Ailes ouvertes/01

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Fasquelle (p. 7-28).


I

L’APPEL DE L’ESPACE…


— Qu’est-ce que tu feras, Maryse, quand tu seras grande ?

— Je serai marin !

Ainsi s’exprimait alors une petite bonne femme en robe écossaise qui, ses tresses lui battant l’épaule, le front garni d’une coque bien sage et les chaussettes soigneusement tirées sur ses mollets bruns, cheminait fièrement à côté d’une haute silhouette d’homme, dans les jardins de l’évêché.

Cette petite bonne femme dont ma mémoire a gardé fidèlement l’image, c’est moi à six ou sept ans.

Papa hochait la tête, inclinant pour les mettre à ma portée, sa haute taille et son jeune sourire. Sa voix amusée disait :

— Voyons !… Il n’y a que les garçons qui peuvent être marins. Ce n’est pas un métier de fille.

Et je n’étais pas un garçon !… Peut-être à cette époque et seulement pour cette raison l’ai-je regretté. Je ne savais pas alors qu’une femme peut réaliser des rêves d’homme, quand elle veut s’en donner la peine…

Mais c’est dans cette phrase d’enfant que je retrouve le premier élan de mon être, cette aspiration irrésistible qui, depuis, m’a portée vers la carrière aventureuse que j’ai choisie.

… L’aviation… À vrai dire, je n’y songeais pas encore. C’était une de ces choses qui demeurent dans le domaine féerique de la fantaisie ou de la légende. Mais je suppose que ce désir d’être marin exprimait la nostalgie des espaces qui était en moi, ce besoin d’évasion, ce goût d’infinis que le regard ne mesure pas.

En ce temps-là, — je parle de ma prime enfance, — j’étais une petite fille point turbulente, un peu farouche, qui était très capable de demeurer de longues heures, assise à rêver…

Nous habitions alors un appartement confortable dans une rue de Limoges, une rue sans histoire ni pittoresque où les jours coulaient aussi paisibles et sereins que les ciels d’été sur la Vienne. Mon père travaillait… ma mère s’occupait du ménage, — elle s’y entendait étant d’une famille de huit enfants où chacun devait mettre la main à la pâte — ; mon frère Pierre, de deux ans plus âgé que moi, faisait mes quatre volontés.

Bref tout était paisible et doux autour de mes six ans et la vie tournait rond comme un moteur bien huilé.

Tous les dimanches, papa m’emmenait « faire un tour  » comme on disait à Limoges. Il avait pour moi une prédilection secrète. Peut-être sentait-il que de ses deux enfants, ce faible et ce tendre qu’était mon frère Pierre et cette Maryse taciturne qui avait parfois de si singulières idées, c’était moi le vrai garçon.

Je goûtais fort ces promenades à travers la ville rendue à la paix dominicale et j’appréciais surtout la compagnie de mon père que j’adorais. Malgré mon inexpérience, j’estimais à sa valeur sa claire intelligence, ce goût très sûr qu’il avait, et cet amour des belles choses dont notre ville est amplement pourvue…

Vieilles places, vieux ponts pittoresques, curieuse rue de la Boucherie aux échoppes moyenageuses, belles maisons historiques où se perdent, dans l’obscurité des voûtes, des escaliers qui ont l’air enchantés, je vous ai vus à travers les yeux de mon père avant de vous admirer avec les miens propres… Et déjà, je savais que je ne vous oublierais jamais, même lorsque d’autres paysages, d’autres images lointaines dont s’est nourri, depuis, mon cœur inquiet de nomade, seraient venus se superposer à ces fraîches visions de ma prime jeunesse.

