :

CORPS ÂME ESPRIT
Golf : 21.
Se laisse emporter par ses nerfs.
Comprend pas un mot aux mathématiques.
Tennis, 2e série.
Tendance au retour sur soi.
Lu au hasard.
Cheval : des dons.
Tendance à étonner l’auditeur.
Vagues notions Croix Rouge.
Danse : des dons.
Violence de sentiments ou de langage.
Néant.
Robes quelconques.
Tendance au désespoir.
Allemand, anglais.
Musique médiocre.
Hardiesse théorique, inopérante.
Nomenclatures…
Dessin nul.
Se laisse battre par les difficultés.
Ne sait pas où sont les belles choses.
Trop sensible aux changements.
Capable de mentir par fatigue ou pour plaire.
Du mysticisme à la négation.


Voilà qui est clair. Je vais épingler ces deux papiers dans ma chambre, et je marquerai les progrès qui me feront passer du tableau 1 au tableau 2. Je pourrais exposer en face une autre page, avec vos Corps Âme Esprit à vous ?

Je ne les connais pas… Si, je les connais, puisqu’ils sont ce que je désire ! — Et qu’est-ce que je désire ? — L’être du tableau 1. Mais ce sera moi. Diable, diable, diable, diable.

Vous êtes, en somme, précisément ce que je veux que je sois. Tout vous va, le golf, le grec, la hardiesse, la douceur, la mathématique. Il n’y a que quelque danse à vous retirer.

L’amour, ce serait donc de rencontrer à l’état séparé la perfection de moi-même ? Quand les femmes parlent de leur « idéal », est-ce de celui-ci ?

Quelle perplexité ! Pour que vous me plaisiez, il faut que vous soyez moi. Un autre peut-il être moi ? S’il n’est pas moi, tout est manqué.

Il peut être très bien, d’ailleurs, mais manqué.

Je ne veux pas des amours imparfaites que l’on raconte.

Je joue toute ma vie sur vous, hasard.



J’ai prié grand mère de m’arranger une pièce où je pourrais travailler. Elle m’a demandé pourquoi je ne travaillais pas dans ma chambre, mais je n’arriverai jamais à m’obliger à une manière de vie rigoureuse si je ne recommence pas dans une pièce toute neuve ; il me faut un endroit pour vous où personne n’entrera jamais, où j’irai seule vous écrire et vous parler. Le moment présent est lourd et lent à mon cœur ; est-ce qu’il ne serait pas possible d’avoir un îlot d’espace environné de silence, où je vivrais maintenant l’avenir ?

Mon fiancé plus doux qu’un frère. Votre existence est moins certaine quand je suis au milieu des autres. Mais quand ils ne sont pas là, vous naissez de moi simplement comme ÈVE d’ADAM. Il ne faudrait qu’un petit effort de Dieu pour que vous deveniez tout à fait visible.

Je ne peux pas expliquer à grand mère, jamais elle ne comprendrait. « Une pièce pour travailler ? » dit-elle. Dans l’appartement de ton père, c’est impossible, tu le dérangerais. Ici je ne puis distraire le salon… Il y a bien la petite lingerie… »

J’ai donc eu la petite lingerie désaffectée, sur la cour, d’où l’on voit une moitié d’un de ces beaux platanes de Paris qui ne sont aimés par personne. C’est au levant. Ce n’est pas large, mais c’est très clair ; c’est parfaitement net, comme les pensées que je veux avoir.

La fenêtre est haute, la cheminée petite ; le papier des murs répète sur trois côtés des arbres portant des roses : ce sont ceux de la science du bien et du mal. Il faudra fabriquer aussi une morale, dans cette lingerie.

Je mettrai là une table de bois blanc et des rideaux émeraude.



Ô VOUS !

Je suis là. Un petit vent hésite entre les feuilles de l’arbre et mes boucles. Un gros bouquet de roses sur la table qu’apporta hier le menuisier. Paris gronde doucement dans le ciel de la cour, et l’appartement est tranquille.

J’ai peint au-dessus de ma porte : « AU MOI INCONNU ». Je l’ai peint du pinceau le plus fin, pour qu’Honorine ne le voie pas.

Sur le mur à droite, il y a les deux tableaux des Qualités, l’actuel et l’optime. Sur le mur à gauche, les étagères de livres.

