Agnès Grey/20

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Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 334-339).
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CHAPITRE XX.

L’adieu.


Une maison à A…, la ville des bains de mer à la mode, fut louée pour notre pensionnat, et nous obtînmes la promesse de deux ou trois élèves pour commencer. Je retournai à Horton-Lodge vers le milieu de juillet, laissant à ma mère le soin de conclure le marché pour la maison, d’obtenir de nouvelles pensionnaires, de vendre le mobilier de notre vieille demeure, et d’acheter le nouveau.

Nous plaignons souvent les pauvres de ce qu’ils n’ont pas le temps de porter le deuil de leurs parents morts, la nécessité les obligeant à travailler pendant leurs plus cruelles afflictions ; mais le travail incessant n’est-il pas le meilleur remède à un chagrin accablant, le plus sûr antidote contre le désespoir ? Ce peut être un rude consolateur ; il peut sembler dur d’être harassé par les soucis de la vie quand nous n’avons aucun goût pour sas plaisirs ; d’être accablé de travail quand on sent son cœur près d’éclater et que l’esprit ne demande le repos que pour pouvoir pleurer en silence : mais le labeur ne vaut-il pas mieux encore que le repos que nous convoitons, et ces misérables soucis ne sont-ils pas moins cruels que de réfléchir sans cesse sur le grand malheur qui nous accable ? Et, d’ailleurs, nous ne pouvons avoir des soucis, des anxiétés, des tourments, sans espérance, ne fût-ce que de mettre à exécution quelque projet utile, ou d’échapper à quelque nouvel ennemi. J’étais donc contente que ma mère eût un emploi pour chacune de ses facultés. Nos bons voisins déploraient de la voir réduite à une telle extrémité ; mais je suis persuadée qu’elle eût souffert trois fois autant, si elle était restée dans l’abondance avec la liberté de demeurer dans cette maison, scène de son bonheur d’autrefois et de sa récente affliction, et sans la dure nécessité qui l’empêchait de réfléchir et de se lamenter sur la perte qu’elle venait de faire.

Je ne m’étendrai pas sur les sentiments avec lesquels je quittai la vieille maison, le jardin si connu, la petite église du village, qui m’était doublement chère, parce que mon père, qui avait enseigné et prié pendant trente ans dans ses murs, y reposait maintenant en paix ; les vieilles montagnes dénudées, pittoresques dans leur désolation même, enserrant les étroites et riantes vallées couvertes de bois verdoyants et d’eaux limpides ; la maison où j’avais vu le jour, l’asile de mes premières années, l’endroit où, depuis ma naissance, toutes mes affections avaient été concentrées : je les quittais pour ne plus les revoir. Il est vrai que je retournais à Horton-Lodge, où, parmi des maux nombreux, une source de plaisir me restait encore ; mais c’était un plaisir mêlé d’excessive douleur, et mon séjour, hélas ! était limité à six semaines. Et même, pendant ce précieux temps, les jours fuyaient les uns après les autres, et je ne le voyais point : excepté à l’église, je ne le vis pas une seule fois dans la quinzaine qui suivit mon retour. Ce temps me parut une éternité ; et, comme j’étais souvent dehors avec ma vagabonde élève, naturellement, mes espérances étaient excitées, et le désappointement suivait. Puis je me disais : « Voilà une preuve convaincante, si vous aviez le sens de la voir et la franchise de la reconnaître, qu’il ne pense point à vous. S’il s’occupait seulement moitié autant de vous que vous vous occupez de lui, il aurait trouvé déjà le moyen de vous rencontrer plus d’une fois ; vous devez savoir cela, si vous consultez vos propres sentiments. Finissez-en donc avec cette folie ; vous n’avez aucun sujet d’espérer. Bannissez vite de votre cœur ces pensées qui vous rendent malade, et ces vœux insensés, et revenez à votre devoir et à la vie triste et isolée que vous avez devant vous. Vous auriez dû savoir qu’un tel bonheur n’était pas fait pour vous. »

