Alaric, ou Rome vaincue/Livre VI

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Augustin Courbé (p. 255-294).

 
A peine ce heros, d’une course soudaine,
De ses superbes pas imprima-t-il l’arene,
Qu’il y vit tous les siens sortis de son vaisseau,
Se presser au rivage, et regarder vers l’eau.
La troupe qui le voit pousse des cris de joye ;
Luy monstre ses vaisseaux que le ciel luy renvoye ;
Redouble encor ses cris ; et parmy les rochers,
Retentissent bien loin les voix de ces nochers.
Tout parle de bonheur ; tout parle de victoire ;
Il se revoit brillant de sa premiere gloire ;

Il perd le souvenir de tant de maux souffers ;
Il voit le Tibre esclave, et Rome dans les fers.
L’un du prudent Sigar reconnoist la banniere ;
L’autre du fier Haldan voit l’enseigne guerriere ;
Celuy-cy d’Hildegrand distingue les pavois,
Qu’alentour de la poupe on mettoit autresfois ;
Cét autre reconnoist un navire à sa proüe ;
L’autre à la banderolle où Zephire se jouë ;
L’un monstre à ses amis un grand fanal doré ;
Et l’autre un estendart sur la poupe arboré.
Soldat ny marinier, general ny pilote,
Aucun ne doute plus que ce ne soit leur flote :
Tous en tombent d’accord au raport de leurs yeux ;
Tous encor une fois poussent des cris aux cieux.
Cependant cette flote à rames comme à voiles,
Vient en jettant des cris qui monstent aux estoiles :
Et du bord de la mer, ainsi que des vaisseaux,
Chacun se tend les bras avancez vers les eaux ;
Chacun comme à l’envy, d’une ardeur mutuelle,
Compare un si doux calme à la mer si cruelle ;
Et confesse en son cœur d’un secret entretien,
Que c’est par un grand mal que l’on gouste un grand bien.
Tout s’aproche à la fin ; tout vient ; tout se desbarque ;
L’on voit desja les chefs à l’entour du monarque ;
Et du creux de ces nefs sortent comme à grands flots,
Confusément meslez, soldats et matelots.
Comme on voit l’ocean de son urne profonde,
Vers le bord opposé pousser onde sur onde ;

Ainsi voit-on alors ces illustres guerriers,
S’avancer tous en foule, et pousser les premiers.
Dans les champs spacieux les troupes s’eslargissent,
Loin du bord et du bruit de ces flots qui mugissent ;
Tout campe ; tout se loge ; et les fiers bataillons,
Dressent en un moment cent et cent pavillons.
Icy l’un court au bois, et l’autre à la fontaine ;
L’autre par deux cailloux, d’une adresse certaine,
Les tenant des deux mains, et les choquant un peu,
Excite, allume, embraze, et fait luire un grand feu.
L’on descharge les nefs ; l’on met tout au rivage ;
Alors chacun travaille, et chacun s’encourage ;
Et tous ces mariniers, du ciel favorisez,
Songent à radouber leurs navires brisez.
L’un observe le sien ; l’autre la poix apreste ;
L’un oste un mast rompu des coups de la tempeste ;
L’autre vers la forest jette les yeux plus loin,
Et regarde le bois dont il aura besoin.
Celuy-cy tient desja le maillet et l’estoupe,
Dont il doit calfater, et sa proüe, et sa poupe :
Et cét autre fait fondre, et fait desja fumer,
Cette gluante poix qui resiste à la mer.
Cependant Alaric, parle, carresse, embrasse,
Et pert le souvenir de toute sa disgrace :
Il tend la main à l’un ; à cét autre il sous-rit ;
Il fait voir dans ses yeux ce qu’il a dans l’esprit ;
Enfin il entretient tout ce qui l’environne :
Et tournant ses regards vers la belle Laponne,

Il la louë, il la plaint, et d’un air tout charmant,
Il oblige à la fois, et l’amante, et l’amant.
Mais de l’obscure nuit le voile espais et sombre,
Venant couvrir la flote, et le camp de son ombre,
Le roy tout glorieux de son heureux destin,
Regale tous ces chefs d’un superbe festin :
Et chacun gouste apres, comblé d’ayse et de joye,
Le paisible repos que le sommeil envoye.
Cependant Lucifer se tourmente la-bas,
Et durant que tout dort, le cruel ne dort pas.
Cét esprit orgueilleux, dont la premiere faute,
Fut une vanité superbe comme haute,
Ne peut encor souffrir de son premier vainqueur,
Et pres de son despit l’enfer est sans rigueur.
Il voit que dans le ciel le soleil qui s’esleve,
Est encor loin du terme où sa course s’acheve :
Et qu’à peine l’esté dans les vastes guerets,
Commence de jaunir les thresors de Cerés.
Il juge qu’Alaric, qui les travaux mesprise,
N’aura que trop de temps pour sa haute entreprise :
Il sçait qu’aux champs latins l’hyver peu rigoureux,
Pour le soldat campé n’a rien de dangereux :
Il prevoit (ce demon qui voit plus clair que l’homme)
Le salut des Romains en la perte de Rome :
Il veut y mettre obstacle ; il veut en murmurer ;
Et quoy qu’il soit trop foible, il ne peut l’endurer.
Or pour choquer, s’il peut, la puissance divine,
Il discourt ; il medite ; il resve ; il imagine ;

Et resoud à la fin dans ses pensers troublez,
De voir sur ce sujet les demons assemblez :
Afin qu’affermissant cette image inconstante,
Ils puissent travailler à l’affaire importante.
Aussi-tost d’une voix qui donne de l’effroy,
Il fait trembler la terre, et les appelle à soy.
Cette effroyable voix, que redoute l’Averne,
Y fait tout retentir de caverne en caverne :
Et les concavitez de ce lieu sousterrain,
Appellent les demons pres de leur souverain.
Alors des noirs esprits les images legeres,
Comme l’on voit voler les mouches mesnageres,
Voltigent dans la grote ; et l’escadron nombreux,
Se range à son devoir pres du roy tenebreux.
Grand dieu qui fis l’enfer pour y punir les crimes,
Despeins à mon esprit ces tenebreux abysmes,
D’une eternelle nuit tousjours enveloppez,
Noir sejour des meschans que ta foudre a frappez.
O lieux environnez de l’ombre et du silence,
Lieux où des fiers demons regne la violence,
Lieux de qui la rigueur ne doit jamais passer,
Quel crayon assez noir suffit pour vous tracer ?
Droit au centre du monde, et parmy les tenebres,
Sont des antres voûtez, affreux comme funebres,
Où des tristes damnez, les malheureux esprits,
Poussent horriblement des pleintes et des cris.
Des vapeurs des metaux, et des veines du souffre,
Un feu qui n’esteind point, luit et brusle en ce gouffre :
Mais un

feu si subtil, qu’on n’y peut resister,
Car mesme sans matiere il pourroit subsister.
L’effet prodigieux de ces terribles flâmes,
Ainsi que sur les corps peut agir sur les ames :
Et l’occulte pouvoir de son activité,
Fait sentir à ces morts son immortalité.
Un vert meslé de rouge, et d’une couleur sombre,
Y mesle en petillant, et la lumiere, et l’ombre :
Et ce meslange affreux, qu’accompagne un grand bruit,
Luit eternellement en l’eternelle nuit.
Mais c’est d’une lumiere à tant d’ombre meslée,
Qu’elle espouvante encor la troupe desolée :
Qui voit confusément les objets qu’elle voit,
Et qui sent mieux ce feu qu’elle ne l’aperçoit.
Pres de ces lieux bruslans sont des grotes glacées,
Ou plutost de glaçons des roches entassées,
Dont l’horrible froideur, pres de ces feux ardents,
Fait geler, fait transir, et fait grincer les dents.
Les ames des damnez, dont le mal tousjours dure,
Passent du chaud extrême, à l’extrême froidure :
Puis du froid excessif, à l’ardente chaleur :
Et ces tourmens divers augmentent leur douleur ;
Et l’eternel combat des qualitez contraires,
Redouble en les changeant, leurs peines ordinaires.
Mais leur plus grand supplice, est qu’eternellement,
Ce qui fit leurs plaisirs, fait la-bas leur tourment :
Et qu’eternellement dans l’infernal abysme,
Ils ont devant les yeux l’image de leur crime :