Depuis que je sais que je vous aime, j’achète autant de livres que je peux : l’histoire des Grecs, de Ménard, les Annales de Tacite, les traductions des tragiques de Leconte de Lisle, les Révolutions d’Italie de Ferrari, Sterne, Browning, un gros Shakespeare, un petit Faust, Agrippa d’Aubigné, Ronsard, Swedenborg, Taine et Michel Bréal, et des modernes, et des scientifiques. Ceux-là ont de laides couvertures.

Grand’maman m’a cédé Corneille, Pascal, Bossuet, St. Augustin, Ste. Thérèse ; le docteur m’a donné les œuvres complètes de William James, et j’ai ramassé hier un Grote en dix-neuf volumes et le « déchiffrement des hiéroglyphes » de Champollion. Comme je ne sais rien, tout est bon.

Je me suis donc levée à sept heures. Il est maintenant midi, le premier Mars.

Après un rapide examen de mes deux tableaux, j’ai décidé que le plus pressé, c’était le latin, l’algèbre et la religion.

J’ai d’abord appris le verbe AMO. Cela m’a coûté deux heures. Puis je me suis mise aux nombres positifs et négatifs, et aux quatre opérations.

Je ne comprends pas la soustraction. C’est désespérant. Ou mon livre a tort ou moi-même ; si c’était lui, cela se saurait. Je suis triste au point de ne pouvoir continuer à vous écrire. Une chose est sûre, c’est que je suis bête. Vous ne m’aimerez jamais.



Mon bien-aimé, cela va de plus en plus mal. Non seulement je ne comprends pas les mathématiques, mais encore je ne comprends pas la religion. Quelle que soit la catégorie de mon esprit que j’observe, c’est donc pour y trouver le vide, sous des jugements rassurants qui ne sont pas de moi.

À n’importe quel prix, je saurai où j’en suis.

Or d’une part (algèbre), je suis bête.

D’autre part (théologie), je suis hérétique. Cela est certain. Il est bien vrai, que, depuis des années, je ne vais à la messe que pour faire plaisir à grand’mère. Mon père y tient aussi, étant athée : car, si je l’imitais, l’on pourrait dire que son influence me perd ; mais lui, ne se soucie pas assez de moi, même pour me perdre à sa suite.

Pour savoir si j’acceptais la religion en vérité, j’ai jugé ne pouvoir faire mieux ni rien de plus simple tout à l’heure, que réciter le symbole des apôtres avec grande attention, en m’épiant moi-même afin de remarquer à quel passage l’adhésion commencerait à vaciller.

Je ne l’avais pas récité depuis deux ans. Je ne prie presque jamais plus, excepté parfois dehors, la nuit, à la campagne, ou à Paris, dans l’heure égarée qui succède aux réceptions du monde, après que tant de phrases mal ajustées à la nature ont laissé le sentiment comme étonné, comme solitaire. Un monologue vers Dieu ressemble alors à ce que j’essaie de vous dire : c’est toujours, s’efforcer d’être avec un autre, contre l’humanité que l’on ne comprend pas.

L’un s’explique, le cœur battant ; le divin Autre se tait sans cesse. Vous l’avez remplacé en un jour, sans que changent les paroles que je lui adressais.

Mais prier ? Ce n’est pas cette fuite vers soi-même ; c’est se quitter pour toujours. Je n’ai jamais prié, je m’en rends compte : j’ai seulement parlé de moi à l’invisible. J’ai tourné en cercle, pour retomber au centre de mon histoire, où il y a votre cœur.

Dans ces moments, je me croyais appelée à de hautes destinées célestes ; il me semblait qu’il y avait, de moi à Dieu, une relation particulière. Je vois bien que Dieu, c’était vous.

N’y a-t-il donc pas place pour vous deux dans mon univers ?

Il fallait en décider ; j’ai perdu une heure, la tête dans mes mains, à murmurer « Ô VOUS ! Ô VOUS ! » pour savoir si vous étiez le même, ou plusieurs.

Eh bien, vous êtes le même si Dieu est l’inconnu, vous n’êtes pas le même si Dieu est catholique. Voilà qui est remarquable et curieux.

C’est que le Dieu vague est formé par tout mon désir, comme aussi, TOI. Tandis que le Christ est quelqu’un d’autre.