… Les jardins de l’évêché étaient notre promenade favorite. De leurs claires terrasses, on découvrait toute la vallée de la Vienne, une campagne verdoyante que n’arrivent pas à gâcher les usines amarrées au bord du fleuve…

J’ai souvent pensé que cette campagne limousine, si particulière avec ses vertes échappées, ses horizons vastes, ses labours où paissent sans fin les grands bœufs de chez nous, son sol granitique, son ciel immense et mouvementé où des nuages nonchalants viennent rêver, tout cela, sans que je m’en rendisse bien compte, avait eu son influence mystérieuse sur mon âme d’enfant… et c’est peut-être ce cadre qui, berçant mes premières songeries encore confuses, m’a prédisposée aux grands voyages…

… Mon père eût aimé me voir faire ma médecine. Moi je m’en moquais éperdument. Du moment que je ne pouvais pas voguer sur les mers immenses, j’étais dépourvue d’ambition. Une seule chose me tentait :

— Si je suis médecin, est-ce que je pourrais aller à Biskra ?

— Eh ! que diable veux-tu aller faire à Biskra ? demandait mon père.

Je m’émerveillais :

— Ce doit être beau !…

Car Biskra représentait pour moi à cette époque, le bout du monde… et aussi le pays merveilleux où mon imagination pouvait se donner libre cours.

Ma mère nous chantait une vieille chanson où il était question — autant qu’il m’en souvienne — de « Celui qui s’en va à Biskra pour l’amour d’une femme ».

Sur la mélancolique trame de ce chant, j’ai essayé mes premières ailes — ces ailes invisibles qui nous transportent magiquement vers d’inaccessibles horizons. En écoutant ma mère, je me berçais de visions enchanteresses, éventées de palmiers, colorées par le feu des soleils d’Orient sur les sables, traversées par des files de chameliers…

J’ai vu Biskra depuis… et ses palmeraies… et ses Arabes aux yeux de velours… et ses chameaux doux et nostalgiques… mais alors, j’avais déjà parcouru tant et tant d’autres pays que je n’ai pu y retrouver l’enchantement de ces premiers et puérils mirages…



Je me rends très bien compte que je n’ai pas été une petite fille comme les autres petites filles. Je ne jouais pas… Je n’aimais les jouets que pour les secrets qu’ils m’apportaient et le mystère qui était en eux. Mystère mécanique que j’avais tôt fait de découvrir… car, à peine m’avait-on offert la poupée qui parlait ou l’animal qu’on remontait avec une clef, qu’ils étaient éventrés aussitôt par mes mains profanatrices.

Il fallait bien, n’est-ce pas, que je me rendisse compte de ce qui provoquait le miracle !…

Ma mère soupirait, consternée :

— Cette petite est un vrai garnement. Elle brise tout.

Pauvre maman ! Elle était, je suppose, assez ébahie de me découvrir si peu semblable à elle-même, si différente des autres fillettes qui feuilletaient des livres d’images et cousaient des robes de baptême pour leurs enfants de chiffons ou de porcelaine…

… Par exemple, j’adorais les bêtes. J’avais vers elles des élans farouches comme si elles eussent été seules capables de me comprendre. Mon compagnon le meilleur était Blanc-Blanc, un chat rusé et malin comme un singe.

Cette période calme de ma vie dura jusque vers mes dix ans. À ce moment, le malheur entra dans la maison.

Il arriva un jour, sombre compagnon, par la même porte qui s’ouvrait tous les jours devant l’entrée joyeuse de mon père. Nous ne sûmes pas tout de suite qu’il était là — c’est un hôte invisible et patient qui ne décèle pas immédiatement sa présence. — Mais déjà, il s’était emparé de l’atmosphère.

Ce furent de petits détails qui changèrent les habitudes : on servait à mon père, au lieu du menu habituel, de la viande crue que Blanc-Blanc lui chipait parfois en secouant les boulettes de ses petites pattes agiles… et cela nous faisait bien rire, mon frère et moi. Papa riait aussi, avec moins d’allégresse qu’autrefois… et il y avait de l’inquiétude dans les yeux plus attentifs de ma mère. On sentait obscurément dans l’air une menace.

… C’est à ce moment qu’on m’expédia chez ma grand’mère qui habitait un faubourg de Limoges. Ma mère prétexta un surcroît de travail, car papa, maintenant, ne quittait plus la maison. La vérité est qu’il était atteint de tuberculose et qu’on craignait pour moi la contagion.

Il resta vingt-deux mois malade… vingt-deux mois au cours desquels je ne m’habituai pas à être privée de lui.

