Agnès Grey/12

La bibliothèque libre.
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 280-283).


CHAPITRE XII.

La pluie.


Ce ne fut que dans la première semaine de mars que je fis une nouvelle visite à Nancy Brown. Quoique j’eusse beaucoup de minutes de loisir dans le cours de la journée, je ne pouvais guère disposer d’une heure entièrement à moi ; car là où tout était laissé au caprice de miss Mathilde et de sa sœur, il ne pouvait y avoir ni ordre ni régularité. Quelque occupation que je choisisse, quand je n’étais pas occupée autour d’elles ou pour elles, il me fallait être toujours comme le pèlerin, la ceinture aux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main ; car, ne point arriver aussitôt que l’on m’appelait, était regardé comme une grave et inexcusable offense, non-seulement par mes élèves et par leur mère, mais aussi par les domestiques mêmes, qui arrivaient tout essoufflés me chercher, et me criaient :

« Allez tout de suite à la salle d’étude, madame ; les jeunes ladies attendent ! »

Comble d’horreur ! de jeunes ladies attendant leur gouvernante !

Mais, ce jour-là, j’étais sûre de pouvoir disposer d’une heure ou deux ; car Mathilde se préparait pour une longue promenade à cheval, et Rosalie s’habillait pour un dîner chez lady Ashby. Je saisis donc cette occasion pour me rendre au cottage de la pauvre veuve, que je trouvai dans une grande inquiétude à propos de sa chatte qui était disparue depuis le matin. Je la consolai avec toutes les anecdotes que je pus me rappeler sur les penchants de ces animaux, « J’ai peur des gardes-chasse, dit-elle, voilà tout ce que je redoute. Si les jeunes gentlemen étaient au château, je craindrais qu’ils n’eussent lancé leurs chiens après elle, la pauvre bête, comme ils ont fait souvent pour beaucoup de pauvres chats ; mais je n’ai pas à craindre cela maintenant. » Les yeux de Nancy allaient mieux, mais ils étaient loin encore d’être tout à fait bien ; elle avait essayé de faire une chemise du dimanche pour son fils, mais elle me dit qu’elle n’y pouvait travailler que très-peu, de temps à autre, et qu’elle n’avançait que lentement, quoique le pauvre garçon en eût bien besoin. Je lui proposai d’y travailler un peu après que je lui aurais fait la lecture, car j’avais du temps à moi et ne voulais rentrer qu’à la nuit. Elle accepta avec reconnaissance, « Et cela me tiendra un peu compagnie, me dit-elle, car je me sens bien seule sans ma chatte. » Mais lorsque j’eus fini de lire et fait la moitié d’une couture avec le large dé de Nancy, adapté à mon doigt au moyen d’une bande de papier roulée, je fus dérangée par l’entrée de M. Weston avec la chatte dans ses bras. Je vis alors qu’il pouvait sourire, et même très-agréablement.

« Je viens de vous rendre un bon service, Nancy, » commença-t-il ; puis, m’apercevant, il me fit un léger salut. J’aurais été invisible pour Hatfield ou pour tout autre gentleman de la contrée. « J’ai sauvé votre chatte, continua-t-il, des mains ou plutôt du fusil du garde-chasse de M. Murray.

— Que Dieu vous bénisse, monsieur ! s’écria la reconnaissante vieille femme, prête à pleurer de joie en recevant sa chatte favorite.

— Ayez soin d’elle, dit-il, et ne la laissez pas aller du côté de la garenne aux lapins, car le garde-chasse a juré de lui tirer un coup de fusil s’il l’y retrouve encore. Il l’eût déjà fait aujourd’hui, si je n’étais arrivé à temps pour l’en empêcher. Je crois qu’il pleut, miss Grey, ajouta-t-il plus doucement, en voyant que j’avais mis de côté mon ouvrage et que je me préparais à partir. Que je ne vous dérange pas, je ne veux rester que deux minutes.

— Vous resterez tous deux jusqu’à ce que l’averse soit passée, dit Nancy en tisonnant le feu et en approchant une chaise ; eh ! il y a de la place pour tous.

— J’y verrai mieux ici, je vous remercie, Nancy, » répondis-je en emportant mon ouvrage vers la fenêtre, où elle eut la bonté de me laisser tranquille pendant qu’elle prenait une brosse pour enlever les poils que sa chatte avait laissés sur l’habit de M. Weston, qu’elle essuyait avec soin la pluie qui avait mouillé son chapeau, et qu’elle donnait à souper à la chatte ; parlant sans cesse, tantôt remerciant son ami le vicaire de ce qu’il avait fait, s’étonnant que la chatte eût trouvé le chemin de la garenne, tantôt se lamentant sur les conséquences probables d’une telle découverte. Il écoutait avec un sourire calme et plein de bienveillance, et finit par prendre un siège pour complaire à ses pressantes invitations, mais en répétant qu’il n’entendait pas rester.