Bien plus, il m’attire en sens contraire ; il m’arrache à ce que je suis ; alors que par toi, par Vous, cher être suprême, je me retrouve sans fin.

Il me semble que j’entrevois faiblement une sorte de justification de l’orthodoxie : l’action de ma vie occupe tout l’espace où je pense, il faut un autre événement qu’elle, pour me délivrer d’elle. Le seul Dieu sans histoire n’y suffirait pas, car vous voyez qu’il vous ressemble, et n’est encore que mon désir. Je ne peux être tirée loin de moi que par un Dieu qui me gêne, que je n’aie pas inventé, que je ne puisse pas tout à fait comprendre, et dont les actes seront plus intéressants que les miens.

Il n’y a pas à sortir de là. Ou je prie le Dieu pur sans dogme et sans fait, qui n’étonne pas ma raison, que toute mon âme forme… mais il vous ressemble tant que vous prenez sa place.

Ou je prie le Dieu catholique, étrange, dont la personne est si compliquée que jamais je ne l’aurais dessinée seule. Sa passion, plus poignante que cette minute-ci, peut fasciner assez pour que je m’oublie… Mais il faut la chercher au delà des temps historiques, croire cent témoignages, et, par un acte de volonté aveugle, la préférer.

Le puis-je ?

Pour m’éprouver je me suis recueillie ; j’ai prononcé tout bas : « Je Crois en Dieu le Père Tout-Puissant… » et ces mots m’ont paru beaux comme la nuit d’été.

« Créateur du Ciel et de la terre. »

Cela veut dire qu’il a fait de rien le ciel, la terre, et tout ce qu’ils renferment, explique le catéchisme.

De rien ? Je songe. Il n’y avait rien que Lui. Comment était-ce ? Une sorte de grande lumière agréable, qui pouvait penser. Pas de douleur, pas de plaisir, pas d’histoires, pas de gens, pas de mort.

C’était beaucoup mieux. Pourquoi y aurait-il jamais eu autre chose ? Pour amuser Dieu ?

Oh, il est l’idée de la beauté, la rosée des esprits, le sommeil dans la joie, mais il n’a pas créé le ciel et la terre.

Le monde est suspendu à Lui, il ne vient pas de Lui. Ou alors pas ce monde ; un autre, sans mort, sans mal.

Comment ? Mais cela a existé, c’était le Paradis. Et le Paradis s’est changé dans cette Europe déchirante, à cause d’Adam.

Je m’arrête encore. Qu’avait-il fait ? Voulu savoir. Et qu’y a-t-il de plus beau que vouloir savoir ? Je comprends entièrement Adam. Est-ce que Dieu n’aimait pas l’esprit ? — Je me fais horreur.

Ou Dieu n’aurait jamais dû créer le Paradis, ou il fallait permettre à Adam de comprendre. J’écris des choses si affreuses qu’il m’arrivera malheur.



Mon bien-aimé, mon seul recours, prenez-moi dans vos bras, c’est vous qui êtes cause de tout.

Si je n’avais pas senti que vous viendriez dans ma vie, je n’aurais pas voulu être une créature extraordinaire ; si je n’avais pas voulu cela, je n’aurais pas commencé par un examen de conscience général ; et si je ne m’étais pas examinée de toutes mes forces, je vivrais encore aujourd’hui dans les arrangements dont tout le monde a l’habitude et qui favorisent la santé.

Mais pour être en face de vous absolument moi-même, j’ai rejeté tous les vêtements de l’esprit qui ne sont pas faits sur mesure, et il ne reste plus rien.

Ce qui m’est arrivé depuis l’autre matin est plus triste encore. Décidée à éclaircir le cas d’Adam, j’ai eu l’idée de chercher le gros traité de mon père sur l’origine des espèces.

Je n’y voulais pas trouver de théologie certainement, mais ce que peut admettre la science sur la condition des premiers hommes. Pas de théologie… Et dès la préface, j’ai lu :

S’il n’y avait jamais eu qu’un dieu, l’on pourrait y croire.

Et puis :

Les dieux sont comme les hommes, ils se copient. C’est le dernier venu qui résume le plus d’avantages, et, à ce compte, c’est le meilleur. Quelle fortune pour le Christ qu’avant lui, Bouddha ait inventé la bonté, Osiris la résurrection, et Dionysos l’eucharistie !