Dont le fantôme affreux, par d’outrageans propos,
Jamais, helas ! Jamais, ne les laisse en repos.
Ceux dont la barbarie a fait des parricides ;
Qui de leur propre sang virent leurs mains humides ;
Ceux, dis-je, dont la rage en son cruel transport,
Aux autheurs de leur vie osa donner la mort ;
Regardent pour punir leur ame criminelle,
Le spectacle sanglant de l’ombre paternelle :
Qui leur monstre en pleurant, qui leur monstre en courroux,
De leur cruelle main les detestables coups.
Ce pitoyable objet redouble leur furie :
Ce sang qui coule encore est une voix qui crie :
Et qui dit à leur cœur comme à leur souvenir,
Qu’il n’est point de tourment qui les puisse punir.
Ces esprits orgueilleux, de qui l’humeur altiere ;
De qui la vanité si superbe et si fiere,
Se croyoit sans esgale en rares qualitez,
Y souffrent mille affrons, et mille indignitez.
Les demons insolens les attaquent sans cesse ;
Les outragent tousjours ; leur font voir leur bassesse ;
Leur marquent leurs deffauts ; et par un fier mespris,
Ils font desesperer ces superbes esprits.
Ces lasches paresseux, de qui l’ame endormie,
Fut insensible à tout, jusques à l’infamie ;
Par mille et mille coups chaque jour redoublez,
Sortent du froid sommeil qui les tint accablez.
Tous assoupis qu’ils sont le tourment les resveille,
Car il n’est point de peine à leur peine pareille :

Puis que sans esperer de tréve ny de paix,
Eux qui dormoient tousjours ne reposent jamais.
Ces esprits violens, et tousjours en colere,
A qui tout desplaisoit ; à qui rien ne sceut plaire ;
Sont tousjours contredits avec derision,
Dans ce lieu de desordre, et de confusion.
Au milieu de la flâme, et parmy la fumée,
D’un eternel despit leur bile est allumée :
On les pousse ; on les choque ; on les presse ; on les bat ;
Ils hurlent en fureur alors qu’on les abat ;
Et sans aucun relasche, et sans aucunes pauses,
Eux qui n’enduroient rien endurent toutes choses.
Ces lasches envieux de la gloire d’autruy,
En changeant de sejour, n’ont point changé d’ennuy :
Car les demons subtils augmentant leurs suplices,
Eux qui tombez du ciel en sçavent les delices,
Leur en font un tableau, bien peint, bien entendu,
Qui leur fait concevoir le bien qu’ils ont perdu :
Et leur font voir encor par leur malice noire,
Leurs propres ennemis dans le sein de la gloire :
Afin que comparant les peines aux plaisirs,
L’envieux se devore avec de vains desirs.
Ceux de qui l’ame basse, au larcin adonnée,
A cette lascheté se vit abandonnée,
Sont reconnus pour tels en ce lieu de douleurs,
Et dans l’infame rang des infames voleurs.
Devant tous les damnez on les met à la gesne ;
Chacun voit leur peché comme l’on voit leur peine ;

Et pour dernier suplice on leur fait confesser,
La honteuse action qu’on punit sans cesser.
Ces avares brutaux, qui par mille bassesses,
Se virent eslevez à d’injustes richesses,
Qui tenoient en tout temps leur cœur dans leur thresor,
Esprits interessez, idolatres de l’or ;
Despoüillez de grandeur, de bien, et de fortune ;
Et pressez d’un remords qui sans cesse importune,
Maudissent en jurant ce dangereux metal,
Qui ne pût assouvir leur apetit brutal.
Ces gourmands affamez, dont le dieu fut le ventre ;
Ces gouffres de crapule, où tout passe, où tout entre ;
Sont justement punis par la rigueur du ciel,
Qui ne leur fait gouster que l’absynthe et le fiel.
Ceux de qui l’ame foible, aussi bien qu’amoureuse,
Suivit des voluptez la trace dangereuse,
Au lieu du cher objet d’une aymable beauté,
De cent objets hydeux souffrent la cruauté.
Ces juges corrompus qui vendent la justice ;
Qui choquent l’innocence, et protegent le vice ;
Sont dans l’huyle boüillante (où l’on les fait plonger)
Jugez plus justement qu’on ne les vit juger.
Ces princes violents, ces tyrans sanguinaires,
Qui font des maux publics leurs plaisirs ordinaires ;
Sans sceptre et sans couronne, en ce lieu de terreur,
Ont en leur propre thrône un objet plein d’horreur.
L’image de leur crime, et celle de leur gloire,
Estans les deux bourreaux de leur triste memoire,

Qui leur font tousjours voir sans les quitter jamais,
Les biens qu’ils ont pû faire, et les maux qu’ils ont faits.
Ces monstres enragez, ces pestes des provinces,
Qui tremperent leurs mains dans le sang des bons princes,
Ils se sentent brusler, tous ces grands criminels,
Ces parricides mains, en des feux eternels.
Ces indignes prelats, qui par moyens injustes,
Brillerent de l’esclat de leurs mithres augustes,
Et qui vescurent mal dans leurs rangs eslevez,
Y souffrent des tourmens non jamais achevez.
Des ennemis du ciel, des aveugles athées,
Dans un feu plus cuisant les ames sont jettées :
Et là, de leurs erreurs le fatal souvenir,
Leur fait connoistre un dieu puis qu’il les sçait punir.
Ces mauvais conseillers des roys et des monarques,
Qui de leur tyrannie ont donné tant de marques,
Souffrent à tous momens des suplices nouveaux,
Et lassent tour à tour, bourreaux apres bourreaux.
Ces chancres affamez qui les peuples devorent ;
Ces meschans partisans que ces peuples abhorrent ;
Maudissent en ce lieu dans leurs afflictions,
Leur infame commerce, et leurs inventions.
Ceux qui d’un poison lent satisfirent leur haine,
Pour un crime si long ont une longue peine :
Car bien qu’elle soit dure au-delà du trespas,
Toute l’eternité ne la finira pas.
Ces langues de serpent, ces menteurs pleins d’envie ;
Ces lasches mesdisans de la plus belle vie,