« J’ai une autre maison à visiter, dit-il, et je vois (regardant la Bible sur la table) qu’un autre que moi vous a fait la lecture.

— Oui, monsieur, miss Grey a eu la bonté de me lire un chapitre ; et maintenant elle m’aide un peu à faire une chemise pour notre Bill. Mais je crains qu’elle n’ait froid là. Pourquoi ne venez-vous pas auprès du feu, miss ?

— Je vous remercie, Nancy, j’ai assez chaud. Il faut que je m’en aille aussitôt que la pluie aura cessé.

— Oh ! miss, vous m’avez dit que vous pouviez rester jusqu’à la nuit ! s’écria-t-elle ; et M. Weston saisit son chapeau.

— Non monsieur, je vous en prie, ne partez pas en ce moment, pendant qu’il pleut si fort.

— Mais je m’aperçois que j’empêche votre visiteuse de s’approcher du feu.

— Non, monsieur Weston, répondis-je, espérant qu’il n’y avait point de mal dans un mensonge de cette sorte.

— Non assurément ! s’écria Nancy. Eh quoi, n’y a-t-il pas assez de place ?

— Miss Grey, dit-il d’un ton à demi plaisant, soit qu’il voulût changer le tour de la conversation, soit qu’il eût ou non quelque chose de particulier à dire, je voudrais que vous pussiez faire ma paix avec le squire quand vous le verrez. Il était présent quand j’ai sauvé la chatte de Nancy, et ne m’a pas tout à fait approuvé. Je lui ai dit qu’il pouvait plutôt se passer de tous ses lapins que Nancy de sa chatte, et pour cette audacieuse assertion, il m’a parlé avec un langage un peu brutal auquel j’ai répondu peut-être avec un peu trop de chaleur.

— Oh ! monsieur, j’espère que vous ne vous serez pas fait un ennemi de M. Murray à cause de ma chatte, s’écria Nancy.

— Ne vous tourmentez pas, Nancy : je ne m’en préoccupe vraiment pas ; je ne lui ai rien dit de bien rude, et je suppose que M. Murray a l’habitude de se servir d’un langage un peu fort quand il est en colère.

— Ah ! monsieur, c’est une pitié !

— Et maintenant, il faut réellement que je parte. J’ai à visiter une maison à un mille d’ici, et vous ne voudriez pas que je revinsse la nuit. D’ailleurs il ne pleut presque plus ; ainsi bonsoir, Nancy ; bonsoir, miss Grey.

— Bonsoir, monsieur Weston ; mais ne comptez pas sur moi pour faire votre paix avec M. Murray, car je ne le vois jamais, du moins pour lui parler.

— Vraiment ! Tant pis alors, » reprit-il d’un ton de douloureuse résignation ; puis avec un sourire tout particulier, il ajouta : « Mais n’y pensez plus. J’imagine que le squire a plus besoin de se faire excuser que moi. » Et il quitta le cottage.

Je continuai ma couture aussi longtemps que je pus, et dis ensuite bonsoir à Nancy ; je réprimai sa trop vive gratitude en l’assurant que je n’avais fait pour elle que ce qu’elle aurait fait pour moi si je me fusse trouvée dans sa position, et elle dans la mienne. Je me hâtai de retourner à Horton-Lodge ; en entrant dans la salle d’études, je trouvai la table à thé dans la plus complète confusion, et miss Mathilde dans l’humeur la plus féroce.

« Où êtes-vous donc allée, miss Grey ? Il y a une demi-heure que l’on a servi le thé, et il m’a fallu le faire moi-même et le prendre seule ! J’aurais voulu que vous revinssiez plus tôt.

— J’étais allée voir Nancy Brown. Je pensais que vous ne seriez pas revenue encore de votre promenade.

— Comment pourrait-on se promener à cheval par cette pluie ? J’aimerais à le savoir. Cette damnée averse a été assez fâcheuse, arrivant juste au milieu de ma promenade ; puis, rentrer et ne trouver personne au thé ! et vous savez que je ne puis pas faire le thé comme je l’aime.

— Je n’avais pas pensé à la pluie, répondis-je ; et vraiment la pensée qu’elle eût pu interrompre sa promenade ne m’était jamais entrée dans la tête.

— Non, c’est tout naturel ; vous étiez à couvert et vous ne pensiez pas aux autres. »

Je supportai ses durs reproches avec une merveilleuse placidité et même avec gaieté, car j’avais la conviction d’avoir fait beaucoup plus de bien à la pauvre Nancy que je ne lui avais fait de mal à elle. Peut-être aussi d’autres pensées soutenaient mes esprits, donnaient du goût à la tasse de thé froid que je pris, du charme au désordre de la table, et j’allais presque dire à la figure peu aimable de miss Mathilde. Mais elle se rendit bientôt aux écuries, et me laissa jouir toute seule de mon solitaire repas.