Ce n’était qu’une incidente, une insouciante parure d’érudition et de philosophie placée là comme en souriant, parce que mon père s’amuse à savoir aussi les autres sciences. Et cela effaçait si simplement Jésus…

Alors j’ai mis le livre sous ma tête, et j’ai pleuré.

Il y a quinze jours de cela ; je ne vous ai pas écrit, parce que je travaille à mourir. Je fais trois heures de latin et deux d’algèbre l’après-midi pour m’empêcher de réfléchir, et le matin je monte au manège.

Il n’y a que le dimanche de terrible : c’est le jour où je dis adieu à Jésus qui a déjà existé trop de fois. Comme les parents que l’on perd, auxquels on avait cessé pourtant de donner sa plus chère pensée, je m’aperçois que je l’adorais.

Je pénètre dans l’église avec grand’mère ; à demi je crois, à demi je ne crois plus. Mais il faut s’agenouiller comme les autres devant le SEIGNEUR. Agenouillée, je finis toujours par lui parler, et les regrets, les reproches, les dénégations que je lui adresse lui refont une espèce d’existence. Grand’mère est certainement attendrie de ma piété, quand, à l’instant de l’élévation, elle me voit tomber la tête dans mes mains. Si elle pouvait entendre que je prie : « faites que vous soyez vrai ! »

Pourquoi ne serait-il pas vrai ?

Enfin les fidèles courbés se relèvent, fatigués d’avoir porté le ciel ; ils remuent et respirent. Ceux qui suivent l’ordinaire dans un paroissien lisent : « Vous avez eu pour agréables, mon DIEU, les sacrifices de l’ancienne loi : recevez avec bonté le nôtre, dont ceux-là n’étaient que la figure… »

Est-ce qu’il a « eu pour agréables », aussi, les dieux d’avant qui lui ressemblaient… qui tombaient de siècle en siècle comme des papillons de l’éternité, qui étaient pris dans la chair, qui délivraient d’un malheur dont la cause se perd dans la nuit, qui mouraient sans mourir afin que leurs croyants pussent mourir sans mourir ?

Mais le plus beau d’entre eux avait quelque chose d’excessif et de nocturne. Il n’était pas intime à l’amitié, facile à trouver où qu’on se trouvât, un dieu tout naturel au cœur et que l’on pense tout éveillé, comme celui qui est descendu du ciel pour ces gens-ci…

Les voilà qui se lèvent, la messe est finie. Je me sens soudain détachée ; je pense de nouveau comme séparée. Ma prière est partie : a-t-elle rejoint quelqu’un ? Je n’y peux plus rien, je me détourne d’elle.

Ceux qui ont communié sont tout brûlants ; ceux qui se sont confessés sont tout légers ; je suis toute seule. Soyez avec moi. Il me faut LUI ou VOUS, vous entendez.



L’anhydride est binaire,
Rentre tes blancs moutons,
Il est d’acide père
Si tu mets l’eau dedans.

J’ai tant à retenir que je m’arrange comme je puis.

J’avance en algèbre ; mais toutes ces espèces chimiques ont trop de propriétés ; le chlore surtout, il a fallu trente-huit vers.

D’ailleurs, il y a au moins trois chimies : celle de mon programme, celle des grandes Écoles, et celle de la collection Toutatous.

Il y a aussi trois physiques. Les deux premières chimies et les deux premières physiques se tiennent ; mais la chimie et la physique de la collection Toutatous mettent en des états épouvantables : quand on les lit, l’on est excité comme lorsque l’on est mort et cinq minutes avant de tout savoir. Je meurs moi-même de ne pouvoir en parler avec vous.

Le professeur dit que j’ai tort de les lire, que cela me trouble, et que les équations sont au-dessus de moi. Je sais que j’ai tort, mais je ne puis résister. C’est le démon en moi, c’est le mauvais sang en moi qui veut savoir, au lieu de me laisser demeurer entourée de mes manuels. Je sors de mes manuels comme je suis sortie de l’Église. Cela ne mène à rien ; je serai hérétique et refusée, mais c’est si beau !