Parole pour parole en rendent compte à Dieu,
Et sont recompensez dans ce funeste lieu.
Ces mauvais directeurs, ces trompeurs hipocrites,
Dont les moindres erreurs ne sont jamais petites ;
Qui trompent le credule en sa devotion,
Connoissent leur peché par leur punition.
Ceux qui fraudent le poids ainsi que la mesure,
Sont payez de leur faute, et mesme avec usure :
Et sentent, mais trop tard, dans l’eternel soucy,
Que c’est perdre beaucoup que de gagner ainsi.
Ces meres sans vertu, la honte des familles,
Dont le mauvais exemple a fait perdre les filles,
Dans ce severe lieu souffrent incessamment,
Pour ces doubles pechez un double chastiment.
Ces meres sans pitié, qui pour cacher leur faute,
En perdant leurs enfans, en font une plus haute,
Par ces spectres sanglans qui les suivent par tout,
Endurent des douleurs qui n’auront point de bout.
Ces meres sans honneur, dont le commerce infame,
Vend la pudicité ; vend le corps ; et perd l’ame ;
Endurent des tourmens qu’on ne peut concevoir,
Et connoissent trop tard leur crime et leur devoir.
Ceux qui desesperez se sont meurtris eux-mesmes,
Pour une extrême faute, ont des peines extrêmes :
Et tout l’enfer leur dit, en les venant blâmer,
Que qui ne s’ayme pas ne sçauroit rien aymer.
Enfin ce triste lieu voit dans son esclavage,
Toute condition, et tout sexe, et tout âge :
Mille et

mille chemins conduisent à l’enfer,
Mais on ne revient point de ses portes de fer.
Or dans le plus profond de l’effroyable gouffre,
Par tout on voit ramper une flâme de souffre,
Dont la couleur bluastre au rouge se meslant,
Tapisse horriblement le noir palais bruslant.
C’est là que les demons, prenant part à leurs gesnes,
Souffrent et font souffrir les plus horribles peines :
C’est là que Lucifer, dont l’orgueil est si haut,
Trouve en un mesme lieu le thrône et l’eschaffaut.
C’est en ce triste lieu qu’il endure et commande :
C’est là qu’il fit venir son infernale bande :
C’est là que luy parla le monarque d’enfer,
Dont le thrône est de flâme, et le sceptre de fer :
C’est là que par orgueil se faisant violence,
Il suspendit ses maux ainsi que leur souffrance :
Et que malgré les cris des esprits forcenez,
Il imposa silence aux plaintes des damnez.
Alors laissant sortir sa colere allumée,
Il pousse un grand soûpir de flâme et de fumée :
Et le feu luy sortant de la bouche et des yeux,
En frapant sur son thrône il fait trembler ces lieux :
Et d’une voix tonnante il forme ces paroles,
Capables d’esbranler la fermeté des poles :
Lors que tous ces demons à l’entour de leur roy,
Eurent aussi tremblé de respect et d’effroy.
Illustres compagnons de mon illustre faute,
Vous dont la vanité fut si noble et si haute :

Vous dont le noble orgueil, d’un vol ambitieux,
Osa bien s’eslever jusqu’au thrône des cieux :
Malgré la triste fin d’une si belle guerre,
Relevez vos esprits au centre de la terre :
Et si ce thrône enfin ne se peut renverser,
Pour amoindrir sa gloire il la faut traverser.
R’allumons tout le feu de nostre antique haine :
Joignons-y le despit d’une entreprise vaine :
Et par mille complots, adroits comme inhumains,
Deffendons les Romains pour perdre les Romains.
Anges, je l’ay connu, nostre vainqueur injuste,
Veut relever l’éclat de la ville d’Auguste :
Il veut la corriger, non la perdre en ce jour ;
Et sa colere mesme a fait voir son amour.
Il sçait (car que ne sçait sa science profonde ? )
Que nous sommes les roys de la reyne du monde :
Et que par les plaisirs l’attachant à nos chars,
Nous avons triomphé comme ont fait les Cezars.
Il sçait que le malheur peut réveiller une ame ;
Luy monstrer son devoir, et la sauver de blâme ;
Et c’est pour porter Rome à faire un tel effort,
Qu’il va prendre Alaric dans les glaces du Nord.
Il veut perdre et sauver cette superbe ville :
Tout ce que nous tentons nous demeure inutile :
Les spectres et les ours ne nous servent de rien :
La flâme en s’esteignant s’oppose à nostre bien :
Le tumulte s’appaise, et la fureur publique :
En vain nous bastissons un palais magnifique :

En vain nous faisons voir aux yeux d’un prince amant,
De l’objet qu’il cherit, le fantôme charmant :
En vain pour arriver au but de nostre envie,
Nous le luy faisons voir prest à perdre la vie :
En vain nous souslevons mille flots irritez :
En vain Amalasonthe avec mille beautez,
Tache de retenir un amant si fidelle :
Il la quitte ; il s’embarque ; il part ; il s’enfuit d’elle ;
Il vient à bout de tout ; il s’avance à grands pas ;
Et Rome va tomber sous l’effort de son bras.
Esprits, soustenons-là, cette fameuse Rome :
L’enfer le cede au ciel, mais non pas l’ange à l’homme :
Un heros est mortel ; et parmy le danger,
Apres tant de malheurs nostre sort peut changer.
C’est pour ce grand dessein qu’icy je vous assemble :
L’interest est commun ; travaillons donc ensemble :
Donnez-moy vos conseils ; et monstrant un grand cœur,
Devenons à la fin les vainqueurs d’un vainqueur.
A ces mots il se taist, muet comme une idole :
Un soûpir enflâmé luy coupe la parole :
La douleur le suffoque ; et l’orgueilleux despit,
Se rend maistre absolu de ce superbe esprit.
Comme un nombreux essein, qui la ruche abandonne,
Murmure sourdement, fait du bruit, et bourdonne ;
Ainsi tous les demons qui parlent bas entr’eux,
Forment le mesme bruit dans un antre si creux.
Mais enfin Belzebuth les oblige à se taire ;
Enflé qu’il est de rage, et flambant de colere :

Et respondant au roy des tenebreux manoirs,
Ces mots font retentir tous ces cachots si noirs.
Prince qui meritois une plus haute place,
Nous suivismes au ciel ta genereuse audace ;
Nous suivrons aux enfers tes desseins genereux,
Et les anges tombez oseront tout pour eux.
Nous sçavons qu’Alaric, que la gloire accompagne,
En partant d’Albion doit aller en Espagne :
Et que las de voguer sur l’empire des eaux,
C’est là qu’il doit quitter ses malheureux vaisseaux.
Volons, volons devant pour empescher sa gloire,
Vers ce peuple aussi fier que sa couleur est noire :
Taschons d’y faire entrer la terreur et l’effroy ;
Parlons-y des rigueurs, et des Goths, et du roy ;
Et comme l’Espagnol est nay superbe et brave,
Menaçons-le des fers, et traitons-le d’esclave :
Afin que par orgueil, par crainte, et par devoir,
Ce peuple armé s’apreste à le bien recevoir.
J’iray, j’iray moy-mesme exciter la tempeste :
De Rigilde eloquent la bouche est desja preste :
Car bien plus animé qu’il ne l’estoit jadis,
Il attend Alaric aux rives de Cadis.
Vostre conseil est bon ; je le crois salutaire ;
(Dit alors Astaroth, qui ne peut plus se taire)
Pour le desbarquement nous en aurons besoin ;
Mais selon mon advis il faut aller plus loin.
L’evenement douteux des choses de la guerre,
Ne nous doit pas borner dans l’iberique terre :