Un jour, on vint me chercher… et je l’ai revu : c’était pour la dernière fois…



Dès lors, les circonstances, pour nous furent tout autres. La longue maladie de mon père avait emporté toutes les économies de la maison. Avec lui, le bien-être nous quittait définitivement.

Il fallut prendre un appartement plus petit.

On émigra, dans le faubourg, pour se rapprocher de grand’mère. Notre nouveau logement se composait seulement de trois pièces : une chambre pour ma mère et pour moi, une autre pour mon frère, une salle à manger.

Fût-ce cette transformation de notre genre de vie ? Fût-ce l’absence de celui dont je ressentais douloureusement la disparition ?… Toujours est-il qu’à partir de cet instant je changeai du tout au tout. On eût dit que la mort de mon père m’avait exaspérée.

Notre logis donnait de plain-pied dans la rue… et la rue devint mon domaine. Tresses au vent, belliqueuse et déchaînée, je courais tous les jours en compagnie des galopins du quartier avec qui je traitais sur un pied d’égalité.

Je leur avais bien vite appris à respecter la « quille » que j’étais… malgré sa frêle taille et ses poignets menus. Ce n’est pas à moi qu’on aurait tiré les cheveux ou arraché le cartable… ce n’est pas moi qu’on aurait bombardée, à la sortie de l’école, de mottes de terre !… S’il y eut des batailles homériques, dans la rue du Crucifix, j’en fus le plus souvent l’héroïne victorieuse. Je dois dire que je prenais fait et cause pour tous ceux que je croyais molestés et je fonçais dans le tas, les poings serrés, le front têtu… Mes adversaires filaient doux, peu soucieux de provoquer mes réactions…

Plusieurs incidents marquèrent cette période violente et houleuse de mon adolescence. Tel le jour où, sur le grand madrier qui nous servait de chevalet pour nous balancer, je voulus retenir un de mes jeunes cousins qui allait tomber… et je me cassai le bras. Force me fut d’interrompre pendant quelque temps le cours de mes exploits… et je porte encore les marques de cet accident !…

Cela ne me guérit pas de mon goût pour les jeux endiablés de garçons. Je n’aimais rien tant que la bagarre et le danger.

Il me souvient d’une magnifique paire de souliers que ma mère me rapporta un jour avec cette recommandation ultime :

— Et surtout, ménage-les !

Hélas !… lorsque je revins au bercail, à la fin de la journée, mes souliers n’avaient plus de bouts… Nous avions passé l’après-midi à jouer au football !…

… Jusqu’à dix ans, j’avais été en classe une bonne élève. Après la mort de mon père, tout changea et j’étais royalement dernière… Ma mère, fort occupée par ailleurs à se débrouiller pour nous, traitait ma paresse d’écolière avec négligence et je pouvais impunément m’offrir le luxe de ne rien faire.

Un jour pourtant, lors d’une distribution de prix de fin d’année, je m’avisai que j’étais en queue du peloton. J’avais réuni les plus mauvaises places. « Madame » eut, en me nommant, un air de pitié dédaigneuse, mes compagnes, des sourires si pleins d’une ironie condescendante, que je sentis le rouge de la honte, pour la première fois, envahir mes joues. Je serrai les poings :

— Riez toujours !… On verra bien !…

L’année d’après, j’emportais le prix d’excellence… et la considération de la classe. Je suis têtue quand je m’y mets.

… J’avais bien gagné une récompense qu’on m’octroya généreusement. Ma marraine exploitait une ferme à Nieules. C’est là que je passai de radieuses vacances, illuminées par l’ivresse de ma jeune liberté.

Je menai, pendant des semaines, une vie saine et hardie de campagnarde. Je courais dans l’ombre verte des châtaigneraies… je grimpais aux arbres… je liais connaissance avec les animaux d’alentour… ou je m’allongeais sur le pré pour suivre d’un œil pensif, tout brillant de convoitise, les raids des nuages dans le ciel.