Mes manuels, n’est-ce pas, ne voient guère plus loin que mes yeux. En définitive, ils me faisaient toujours calculer une faillite : une énergie perdue, une force amortie, une dissipation, une extinction, une chute, un adieu… Ô mon vieux, ce principe de CARNOT, des derniers chapitres, cette loi qu’ils ont gardée en réserve comme un cadeau, dont la formule s’applique à tout pour qu’on calcule que tout doit diminuer et de moins en moins paraître, tomber, et de plus en plus descendre ! je n’y croyais pas.

Je voulais qu’il existât un bel univers où les choses ne fussent pas tirées par le mauvais sort perpétuellement en bas, plus bas. Eh bien, il existe. C’est l’univers de la collection Toutatous. Mon professeur peine à me rappeler en arrière parce que ce n’est pas dans mon programme, mais j’y vais.

Peut-être que vous vous cachez par là…



Ange gardien,

La catastrophe est arrivée.

Grand’mère m’a dit : « Mon enfant, nous allons faire nos Pâques. »

J’ai répondu : « Plus tard. »

C’était il y a une heure. Elle a repris : « Ce n’est pas possible. Panis nous attend à confesse aujourd’hui. Je l’ai fait prévenir afin qu’il soit à la Madeleine. »

— Je n’irai pas. J’aime mieux ne pas communier. J’ai des doutes sur la religion. »

Il me semble qu’en prononçant cela, j’étais verte. Ma tendresse pour grand’mère se révoltait contre mon acte cruel ; c’était la tuer. Dans une horreur sacrée, j’attendais qu’elle vît le bouleversement de mon âme, et qu’elle en mourût.

Elle répondit : « Mets ton ensemble bleu, ma petite fille, c’est plus convenable, » et sortit doucement.

À déjeuner, papa, perdu dans son espace, présentait un beau visage passionné, fermé, qui signifiait le drame de la sagesse, ou du plaisir ?

Ici les dépêches, les lettres, les brochures, les cartes de visite et les journaux. Grand’mère parle de sa petite voix. — « Cher Vincent, pourrons-nous avoir la voiture à trois heures ? Certainement, certainement, » dit papa qui écrit au crayon et n’écoute point. « Nous allons seulement à la Madeleine » continue grand’mère. Moi, j’ai froid aux mains ; je m’entends prononcer d’un ton dur que, pour ma part, je n’irai pas.

Enfin, grand’mère devient nerveuse. « Vincent, Agnès ne veut plus communier. » — « Quelle est cette lubie ? Je n’aime pas les macaronis » interroge et assure mon père tout d’un moment, de son assiette à mon esprit.

Mais bon ou mauvais, c’est le moment de mon destin. L’âme qui me fait mal en moi de s’efforcer contre les bornes du monde, quelqu’un va la regarder ; le seul peut-être qui soit où elle est — où vous seriez, mon frère, mon frère. Quelqu’un, le seul qui vous ressemble… En ce moment je suis déjà devant vous. Je vous parle pour la première fois, et dans l’enthousiasme : « J’ai pensé au Credo en récitant le Credo ; rien n’était plus d’accord. Je ne sais comment j’ai cru pouvoir communier avec Jésus, je ne peux plus. S’il n’y avait que lui et moi au monde, je ne pourrais parler. Je cherche tout ce dont il n’a pas eu souci. Il est du temps de l’empire romain, qu’est-ce que les autres peuvent lui dire ? »

— Alors tu es païenne ? interrompt grand’mère que l’émotion et les souvenirs du couvent ramènent simplement à Corneille ; mais papa ne s’y laisse pas entraîner.

Il se lève ; s’arrête un peu près de moi.

« Ne fais pas de peine à ta grand’mère, Agnès, va te confesser va, va, il y a bien toujours un ciel pour que ton cœur le trouve… » — comme il dirait qu’il y a bien toujours une galaxie que nous ne calculons pas.

C’est ainsi que l’on m’a menée vers Panis.



Je n’ai pas pu vous raconter l’affaire Panis hier, j’étais trop déprimée : il n’y a rien qui me fasse plus mal au corps que d’être inférieure à l’Agnès de mon orgueil. En rentrant, j’ai pleuré ; Yorick me léchait la figure ; ensuite j’ai dansé, dansé sur l’église, dansé sur la famille, et Yorick dansait avec moi.