On peut vaincre Alaric ; il peut estre vainqueur ;
Et nous connoissons trop, et son bras, et son cœur.
Ainsi pour ne pas voir nostre entreprise vaine,
Passons des bords d’Espagne, aux hauts murs de Ravenne :
Et taschons d’exciter au cœur de l’empereur,
Un sentiment de gloire, ou du moins de terreur.
De là, volons à Rome ; et malgré la mollesse,
Où vit depuis long-temps le peuple et la noblesse,
Taschons de réchauffer pour nos hardis desseins,
Quelques goutes encor du vray sang des Romains.
Oüy, oüy, dit Leviathan, j’aprouve cette adresse :
Mais des bords d’Italie il faut aller en Grece :
Le foible Honorius m’est tousjours fort suspect :
Sa crainte asseurément ira jusqu’au respect :
Il n’osera branler devant un si grand homme,
Et s’il est nostre apuy, nous verrons tomber Rome :
Je connois sa foiblesse ; et son frere plus fort,
Peut mieux nous soustenir, et s’oposer au sort.
Il faut donc reünir, et l’un et l’autre empire :
Et des hauts monts de Thrace, et des rochers d’Epire,
Pour nostre grand projet tirer ces fiers soldats,
Qu’endurcit le travail parmy ces froids climats.
Oüy, prince, dit alors le flatteur Asmodée,
Tous ces conseils prudents ont une belle idée :
L’éclat de la raison brille en tous ces discours,
Mais l’œil d’Amalasonthe est un puissant secours.
Alaric est vainqueur, mais on le peut deffaire :
Elle peut faire enfin, ce qu’elle n’a pû faire :

Il est certains momens, et forts, et bien-heureux,
Où rien n’est impossible à des cœurs amoureux.
Il faut, il faut l’avoir, cette beauté charmante :
Car qui peut resister long-temps à son amante ?
Ce qu’une larme en vain aujourd’huy tentera,
Une seconde larme apres l’emportera.
Entre ces quatre advis, tout l’enfer se partage :
La foule des demons y donne son suffrage :
Car comme ils sont tous bons, on les accepte tous,
Et Lucifer reparle avec moins de courroux.
Esprits ingenieux, dit ce roy des tenebres,
Quittez, mais promptement, ces demeures funebres :
Et sortant sans tarder de nos palais ardents,
Allez executer des conseils si prudents.
Que l’un vole en Espagne, et l’autre en Italie,
Pour y ressusciter la gloire ensevelie :
Que l’autre dans la Grece aille porter l’effroy,
Par le nom d’Alaric, ce grand, et trop grand roy :
Et que l’autre dans Birch aille par son adresse,
Tascher de reünir l’amant et la maistresse :
Sortez, partez, volez, je l’ordonne demons :
Il y va de ma gloire, allez, et soyez prompts.
A ces mots il se leve, et ces demons s’avancent :
Le silence finit, et les cris recommencent :
Tout l’enfer retentit d’horribles hurlemens,
Et l’effroyable bruit croist à tous les momens.
Comme apres un grand calme, où la mer enragée,
Laissoit dormir ses flots aux rives de l’Aegée,

La fureur de la vague, en heurtant les rochers,
Estonne d’autant plus les malheureux nochers.
De mesme dans l’enfer, apres un tel silence,
Les plaintes des damnez ont plus de violence :
Et la suspension de ces tristes esprits,
Semble avoir redoublé leurs douleurs et leurs cris.
Cependant Belzebuth, plein d’ayse et de furie,
Sous l’ombre de la nuit vole vers l’Iberie :
Et devant que le jour ramene la clarté,
Il voit de l’Espagnol les bords et la fierté.
Il y trouve Rigilde ; il l’anime ; il l’excite ;
A l’important dessein sa voix le solicite :
Et prenant des habits tels qu’on en voit sur l’eau,
Ils feignent qu’un naufrage a brisé leur vaisseau.
Ils disent à ce peuple, en concertant leur feinte,
Afin de les armer par l’excés de la crainte,
Qu’ils ont veu dans les ports de la grande Albion,
Une estrange, sauvage, et fiere nation,
Qui vient fondre en Espagne, et qui veut par ses armes,
La remplir de desordre, et de sang, et de larmes.
O peuples, dit Rigilde, armez-vous, armez-vous :
Vostre estat se va perdre, et vous perirez tous :
Si par une valeur, digne de vostre estime,
Vous ne leur opposez un effort legitime.
Ces barbares cruels, qui n’ont aucune loy,
Ne connoissent honneur, raison, pitié, ny foy :
Ils sont l’horreur du ciel, et du siecle où nous sommes :
Ils brisent les autels ; ils devorent les hommes ;

Ils bruslent les maisons ; et la pudicité
Ne sçauroit se sauver de leur brutalité.
C’est un torrent de fer, c’est un torrent de flâme,
Qu’on ne peut arrester que par une grande ame :
Et voulant l’empescher d’inonder nos remparts,
Il luy faut opposer vos piques et vos dards.
L’Espagnol genereux, oüy, l’Espagnol si brave,
Sera chargé de fers, en miserable esclave :
Un peuple si guerrier, souffrira, servira,
Sous un maistre insolent qui le mal-traitera.
Quoy ! Pourrez-vous avoir une telle foiblesse ?
Armez-vous, armez-vous, genereuse noblesse :
Mourons, mourons plutost pour le païs natal,
Que de subir le joug d’un peuple si brutal.
Sauvons donc nos autels, nos filles, et nos peres,
Nos biens, nos libertez, des armes estrangeres :
Et pour un tel sujet, signalant nos efforts,
Repoussons vaillamment ces monstres de nos bords.
Belzebuth à ces mots, inspire dans la place,
Aux uns de la frayeur ; aux autres de l’audace :
Il fait des enragez, des naturels boüillans,
Et des moins resolus, des timides vaillans.
L’on n’entend plus crier dans l’espagnole terre,
Qu’arme, arme, il faut combatre ; aux autres, guerre, guerre :
Et par l’art du demon, qui les sçait allarmer,
Desja, desja tout s’arme, ou tout court pour s’armer.
Ce bruit tumultueux, passe de ville en ville :
Quand un homme l’aprend, il le redit à mille :

Ces mille, à mille encore, et dans moins de dix jours,
Toute l’Espagne bransle apres un tel discours.
Comme on voit aux forests la flâme devorante,
S’avancer d’arbre en arbre en sa fureur errante,
Et ne s’arrester point, qu’elle n’ait à la fois,
Embrazé les buissons, les herbes, et les bois.
De mesme ce grand bruit que la crainte accompagne,
Des rives de Cadis, va par toute l’Espagne :
L’allume de fureur de l’un à l’autre bout ;
Et met la pasle crainte, ou l’audace par tout.
L’on arme les vaisseaux ; l’on arme les galeres ;
Desja volent en l’air leurs enseignes legeres ;
Et desja de par tout entrent les combatans,
Dans les ramparts de bois de ces chasteaux flottans.
Mais lors que Belzebuth inspire sa furie,
Parmy le peuple fier de la noire Iberie,
Astharot s’aquittant de son funeste employ,
Dans un autre climast seme le mesme effroy.
Il se desguise en Grec en entrant dans Ravenne :
Il prend du jeune Eutrope une figure vaine :
D’Eutrope qui d’Arcade à toute la faveur :
Et le subtil demon se dit ambassadeur.
Il voit Honorius ; il luy parle ; il le presse ;
Avec l’art eloquent, que sceut si bien la Grece :
Et pour le retirer de son foible repos,
Apres ses complimens il luy tient ces propos.
Prince illustre et puissant, que Bisance vit naistre,
L’empereur d’orient, vostre frere et mon maistre,