Mais à la fin je le vis. Il tomba sur moi tout à coup lorsque je traversais un champ, en revenant de chez Nancy Brown, à laquelle j’avais fait une visite pendant que Mathilde Murray montait sa jument sans pareille. Il devait avoir appris le malheur affreux qui m’avait frappée ; il ne me dit aucune parole de condoléance ; mais les premiers mots qu’il prononça furent : « Comment va votre mère ? » Et cela n’était pas une question naturelle, car jamais je ne lui avais dit que j’avais une mère : s’il le savait, il devait l’avoir appris par d’autres. Il y avait dans le ton et la manière dont il m’adressa cette question une sincère et profonde sympathie. Je le remerciai avec politesse et lui dis que ma mère allait aussi bien qu’on pouvait l’espérer. « Que va-t-elle faire ? » me demanda-t-il ensuite. Beaucoup eussent trouvé la question impertinente et fait une réponse évasive ; mais une telle idée n’entra jamais dans mon cerveau, et je lui exposai d’une manière claire et en peu de mots les plans et les espérances de ma mère.

« Alors vous quitterez bientôt ce pays ? dit-il.

— Oui, dans un mois. »

Il sembla réfléchir une minute. Quand il reprit la parole, j’espérai que c’était pour exprimer son chagrin de mon départ ; mais ce fut seulement pour me dire :

« Je pense que vous partirez avec assez de plaisir ?

— Oui, pour quelques raisons, répondis-je.

— Pour quelques raisons seulement ! Je me demande ce qui pourrait vous faire regretter Horton-Lodge. »

Sa question me contraria un peu, parce qu’elle m’embarrassait. Je n’avais qu’une raison pour regretter de partir ; et c’était un profond secret que je ne lui croyais pas le droit de chercher à connaître.

« Pourquoi, lui dis-je, pourquoi supposez-vous que je déteste ce lieu ?

— Vous me l’avez dit vous-même, me répondit-il. Vous m’avez dit, du moins, que vous ne pouviez vivre contente sans un ami, et que vous n’aviez aucun ami ici et aucune possibilité d’en faire un ; et d’ailleurs, je sais que vous devez avoir ce lieu en aversion.

— Mais, si vous vous en souvenez bien, je vous ai dit, ou j’ai eu l’intention de vous dire que je ne pourrais vivre heureuse sans un ami au monde ; je ne suis pas si déraisonnable que de le vouloir toujours près de moi. Je crois que je pourrais vivre heureuse dans une maison remplie d’ennemis, si… » Je sentis que j’allais trop loin. Je coupai là ma phrase et ajoutai vite : « Et, du reste, on ne peut quitter un lieu où l’on a vécu deux ou trois ans sans quelque sentiment de regret.

— Est-ce que vous aurez regret de vous séparer de miss Murray, la seule élève et compagne qui vous reste ?

— Je conviens que j’en aurai quelque regret ; ce ne fut pas sans chagrin que je me séparai de sa sœur.

— Je comprends cela.

— Eh bien, miss Mathilde est aussi bonne, meilleure que sa sœur, sous un rapport.

— Et lequel ?

— Elle est honnête.

— Et l’autre ne l’est pas ?

— Je ne puis dire qu’elle n’est pas honnête ; mais je dois confesser qu’elle est un peu artificieuse.

Artificieuse ? J’ai vu d’abord qu’elle était légère et vaine ; et, maintenant, ajouta-t-il après une pause, je puis croire qu’elle était rusée et adroite aussi, et si profondément, qu’elle pouvait prendre les dehors de l’extrême simplicité et de la candeur. Oui, continua-t-il comme en réfléchissant, cela m’explique de petites choses qui m’intriguaient un peu auparavant. »

Après cela, il tourna la conversation sur des sujets plus généraux. Il ne me quitta que lorsque nous eûmes presque atteint les portes du parc : il s’était certainement un peu écarté de son chemin pour m’accompagner si loin, car il retourna en arrière et disparut derrière Moss-Lane, endroit devant lequel nous avions passé. Assurément je ne regrettai pas cette circonstance : si le chagrin avait pu trouver place dans mon cœur, c’eût été qu’il fût parti, qu’il ne marchât plus à mon côté, et que le délicieux moment que nous venions de passer ensemble fût écoulé. Il n’avait pas soupiré un mot d’amour, ou laissé voir un indice de tendresse ou d’affection, et pourtant j’avais été suprêmement heureuse. Être près de lui, l’entendre parler comme il m’avait parlé, sentir qu’il me croyait digne de l’écouter et capable de comprendre et d’apprécier sa parole, c’était assez pour moi.