Voici. À la Madeleine, Panis prévenu par grand’mère m’entraîne à la sacristie où il se tient debout avec un air mi-figue mi-raisin : « Eh bien, mon enfant, eh bien, mon enfant ? »

C’est simple ; ils veulent me faire une mauvaise conscience. La franchise de l’esprit, ce que j’ai de meilleur, ils l’appelleront d’un nom indigne, probablement « vanité ». Ce que j’appelle « bien », ils l’appellent « mal ». Est-ce mal de quitter l’Église ou est-ce mal de mentir ?

Je ne resterai pas dans cette position ; je veux m’en aller : « Mon père, laissez-moi partir. » — « Pas avant de vous avoir entendue. » Je suis donc là comme le « traître ».

— Qu’avez-vous contre DIEU, Agnès ? »

C’est fait, il m’a mise dans le mauvais camp.

« Mais mon père, où est DIEU ? Est-il ici, ou loin ? Est-ce que je vais le perdre en allant ailleurs ? Pourquoi serait-il seulement avec vous ? »

— DIEU est dans l’Église Une, Catholique, Apostolique et Romaine. Vous ne le trouverez pas en dehors d’elle. Vous n’êtes pas la première qui vous heurtiez au Dogme. Sa vérité n’est pas à votre mesure : et puis après ? »

— « Je ne me heurte pas au dogme, vous ne m’entendez pas du tout. Ce sont les penseurs qui se heurtent au dogme : probablement il faut des difficultés aveuglantes pour les éblouir. Moi, s’il n’y avait que les difficultés du dogme, je resterais fascinée, parce que tous les peuples l’ont rêvé depuis la naissance de l’âme… Ce n’est pas naturel… D’ailleurs, les lois de Dieu ne peuvent être qu’étranges, celles de la physique le sont bien, avec l’électron qui tourne sur des orbites à l’intérieur de l’atome dans un univers courbe : voyez la collection TOUTATOUS… »

— Je vois surtout que vous lisez à tort et à travers, AGNÈS. Ces désordres d’esprit mènent à l’orgueil. Lisez les évangiles et cherchez Jésus. »

— « Mon père, mon père, vous touchez au point le plus triste ; enfin ce n’est pas le dogme qui m’arrête, mais Jésus. Je sais bien que c’est LUI qui vous gagne tous les fidèles, les catholiques sans foi pour la sainte Trinité, sans foi pour la Résurrection de la chair, sans foi pour le Saint Esprit.

Celui-là, ils le trouvent acceptable, l’Ami de tout le monde, en blanc. Je frissonne si je vous confesse que c’est à celui-là que je ne peux pas parler. Il est d’une province si distante… Que lui feraient mes questions ?… il est si simple, il ne comprendrait pas… Je les poserais encore mieux à Virgile…, à l’empereur Auguste… à… à… »

L’abbé Panis fit au-devant de mon front un rapide signe de croix.

Une dame patronnesse attendait à la porte que je finisse.

Je tombai dans les profondeurs : « Je ne vous quitte pas comme ferait un luthérien, mon Père… C’est le DIEU de l’Église que j’adore… »



Du moins je me suis comprise. Il n’y a aucun refuge spirituel pour moi. Le Saint Esprit oblige le courant électrique à dévier l’aimant, incline les soleils ; le Père est mon éternel repos, — mais Jésus, mais Jésus, posé tout étroit dans l’histoire et dans la géographie ?

Le DIEU UN en TROIS dont témoignent les Conciles, qui défie la raison commune, IL peut encore appeler en moi le sentiment qui fait qu’on prie ; IL pourrait éveiller, comme la Science, une curiosité infinie et un espoir. Entre ce que je sais et LUI, il y a cent mille sciences !… Mais pour aller à LUI, il faut aller au Christ de ce petit pays, qui ne les savait pas.

Celui qui ne m’est rien, c’est celui que les consciences les plus difficiles trouvent acceptable.

Acceptable, si l’on veut, mais pas DIEU.

Un Dieu est extraordinaire.

J’ai mal à la tête.

Je voudrais mourir.



Et puis maintenant, qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui est mal ? Les prêtres ne me le diront plus ; il n’y a peut-être aucune défense de mettre mes fantaisies en action.

Pourtant le Coco voulait m’embrasser ; je n’ai pas voulu, quoique j’eusse un peu envie par la faute de mon image dans la glace.