Prenant part, comme il doit, à tous vos interests,
A desja des vaisseaux, et des hommes tous prests,
Afin de reünir au commun avantage,
L’empire divisé qui vous vint en partage :
Afin qu’estans unis vous en soyez plus forts,
Et puissiez repousser l’orage de vos bords.
Il a sceu qu’Alaric, prince voisin de Thule,
Vient de ces lieux glacez d’où le jour se recule,
Avec l’intention d’asservir les Romains,
Et croyant tenir Rome, et leur sort en ses mains.
Il part, il vogue, il vient, et sa flote s’avance :
Desja tremble l’Espagne au bruit de sa puissance :
Et desja d’Albion sont couvertes les eaux,
De l’ombre des hauts mats de cent et cent vaisseaux.
Ce dangereux torrent vient inonder l’empire :
Ce peuple belliqueux, rien que sang ne respire :
Et si vous n’agissez comme il est à propos,
Les Romains ses vainqueurs, seront vaincus des Goths.
Race de Constantin, et du grand Theodose,
Prince pensez à vous, et pesez bien la chose :
Songez pour prevenir les funestes hazards,
Que vous estes assis au thrône des Cezars :
Qu’il en faut soustenir, et le nom, et la gloire :
Et remporter comme eux, victoire sur victoire :
Et non pas endurer par excés de bonté,
Que nous soyons domptez par un peuple dompté.
Alaric est vaillant, mais enfin c’est un homme :
Toute la terre tremble au simple nom de Rome :

Elle met aux plus fiers la pasleur sur le teint :
Elle a vaincu le monde, et le monde la craint.
Allez, allez à Rome en deffendre les portes :
Où plutost en sortir avec mille cohortes :
Et deffendant des monts le rampart eternel,
Que l’aigle fonde enfin sur ce grand criminel.
Avec ces mots hardis le faux Eutrope acheve :
Mais l’empereur s’abat plus qu’on ne le releve :
Ces discours genereux pour luy n’ont point d’apas :
Et ce cœur endormy ne s’en réveille pas.
Mon frere, respond-il, conçoit trop d’espouvante :
Car de quelque valeur qu’un vandale se vante,
L’esclave des Romains ne peut estre leur roy,
Et n’oseroit songer à s’attaquer à moy.
Ce bruit sans fondement n’est rien qu’une chimere :
Je n’en changeray point ma conduite ordinaire :
Vos discours ennuyeux sont icy superflus :
Allez, retirez-vous, et ne m’en parlez plus.
A ces mots sans raison, le demon se retire ;
Disparoist et s’envole au siege de l’empire :
Où se changeant encore en un vieux senateur,
Il monte au Capitole avec ce front menteur.
O Romains (y dit-il avec de feintes larmes)
Je vous voy sans raison en vous voyant sans armes :
Et pourquoy ne voit-on ces armes en vos mains,
O Romains sans raison, si vous estes Romains ?
Les Goths, les Goths cruels, viennent pour nostre perte :
Desja d’un camp nombreux la Tamise est couverte :

Et le Tibre dans peu comme elle le sera,
Par ce peuple aguerry qui nous attaquera.
L’empereur d’orient en mande la nouvelle,
Et dit qu’elle est certaine, et son advis fidelle :
Et cependant son frere, endormy comme il est,
Veille aussi peu pour nous, que pour son interest.
Il ne veut point le croire ; il ne veut point l’entendre ;
Ferons-nous comme luy ? Nous laisserons-nous prendre ?
Et mesprisant ainsi de si fiers ennemis,
Voulons-nous que les Goths nous trouvent endormis ?
Soustenons, soustenons la majesté romaine :
Alaric, si l’on veut, vient reprendre sa chaine :
Et si nous connoissons quel est nostre pouvoir,
L’esclave revolté connoistra son devoir.
Regardons, regardons, ces marques de victoire ;
Cét arc de Constantin, superbe et plein de gloire ;
Tous ces grands monumens de nos braves ayeuls,
Ces despoüilles des roys qu’ils surmonterent seuls ;
Ces superbes tombeaux des maistres de la terre ;
Ces aigles qui par tout ont porté le tonnerre ;
Ces sceptres, ces faisceaux, ces thrônes, et ces chars,
Et des premiers consuls, et des premiers Cezars.
Voulons-nous oublier par une erreur profonde,
Que nous sommes les fils de ces vainqueurs du monde ;
Que ce monde est à nous en estant possesseurs,
Et qu’il nous apartient comme leurs successeurs ?
Revoyons, revoyons, leurs illustres images,
Afin de r’animer nos bras et nos courages :

Et par ce grand exemple, eslevant nos esprits,
Prenons pour triompher le chemin qu’ils ont pris.
Couvrons de nos boucliers, couvrons de nos espées,
Les cendres des Cezars, les cendres des Pompées ;
Leurs tombeaux ; leurs autels, tant de siecles gardez ;
Et deffendons ces murs que Romule a fondez.
Mais sans parler des morts dans ces perils extrêmes,
Deffendons nos enfans, nos femmes, et nous mesmes :
Deffendons la patrie avec nos fortes mains :
Et vivons, et vivons, ou mourons en Romains.
A ces mots le demon, pour entrer dans leur ame,
Fait glisser dans leur corps une subtile flâme :
Tasche de desmesler dans leurs timides cœurs,
Quelque goutte du sang de ces premiers vainqueurs :
La réchauffe ; l’allume ; et l’ayant allumée,
Mesle à ce noble feu l’infernale fumée ;
Adjouste la furie au desir de l’honneur ;
Et tout est agité par l’adroit suborneur.
Tout paroist genereux ; tout paroist en colere ;
La honte du passé les resoud à mieux faire ;
L’invincible Brutus semble ressuscité ;
Et l’on entend crier, liberté, liberté.
Aussi-tost Stylicon prenant douze cohortes,
Des hauts murs des Romains passe les larges portes :
Vers les Alpes s’avance, et dans ces rochers creux ;
Dans ces destours couverts ; et ces bois tenebreux ;
Il cache ses soldats, et tout remply d’audace,
Il attend qu’Alaric, et le camp des Goths passe.