…Tout a une fin, même les vacances !… J’avais maintenant l’âge de l’apprentissage. On me plaça dans une fabrique de chaussures où je devais étonner tout le monde par mes fantaisies. La vagabonde impénitente que je suis restée s’accommodait mal de demeurer des journées entières derrière une table. Je tenais difficilement en place… Il me semblait toujours que j’avais des fourmis dans les jambes… et je ne perdais pas une occasion de jouer des tours ou de faire des blagues aux camarades, histoire de rompre la monotonie des heures.

Pourtant, j’étais consciencieuse dans le travail… mais je supportais avec peine les observations et il me souvient de sérieux « attrapages » avec mes chefs de service qui me voyaient me dresser comme un jeune coq et discuter le coup avec eux…

On me traitait avec indulgence… un peu comme ces enfants terribles à qui l’on fait des yeux sévères mais qui vous amusent et que l’on affectionne en secret.

En dépit des sympathies que je sentais autour de moi, ce fut une période assez terne… Les papotages d’atelier ne m’intéressaient pas ; mon travail n’arrivait pas à m’absorber, ni à me passionner. C’est alors que je commençai à lire.

Jusque-là, je n’avais pas encore subi le sortilège du livre. Ma vie de garçon, dehors, libre, ardente, batailleuse, me brisait le corps et l’esprit, et je n’éprouvais pas le besoin de me réfugier dans la lecture. Le rêve suffisait à mes évasions…

À partir du jour où j’entrai à l’atelier, je découvris le monde merveilleux que la lecture ouvre à l’âme prisonnière. Tous mes sous passèrent à acheter des bouquins… J’avais hâte de rentrer chez moi pour les dévorer. Romans d’aventures, de voyages, romans tout court, j’achetais tout, je lisais tout… J’avais enfin trouvé la porte magique qui permettait à la captive que j’étais de s’évader déjà hors de la vie quotidienne, en de folles envolées…



… Et ce fut la guerre… la guerre qui allait apporter à mon adolescence en formation un élément de gravité et de sérieux.

Années fiévreuses, tourmentées, incertaines… la lutte pour le gagne-pain… l’anxiété des jours… Les usines avaient fermé : il fallut s’atteler à d’autres besognes.

Vint l’époque de la machine à coudre. Ce furent les blouses que l’on pique jusqu’à ce que les doigts frémissent d’impatience, que les yeux vous brûlent de fatigue… Blouses d’infirmières… blouses de docteurs… que de métrages de tissu… que de kilomètres de fil j’ai vu défiler sur le rythme de mon premier moteur !… Mais celui-là n’avait jamais de panne… Il fallait vivre…

L’argent rentrait tout de même, à force d’obstination et de travail. C’est à ce moment-là que ma mère s’avisa de me faire donner des leçons de violon. Des leçons de violon… à moi qui n’ai pas d’oreille et qui chante faux !…

Pauvre chère maman, si bourgeoise dans ses idées, si traditionnaliste !… Elle ne s’habituait pas à ne pas faire de moi une jeune fille accomplie !…

… Les années qui suivirent m’apportèrent peu à peu — et parfois cruellement, — l’expérience de la vie… Mon premier mariage… la naissance de mon fils… Que de responsabilités pour mes trop jeunes épaules !… Que de déceptions aussi, que de peines qui me trempèrent l’âme et le caractère et virent à jamais s’évanouir l’enfant que j’étais restée jusque-là.

À notre tour, nous payâmes notre tribut au tragique fléau qui s’était abattu sur le monde. Mon frère fut tué à la guerre. Il avait vingt ans… Je le revois, avec ses yeux dorés, sa haute taille de beau garçon bien bâti… Doux comme une fille, il fut là-bas, je suis sûre, brave comme un lion…

Détail qui me touche lorsque j’y songe : il avait voulu entrer dans l’aviation. Il n’eut pas le temps de réaliser son rêve : il ne passa qu’un mois au front. Il fut porté disparu, à la cote 304, à Verdun…

… Et enfin, un matin rayonnant, toutes les cloches des églises de Limoges sonnèrent l’armistice !…

Celles de la cathédrale ; celles de Saint-Étienne, de Saint-Joseph, de Saint-Michel, jusqu’à celle de la petite chapelle Saint-Aurélien, les voix de tous les clochers s’unirent pour annoncer la grande nouvelle… De la place Jourdan qu’illustre l’effigie du vainqueur de Fleurus, jusqu’à celle de l’Hôtel-de-Ville où claquaient les drapeaux en pavois, par les rues de la Boucherie et la rue du Clocher, sur les terrasses des jardins de l’Évêché, à travers les vieux quartiers pittoresques de l’Abessaille, sur les ponts, sur les quais, la joie populaire — grave et retenue à cause des deuils qu’elle portait en berne, — s’extériorisa.