C’était vingt et une heures et je ressemblais précisément à l’amour ce qui arrive quelquefois sans que je puisse le prévoir, et généralement il n’y a personne. Mais hier le Coco passait.

La glace m’inspirant, je lui ai joué, rien qu’avec l’âme, un petit air, — un « ah — vous — dirai-je — Coco, » pendant un quart d’heure ; et je voyais ses yeux simples avoir un regard d’homme ; et mon visage rougissait à mesure, et chacun de nous changeait l’aspect de l’autre, tant il prenait en lumière ce que je gagnais en couleur, sans même nous toucher.

Quand il m’a touchée tout a été fini, quel dommage.



Je veux expliquer l’univers à M. Klein, il coupe court : « Ce mot n’a aucun sens. »

Alors j’explique l’univers à n’importe qui, parce que c’est impossible de le garder pour moi seule. Je l’explique, je le donne. Le donne à grand’mère, à Belle Alice, au Docteur. Plus j’explique, plus j’espère de comprendre ; et voici :

L’univers est un vaste trésor, où des colliers d’éléments qui s’assemblent et se quittent, nous enferment et nous font sentir. Nous sommes pris dans leur trame épaisse ou brillante ; elle se prolonge au dedans de nous ; elle était arbres, rochers, rayons, elle finit en veines.

Le carbone, le fer, la soude, le calcium, l’or, l’argent, le chlore, l’hydrogène, le soufre, l’azote, le manganèse…

Les éléments simples. C’est beau, ce nom. Les Seigneurs Simples. Et que sont-ils, en fin ? Ils sont atomes, dans l’extrême au delà de l’apparence : atome de fer, atome d’argent, atome de soufre pour l’éternité.

Grand’mère s’est endormie. Alice, à toi je dirai tout : les atomes non plus ne sont pas éternels… Ils ne sont pas des seigneurs. Ils changent. Chacun est le même soleil dans l’invisible, entouré de points qui sont des lunes : ils seraient pareils s’ils avaient le même compte de lunes ! à lunes égales, l’atome d’or est un atome de plomb.

Je touche ma bague : elle sera plomb. Cela se fera seulement en beaucoup plus de temps qu’il n’en faudra pour que je devienne terre.

Je serai terre.

Niels Bohr est le Galilée des atomes. Je ne voudrais pas qu’il m’entendît… Mais je n’ai pas acheté par assez de travail les mots dont il use.

Ô vous qui n’êtes pas là ! C’est ici que je suis. À qui parler ? Alice n’écoute plus. Qui se soucie d’un univers qui change, d’un univers étrange ? Le carbone, le phosphore, le fer, le chlore, l’oxygène, le potassium, le mercure, leur personne passe aussi…

Ils rayonnent l’être quand ils ne sommeillent pas… Sommeillent et s’éveillent, sommeillent et s’éveillent… Quand ils sommeillent, Bohr reprend son calcul.

Je suis faite de cela, des pieds au cerveau ; il n’y a rien d’autre en moi. Mais j’oblige mes éléments à prendre ma forme : comment ?

Si je savais comment ! je m’arrondirais la figure.

Est-ce qu’en me représentant bien nettement l’itinéraire de mes sels, de mes phosphores, de mes carbones, de mes chlorures, je ne pourrais pas les distribuer à mon goût ?

Aristote écrivait que la forme préexistante, c’est l’âme. L’âme serait peut-être une sorte de direction, comme un chemin fait d’avance pour les éléments qui vont traverser le corps ? Donc ils s’arrêtent là ou là, et l’on a un nez pointu.

L’âme qui peut faire un corps parfait et magnifique est étendue sur la première cellule vivante, comme un oiseau.

L’oiseau ouvre ses ailes, le corps grandit…

Non, ce n’est pas ainsi.

Où il n’y a pas encore un millième de millimètre de chair, il y a un point, à l’ultra microscope. Un fil existe dans ce point, une spirale, un discernable serpent de substance vive, qui dort. Et ce fil seul persiste d’être en être, enroulé, déroulé, pareil de forme en forme, cédant à chaque accroissement de vie quelque peu de sa longueur qui doit aller jusqu’à la fin du monde. Quand le corps est aux abîmes, et qu’il n’est plus, la spirale animée qui fut le centre de son premier jour se poursuit dans les corps qui succèdent.