Cependant Leviathan ne perdoit pas le temps :
Et lors que Stylicon cachoit ses combatans,
Dans la nouvelle Rome avec une autre ruse,
Il estonnoit la cour, et la rendoit confuse.
Il se dit envoyé du peuple et du senat ;
Il parle d’Alaric avec un grand éclat ;
Il dit quel est ce prince ; il le peint ; il le nomme ;
Il dit qu’Honorius veut abandonner Rome ;
Et que si l’on ne suit un conseil plus prudent,
Les Goths vont renverser l’empire d’occident.
Il represente apres avec beaucoup d’adresse,
Dans le mal des Romains l’interest de la Grece :
Fait voir qu’en r’assemblant ces Grecs et ces Romains,
Le destin de l’empire est en leur propre mains :
Au lieu que separez, par leur foiblesse égale,
On les peut voir tous deux vaincus par le vandale.
Il exagere apres la haute ambition,
De cette redoutable et fiere nation,
Qui d’un climast si loin ; qui d’un bout de la terre ;
Jusques au Vatican ose porter la guerre.
Il fait qu’Arcade voit l’importance du cas ;
Il l’esbranle ; il le presse ; il ne le quitte pas ;
Enfin par ses conseils son ame irresoluë,
Voit plus clair ; s’affermit ; et la guerre est concluë.
L’empereur aussi-tost fait chois de tous les chefs :
Le Bosphore est couvert de soldats et de nefs :
Et le demon ravy du succés de la chose,
Parle ; agit ; persuade ; et jamais ne repose :

Anime les soldats ; anime l’empereur ;
Et leur inspire à tous une égale fureur.
Comme on voit le chasseur comblé d’ayse et de joye,
Lors que dans ses filets il fait donner la proye :
Ainsi du fier demon les vœux sont satisfaits,
Par l’artifice adroit dont il voit les effets.
Mais durant qu’il travaille à l’important ouvrage,
Le trompeur Asmodée enclos dans un nuage,
S’envole droit à Birch, où sans corps et sans bruit,
Il voit Amalasonthe au milieu de la nuit ;
Qui pleine de soucy ; qui pleine de tristesse ;
Se tourne ; ne dort point ; et soûpire sans cesse.
L’esprit ingenieux redouble ses efforts :
De sa mere deffunte il emprunte le corps :
Il en a l’air ; la taille ; et les traits du visage ;
Il s’aproche ; il gemit ; et luy tient ce langage.
Ma fille escoute-moy ; ma fille songe à toy ;
Tu vas perdre bien-tost, et le sceptre, et le roy :
L’inconstant Alaric, te change ; t’abandonne ;
Et tu n’auras jamais son cœur ny sa couronne.
Il te quitte, l’ingrat, pour un nouvel objet :
Sur les bords d’Albion, ce roy devient sujet :
Et parmy ces rochers, une belle insulaire,
Dés le premier instant a sceu l’art de luy plaire ;
A destruit ton espoir ; a suborné son cœur ;
Effacé ton image ; et vaincu ce vainqueur.
Il faut te dire tout : les beautez de cette isle,
Ont certaine langueur dont l’atteinte est subtile :
Un merveilleux éclat ; une extrême

blancheur ;
Et du plus beau printemps l’eternelle fraicheur.
Juge de leur effet ; juge de leur puissance ;
Vois quel est leur pouvoir, et celuy de l’absence ;
Et ne t’estonne point, si ne te voyant pas,
Alaric fait ceder ton charme à leurs apas.
Lors qu’il aura dompté la puissance romaine,
Tu le verras, ce roy, t’amener une reyne :
Et tu te trouveras, apres un tel retour,
Et rivale, et sujete, et la haine, et l’amour.
Oppose, oppose donc, pour vaincre ta rivale,
Et tes yeux à ses yeux ; et l’absence fatale :
Oüy, durant qu’Alaric en sera separé,
Va surprendre un esprit qui n’est point preparé :
L’absence te nuisit ; et l’absence de mesme,
Ne peut qu’estre nuisible à cét objet qu’il ayme.
Puis qu’elle a fait ton mal, qu’elle fasse ton bien :
Si tu vois Alaric, je ne craindray plus rien :
Tu le regagneras ; et s’il te voit paraistre,
Cét esclave eschappé reconnoistra son maistre :
R’entrera dans ses fers comme dans son devoir :
Et tu te reverras dans ton premier pouvoir.
Va donc, ma chere fille, où ta gloire t’apelle :
Va reprendre le cœur de ce prince infidelle :
Va chercher les moyens de finir ton ennuy :
Va dans les champs latins triompher comme luy.
Une tempeste gronde au rivage de Grece,
Qui fondant sur l’amant servira la maistresse :

Et dans l’accablement où se verra le roy,
Si tu vas, s’il te voit, je le revois à toy.
A ces mots disparoist la pasle et plaintive ombre :
La fille se releve, et dans un lieu si sombre,
Trois fois pour l’embrasser cette belle courut,
Et toutes les trois fois cette belle ne put :
Le fantôme leger de la personne aymée,
Eschappant comme un vent, ou comme une fumée.
Alors cette beauté retombe sur son lict,
Le cœur tout palpitant de crainte et de despit :
Mais bien que de la voix elle ait perdu l’usage,
Une noble fierté paroist sur son visage :
Et la colere enfin, avec beaucoup d’éclat,
Parmy son pasle teint remet de l’incarnat.
Comme lors que l’on voit sur la mobile nuë,
Une couleur de pourpre au marinier connuë,
Il juge que l’orage est tout prest d’éclater,
Bien que la mer tranquile ait dequoy le flater.
De mesme la rougeur de la belle offensée,
Fait predire l’orage esmeu dans sa pensée :
Et son ame sortant de ce triste repos,
Avec un grand soûpir elle éclate en ces mots.
Quoy, l’ingrat me trahit ! Quoy, l’ingrat m’abandonne !
Il m’a donné son cœur, et le lasche le donne !
Et par un nouveau crime augmentant mon ennuy,
Il donne, le meschant, ce qui n’est plus à luy.
Quoy, dés le premier pas, il bronche le perfide !
A peine est-il encor sur la campagne humide,
Qu’il

perd le souvenir de mon cruel soucy,
Plus leger que les vents qui l’ont osté d’icy.
Quoy donc, chaque rocher, chaque isle, chaque terre,
D’une nouvelle amour fera toute sa guerre ;
Et l’on verra partout ce superbe vainqueur,
Loin d’assujettir Rome, assujettir son cœur !
Rome ne crains plus rien, tu n’as plus rien à craindre :
Car puis qu’ainsi par tout ce heros doit se plaindre ;
Car puis qu’ainsi par tout doit tarder ce grand roy,
Il ne peut vivre assez pour aller jusqu’à toy.
Pour m’avoir pû quitter il meritoit ma haine ;
Pour m’avoir pû changer il faut une autre peine ;
Oüy, puis qu’un autre feu peut ainsi l’embraser,
C’est trop peu que haïr, il faut le mespriser.
Mesprisons, mesprisons, une telle foiblesse :
Mon cœur pour s’en fascher connoist trop sa noblesse :
Je sens que j’en rougis, l’aprenant aujourd’huy ;
Je le sens, il est vray, mais j’en rougis pour luy.
Pardonne donc, chere ombre, à mon ame outragée,
Le refus du voyage où tu m’as engagée :
Je n’iray point chercher celuy qu’il faut banir,
Indigne de ma flâme, et de mon souvenir :
Je n’iray point chercher, un cœur foible ; un faux brave ;
Qui part pour triompher, et qui revient esclave :
Qui borne sa conqueste aux rochers d’Albion ;
Qui n’oseroit voir Rome avec sa passion ;
Et qui loin d’aspirer au thrône de l’empire,
Pour un indigne objet, indignement soûpire.
Qu’il revienne l’ingrat avec