Oui, Édouard Weston, je pourrais vraiment être heureuse dans une maison remplie d’ennemis, si seulement j’avais un ami qui m’aimât profondément et fidèlement ; et, si cet ami était vous, fussions-nous bien loin l’un de l’autre, ne pussions-nous que rarement nous écrire, et plus rarement encore nous voir, le travail dût-il m’accabler, les tourments et les vexations m’environner, ce serait trop de bonheur pour moi ! « Et pourtant, qui peut dire, me répétais-je à moi-même en traversant le parc, qui peut dire ce que ce mois que j’ai encore à demeurer ici peut amener ? Pendant près de vingt-trois ans que j’ai vécu, j’ai beaucoup souffert et goûté peu de plaisir ; est-il probable que ma vie doive toujours rester aussi sombre ? N’est-il pas possible que le ciel entende mes prières, disperse ces nuages et m’accorde enfin quelques rayons de bonheur ? Me refusera-t-il ces félicités si libéralement accordées à d’autres qui ne les lui demandent point ni ne l’en remercient ? Ne puis-je encore espérer et avoir confiance ? » J’espérai et j’eus confiance quelque temps, mais, hélas ! hélas ! les jours s’écoulaient ; une semaine suivait l’autre, et, à l’exception d’une fois que je l’aperçus de loin, et de deux rencontres où il ne fut presque rien dit, pendant que je me promenais avec miss Mathilde, je ne le vis point, si ce n’est à l’église.

Le dernier dimanche était enfin arrivé, et le dernier service. Je fus sur le point de fondre en larmes durant le sermon, le dernier que j’allais entendre de lui ; le meilleur que j’entendrais jamais, assurément. La fin du service était venue, l’assistance se retirait, et il me fallait suivre. Je venais de le voir et d’entendre sa voix probablement pour la dernière fois. Dans le cimetière, Mathilde fut accostée par les deux miss Green. Elles avaient beaucoup de questions à lui adresser touchant sa sœur, et je ne sais quoi encore. J’aurais voulu qu’elles eussent fini, afin de nous en retourner vite à Horton-Lodge. Il me tardait de pouvoir me retirer dans ma chambre ou dans quelque coin du jardin pour m’abandonner à mes sentiments, pleurer une fois encore mes espérances vaines et mes illusions détruites ; puis dire adieu à mes rêves, et revenir pour toujours avec courage à la triste réalité. Mais, pendant que je formais cette résolution, une voix grave, tout près de moi, me dit :

« Je crois que c’est cette semaine que vous partez, miss Grey ?

— Oui, » répondis-je.

J’avais été vivement frappée ; et, si j’avais été sujette aux syncopes, je me serais certainement évanouie. Mais, Dieu merci, je n’y étais pas sujette.

« Eh bien, dit M. Weston, j’ai besoin de vous dire adieu, car il n’est guère probable que je vous revoie avant votre départ.

— Adieu, monsieur Weston, » dis-je.

Oh ! combien d’efforts il me fallut pour lui dire cela avec calme ! Je lui donnai ma main ; il la retint quelques secondes dans la sienne.

« Il est possible que nous nous revoyions, dit-il. Cela vous ferait-il ou non plaisir ?

— Oui, je serais très-heureuse de vous revoir. »

Je ne pouvais dire moins. Il me pressa tendrement la main et partit. Cette fois, j’étais heureuse, quoique j’eusse plus envie de pleurer que jamais. Si j’avais été forcée de parler en ce moment, une suite de sanglots eussent inévitablement trahi mon émotion ; je ne pouvais empêcher mes pleurs de couler. Je partis avec miss Murray, détournant la tête et négligeant de répondre à plusieurs remarques, jusqu’au moment où elle m’apostropha en me disant que j’étais sourde ou stupide. Alors je repris mon sang-froid, et, comme quelqu’un qui vient d’être arraché à une méditation profonde, je levai les yeux et lui demandai ce qu’elle avait dit.