L’habitude, l’expérience, la passion, – l’hérédité, le passé, tiennent à cela ; personne n’a pu m’enlever les livres qui l’expliquent. L’âme tient à cela.

J’ai parlé de l’Univers tout le jour à des gens qui n’en voulaient pas. Le jour fini, j’attends mon père : « Dans le noyau de la cellule, ce filament enroulé qui se rompt pour se reformer avec la même matière à chaque unité de croissance, et qui continue à travers tous les individus partis d’un même départ, ses mêmes spirales où l’on croit que les signes de la race sont fixés, ne pourrait-ce pas être réellement le serpent de l’Eden ?

Ou penses-tu que ce soit plutôt un réseau, un filet, qu’un serpent ? Dans ce cas, puisque les tendances bonnes et mauvaises, c’est-à-dire les âmes, y sont prises, est-ce que ce n’est pas très curieux qu’un père de l’Église ait comparé les chrétiens à des poissons ? »

Mais celui qui sait ce qui se peut savoir, répond : « Ta science, Agnès, ressemble à celle de Babylone. »

Encore un jour pour rien.



Mon cher frère,

« Nous partons vers Lourdes la semaine prochaine. Grand’mère a jugé que c’était l’endroit le plus favorable où passer les vacances de Pâques, pour une jeune fille qui avait perdu la foi. »



« Marie, je n’en peux plus. Votre eau est fraîche, Marie.

« Elle vient du pic là-haut, et de l’âme de Bernadette.

« Je me penche, je bois. Je ne suis pas catholique, pourtant je bois, et je demande.

« Donnez-moi l’amour, Marie, je bois une gorgée, ou faites-moi mourir, Marie, je bois une gorgée. Donnez-moi l’amour ou faites-moi mourir. Deux. Donnez-moi l’amour ou faites-moi mourir. Trois.

« Il n’y a personne. La basilique est éclatante, plongée dans le ciel bleu. C’est dangereux ce que je fais. Mon vœu monte droit, plus rapide que ne va mon regard. Je ne crois pas qu’il y ait là-haut, une vierge toute-puissante : je ne lui parlais plus…

« Tout de même, je parle à quelqu’un.

« Je prie, je vous prie. Ô Fine, ô Pure, je vous salue entre toutes les femmes, donnez-moi l’amour ou faites-moi mourir. Me voici. Je me mets à genoux comme autrefois, et dans le ciel qui était vide, je replace tous les saints, — je replace DIEU, obscur au fond d’une lumière éblouissante. Je veux qu’il existe, je meurs de soif.

« J’ai peur de moi, je suis enfermée en moi. S’il n’y avait que moi avec moi je n’aurais pas peur, j’en suis certaine… Mais il y a toutes ces tendresses… D’où me viennent-elles ?

« J’aime, j’aime, des corps que je n’ai jamais vus

« D’où me viennent-ils ?

« Est-ce que c’est le péché originel ?

« Où sont-ils ? Au fond de ma mémoire ? Mais quelle mémoire ?

« Ils sont au fond de mon corps. Il me semble que j’ai des corps qui ont aimé mon corps, au fond de mon corps. Tout ce qui est doux les appuie contre moi, le vent, le printemps… et me fait sourire… et puis attendre… et puis désespérer.

« J’aime… j’aime… Je n’ai rien fait de mal. Quand un homme est beau et regarde, je regarde ailleurs, et il s’en va.

« Ô qu’il s’en aille, qu’il s’en aille ! Il y a des baisers dans mes mains, dans mon cœur. Qu’il ne me touche pas, je porte Dieu. Je me détourne, l’homme part, je prends l’air fier…

« Un jour, j’accepterai.

« Il ne faut pas que j’accepte. Et si je n’accepte pas, je n’ai plus rien. Comment en sortir ? Il n’y a qu’un miracle.

« Ave MARIA gratia plena Dominus tecum. Donnez-moi l’amour, non pas l’homme qui est près de moi, à qui je dis « non », mais cela qui est au fond de moi, à qui je dis « oui ».

« Ou bien faites-moi mourir, afin que je ne dise jamais « oui » par surprise.

Que je meure maintenant, je fais le vœu. Si vous m’exaucez, je croirai.


Qu’elle est fraîche, qu’elle est froide…