ce bel objet,
Car j’auray du plaisir de voir un roy sujet.
Non, foible sentiment, mon esprit te rejette :
En le voyant sujet, il me verroit sujette ;
Son rang seroit le mien ; et pour comble d’ennuy,
On me le verroit d’elle aussi bien que de luy.
Non, non, partons plutost, faisons ce long voyage :
Mais non pas pour prier, un perfide, un volage ;
Mais non pas pour tascher de regagner son cœur,
Indigne de mes soins ; digne de ma rigueur :
Mais pour tascher plutost d’avoir quelque allegeance,
Par l’illustre moyen d’une illustre vengeance :
Afin que luy perçant ce cœur malicieux,
Ma main, ma juste main, fasse plus que mes yeux.
Partons, partons enfin, puis que la chose presse :
Armons-nous, armons-nous, puis que l’on s’arme en Grece :
Voguons vers le Bosphore, et sans plus discourir,
Allons chercher à vaincre, où du moins à mourir.
A ces mots elle appelle ; et la beauté divine,
A ce hardy dessein son esprit determine :
Donne ordre à son despart sans qu’on en sçache rien ;
S’embarque, et va chercher, ou son mal, ou son bien :
Et la belle amazone emporte sur les ondes,
D’un genereux despit les blessures profondes.
Mais nous laissons dormir trop long-temps un heros :
Allons donc interrompre un si profond repos :
Et revoyant le bord de la terre albionne,
Revoyons le plaisir que sa flote luy donne :
Et suivant pas à pas tous ses soins

diligens,
Ce que fait Alaric, et ce que font ses gents.
A peine le soleil paroist sur les montagnes,
Que tout le camp agit dans ces vastes campagnes :
Que tout va ; que tout vient ; et que tout est placé,
Pour reparer des nefs le desordre passé.
Icy tombent des pins les plus superbes testes ;
Icy fume la poix qui resiste aux tempestes ;
Icy les charpentiers font aller et venir,
Ce fer mordant et prompt, que l’on leur voit tenir :
L’un bas et l’autre haut, sur des perches croisées,
D’où tombent du grand tronq les planches divisées.
Icy mille maillets, par des coups redoublez,
Font retentir des monts tous les echos troublez :
Icy mille marteaux parmy les vallons proches,
D’un bruit aigre et sonnant, font respondre les roches :
Et durant quinze jours, bien avant dans la nuit,
S’estend de ces ouvriers le travail et le bruit.
Alaric les carresse ; Alaric les anime ;
Il paroist liberal autant que magnanime ;
Et pour haster l’ouvrage, avecques des presens
Il excite au labeur ces adroits artisans.
Mais comme il prend plaisir, à resver, à se taire,
Il s’escarte, et revoit l’illustre solitaire,
Qui chaque jour luy fait mille doctes discours,
De la foible raison l’infaillible secours.
Or comme le heros à l’ame toute pleine,
De l’éclattant portrait de cette grande reine,

Que le destin promet à la grandeur des Goths,
Il le remet tousjours sur ce mesme propos.
Cependant le temps coule, et l’ouvrage s’acheve :
Les vaisseaux sont en mer, et le bon vent se leve :
Alaric se r’embarque, et vogue heureusement,
Loin des bords d’Albion sur l’humide element.
Comme sur le Thaurus l’on voit la blanche troupe,
Franchir de ce grand mont la dangereuse croupe,
D’un vol precipité qui s’esloigne en bruyant,
Des aigles qu’elle craint, et qu’elle va fuyant.
Ainsi toutes les nefs à voiles estenduës,
Semblent presques voler sur les vagues fenduës :
Et redoublant des flots, et la course, et le bruit,
Une trace d’escume, en tournoyant les suit.
Desja sur la main gauche, en costoyant la France,
La flote voit de Brest la pointe qui s’avance :
Laisse loin les rochers du perilleux Heissant,
Et l’isle d’Oleron qu’elle voit en passant :
Lors que le marinier qui fait garde à la hune,
Voyant confusément la mer un peu plus brune,
Attache ses regards ; l’observe avecques soin ;
Et distingue à la fin une flote bien loin.
Aussi-tost il s’escrie, et fait signe au pilote,
Redoublant par deux fois, arme, arme, flote, flote :
A ce cry tout remuë ; et chacun sur les eaux,
Tasche de remarquer le nombre des vaisseaux.
Ce nombre leur paroist esgaler les estoiles :
Ces nefs viennent sur eux, à rames comme à voiles :

Tout vogue en fort bon ordre ; et peu de temps apres,
On les juge ennemis lors qu’on les voit de pres.
Par tout on voit briller les armes esclatantes ;
Par tout on voit voler les enseignes flotantes ;
Sur la superbe poupe ; aux antenes ; aux mats ;
Mille et mille guidons serpentent haut et bas.
La rouge pavesade est à chaque navire,
Comme un mur esclatant par où le soldat tire :
Lors que d’un arc courbé, faisant voler ses traits,
Il s’en forme dans l’air comme un nuage espais.
Mille et mille clairons, mille et mille trompetes,
Anoncent aux guerriers, les guerrieres tempestes :
Excitent au combat ; et cent et cent tambours,
Meslent aux sons aigus, leurs sons grondans et sourds.
L’invincible Alaric qui voit la grande armée,
D’un heroïque feu sent son ame allumée :
Il esclate en ses yeux ; et d’un regard brillant,
Le heros se fait voir aussi gay que vaillant.
Il met toutes ses nefs sur une mesme ligne :
Et du grand general la prevoyance insigne,
Qu’au milieu des perils on remarque souvent,
En gauchissant un peu luy fait gagner le vent.
Pavillons, panonceaux, banderolles, et flames,
En ondoyant en l’air, tombent jusques aux rames :
Touchent presques la mer ; et d’un vol incertain,
Se relevent apres d’un mouvement hautain :
Et vole sur ces nefs aussi vistes que bonnes,
Le fameux estendart où l’on voit trois couronnes :
Et font

tout retentir aux airs des environs,
Timbales et tambours, trompetes et clairons :
Et sur tous les vaisseaux brillent les fieres armes,
Redoutables esclairs, des foudres des allarmes.
Le roy dans un esquif pour animer ses gents,
Anime par sa voix six rameurs diligents :
Et va de bord en bord tout le long de la flote,
Inspirer quelque ardeur d’une valeur si haute.
Compagnons, leur dit-il, nous allons estre aux mains,
Avec quelque amiral, esclave des Romains :
Il vient avec des fers disputer la victoire :
Voicy le premier pas qui conduit à la gloire :
Nous cherchons ce chemin, il nous le vient tracer :
Rome est de ce costé, c’est là qu’il faut passer.
Nous vaincrons, nous vaincrons (dit à tous les navires,
Ce brave conquerant qui songe à des empires)
Et de tous les vaisseaux, par des cris hauts et longs,
On respond au heros, nous vaincrons, nous vaincrons.
Alors sans perdre temps en des paroles vaines,
Voyant bien resolus soldats et capitaines,
Il regagne son bord, où lors qu’il s’est remis,
Il fait sonner la charge, et vogue aux ennemis.
Sous des coups redoublez tremble toute la poupe,
Et la vague blanchit la rame qui la coupe :
Car l’escume en boüillonne, et le plus fort rameur,
En paroist hors d’haleine, et couvert de sueur.
Sous tant de grandes nefs, toute l’onde est cachée ;
Et Rigilde en enrage, en son ame faschée :