Ce fut, chez nous comme ailleurs, l’immense soupir d’allégement qui souleva la France entière.

… Pour moi, en dépit du deuil qui assombrissait cette journée, l’armistice apportait davantage : le retour du pilote dont je devais devenir la femme, celui qui allait effacer tous les mauvais souvenirs et décider de ma carrière.



J’avais connu le pilote Louis Bastié au cours d’une de ses permissions. Sorti de Saint-Maixent, il avait fait la guerre dans l’aviation où l’attirait une vocation irrésistible.

Il avait tout de suite représenté pour moi toute la poésie et toute la bravoure de cette époque exceptionnelle où se déployèrent tant de vertus héroïques ignorées depuis, balayées par les années troubles et âpres qui suivirent.

Une belle figure énergique, des yeux clairs qui semblaient toujours chercher dans le ciel quelque route plus large, plus aérée, un sourire de vainqueur, tel il m’était apparu… J’imagine que les jeunes filles romanesques se représentent ainsi le Chevalier de la légende…

Mais la guerre finie, mon pauvre Chevalier redevint un homme comme les autres… qui, privé de son bleu royaume aérien, devait organiser sa vie au sol, comme tout le monde.

L’atterrissage se fit sans mal… Il y avait moi… moi qu’il vint chercher pour m’épouser, à la Compagnie d’Électricité de Limoges où j’étais entrée comme dactylo… Car, un jour que j’en avais assez des blouses et des piqûres, je m’étais mise en tête de perfectionner mon instruction et j’avais planté là ma machine à coudre pour apprendre la machine à écrire…

Nous achetâmes un fond de chaussures à Cognac… La poésie n’y trouvait pas son compte… nos aspirations non plus. Ce n’est pas drôle de vendre des chaussures… pour un aviateur !… Mais je crois que mon mari avait médité les vers de Verlaine :

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour…

… Pourtant, il gardait la nostalgie de son royaume perdu… et il me faisait partager ses regrets.

Ce fut l’époque trépidante de la moto. Pour échapper à l’existence trop « quotidienne » — et aux chaussures ! — nous filions en motocyclette sur les routes, à de folles allures. Je montais — déjà ! — en tensad, et les bonnes gens qui me voyaient passer, levaient vers moi des bras scandalisés.

Je n’en avais cure… Je ne me suis jamais occupée de l’effet produit… de ce que peuvent penser de moi les autres. Je me suis habituée à aller droit mon chemin, avec, pour tout encouragement, ma satisfaction intime… Cela m’a beaucoup servi depuis…

… Un jour, mon mari revint de Bordeaux où il était allé faire une période militaire. Tout de suite, je lui vis un visage illuminé qui n’avait pas seulement pour cause l’allégresse du retour.

— Loute, devine de ce que je t’apporte ?…

— Quoi ?… Dis vite !…

— Ma nomination de moniteur dans une École d’Aviation, à Mérignac…

Les embauchoirs que je tenais sont tombés sur le comptoir… Moniteur… Une école d’aviation… Mérignac !…

Déjà, à travers la vitre de la boutique, par-dessus les paires de « décolletés » et de « Charles IX », nos yeux cherchaient dans l’azur la route prochaine… le sillage invisible de l’avion… et nous entendions tous deux, comme une chère musique retrouvée, le ronronnement du moteur…

Nous liquidâmes joyeusement les « piqué machine » et les « cousu main »… et, avec une ivresse que je ne peux décrire, la tête bourdonnante de projets, le cœur frémissant d’espoirs, nous disions adieu pour toujours à la bonne ville de Cognacq… et aux chaussures.