Car Belzebuth et luy, sont parmy ces vaisseaux,
Qui pour venir au roy fendent aussi les eaux.
Du fier Iberien ils redoublent l’audace ;
Font prendre le bouclier ; font prendre la cuirace ;
Le casque avec l’espée ; et de tous les soldats,
Excitent au combat, et le cœur, et le bras.
Comme on voit quelquesfois dans la verte prairie,
Sur le milieu du jour les taureaux en furie,
Courir la teste basse, et de divers costez,
Ne s’arrester jamais qu’ils ne se soient heurtez.
Ainsi voit-on alors dans l’humide campagne,
Et du party des Goths, et du party d’Espagne,
Voguer toutes les nefs, pres à pres, front à front,
Et se heurter enfin comme ces taureaux font.
Tout conserve son rang parmy ces nefs armées :
La terreur court et vole entre les deux armées :
Un silence profond suspend tous les esprits :
Mais un moment apres tout pousse de grands cris.
A ces cris l’on adjouste et mille et mille flesches,
Qui sur tous les vaisseaux font mille et mille bresches :
Tout l’air brille en ce lieu d’un fer estincelant,
Qui porte la frayeur, et la mort en volant :
Et cent et cent cailloux, qui volent pesle-mesle,
Font tomber en bruyant, leur dangereuse gresle :
Et desja par ces coups, l’on voit sur plus d’un bord,
Le desordre, l’horreur, et le sang, et la mort.
Comme on voit en esté, quand la recolte est belle,
Tomber confusément, javelle sur javelle :
Ainsi voit-

on alors tomber sur les vaisseaux,
Les soldats que la mort abat avec sa faulx.
Cependant tout s’avance ; et les nefs avancées,
Se heurtent de la proüe, et s’acrochent froissées :
Tout en bransle au tillac, qui plie et qui gemit,
Et de l’airain sonnant, le grand choq retentit.
Alors des fiers soldats les troupes occupées,
Opposent dards à dards ; font flamber leurs espées ;
Se couvrent des boucliers ; et courbant tout le corps,
En redoublent encor leurs terribles efforts.
Sous leurs coups redoublez les casques estincellent ;
Tels sous l’Aetna flambant, les Cyclopes martellent ;
Tout est frapé ; tout frape ; et l’on voit sous leurs pas,
Tomber confusément, testes, jambes, et bras.
L’un tombe renversé dans l’onde ensanglantée,
Atteint du coup mortel d’une pierre jettée :
L’autre pour n’y pas cheoir, par un coup hazardeux,
Embrasse un ennemy, mais ils tombent tous deux :
Et la mer engloutit par le poids de leurs armes,
Dans ses gouffres cachez, ces malheureux gendarmes.
Quelquesfois l’Espagnol reculle trop pressé,
Et le Goth à son tour est enfin repoussé :
Et bien que son grand roy soit plus vaillant qu’Hercule,
Tout balence long-temps ; tout avance et recule.
Comme on voit sur le sable, au bord des vastes mers,
Aller et revenir leurs flots tousjours amers :
Ainsi voit-on des Goths, et des soldats d’Ibere,
Le succés favorable, et le succés contraire :

Sans que tout leur effort puisse encor decider,
A qui doit le destin la victoire accorder.
Le vaillant Radagaise avancé sur sa proüe,
Tesmoigne une valeur que tout le monde louë :
Tu la sentis Fernand, Espagnol genereux,
Qu’on ne vit pas moins brave, et qu’on vit moins heureux :
Et de vingt comme toy la trame fut coupée,
Par cette dangereuse et redoutable espée.
Le fier Athalaric repoussé dans son bord,
Plus foible qu’on le croit, se trouve le plus fort :
Et de sa longue pique, à grands coups il separe,
Les soldats trop serrez du courageux Alvare.
Hildegrand au contraire, encor qu’il soit prudent,
Se trouve menacé d’un funeste accident :
Car lors que sur sa proüe il arreste une troupe,
Une galere encor vient investir sa poupe :
Tout tremble du grand coup dont son bord est frapé,
Et le sage guerrier se trouve envelopé.
Mais Haldan qui sur luy voit fondre cét orage,
Vogue diligemment, l’assiste, et le desgage :
Recevant en ce lieu, sur son large pavois,
Sans reculer d’un pas, mille traits à la fois.
Le Lusitanien, et la belle Laponne,
Disputent à l’envy l’immortelle couronne :
Diego de son bouclier couvre l’objet aymé ;
Elle de qui le cœur n’est pas moins enflâmé,
Avec son propre sein, couvre celuy qu’elle ayme ;
Et tous deux à leur pere en font apres de mesme.
O spectacle

admirable, autant qu’il est charmant !
L’amant deffend l’amante, et l’amante l’amant :
Et tous les deux ensemble, avec gloire eternelle,
Couvrent esgalement la teste paternelle :
Et tous deux genereux, tendans au mesme but,
Se preferent l’un l’autre à leur propre salut.
Wermond infatigable au travail de la chasse,
L’est de mesme au combat, et jamais ne se lasse :
Il presse ; il heurte ; il frape ; et sans peur de perir,
Il resoud en son cœur de vaincre ou de mourir.
L’on voit l’adroit Sigar mesnager sa fortune,
Et choisir à ses coups la rencontre oportune :
Ceder, plier, gauchir, reculer, esquiver,
Tomber mesme parfois, et puis se relever.
Le prudent Theodat, guerrier remply d’adresse,
Se deffent finement, d’Inigo qui le presse :
Fait sarper en arriere, et d’un robuste bras,
Jette dans ce navire un feu qui n’esteind pas.
Parmy l’humide bois la tardive fumée,
Se mesle à gros flots noirs à la flâme allumée :
Elles rampent ensemble, et ravagent par tout ;
Et de rouge et de noir, de l’un à l’autre bout,
Couvrent le grand vaisseau, qui sans aucun orage,
Voit sa perte assurée, et son prochain naufrage.
Le pasle marinier, certain de son tombeau,
N’a que le triste chois de la flâme ou de l’eau :
Et pendant qu’il hesite, et qu’il balence encore,
Ce vaisseau coule à fonds que la flâme devore :
Et la mer à son

tour, lors qu’il est plein de feux,
L’engloutit tout bruslant dans ses abysmes creux.
Cependant tout combat, cependant tout chamaille ;
Sans perdre ny gagner la navale bataille :
Et sans determiner ces destins importans,
La fortune balence entre les combatans.
Mais parmy ces guerriers, Alaric se signale :
Aux plus fiers ennemis sa valeur est fatale :
Et pour le haut laurier où sa gloire pretend,
Malheur à qui le voit ; malheur à qui l’attend.
Tout redoute, tout fuit, sa flamboyante espée,
Qui degoutte du sang dont on la voit trempée :
Rien ne peut soustenir ses merveilleux efforts :
Autant de coups qu’il donne, autant d’illustres morts :
Il repousse ; il attaque ; il soustient ; il assiste ;
Son espée est un foudre, à qui rien ne resiste ;
Et bien loin d’arrester son bras victorieux,
A peine soustient-on les esclairs de ses yeux.
Comme lors qu’un sanglier de sa forte deffense,
A de plus d’un molosse arresté l’insolence,
Et teint avec leur sang, et l’herbe, et le rocher,
La meutte qui le suit n’ose plus l’approcher.
Ainsi voyant les coups si terribles qu’il donne,
Tout s’arreste à l’instant ; tout le craint ; tout s’estonne ;
Et voyant trop à craindre, et trop à hazarder,
Les plus determinez n’osent le regarder.
L’amiral espagnol, le genereux Ramire,
Plus ferme toutesfois, le regarde ; l’admire ;

Et voyant que la mort ne se peut éviter,
Pour l’avoir honnorable il le vient affronter.
D’un grand et dernier coup il attaque sa teste :
Mais son large bouclier repousse la tempeste :
Et d’un coup bien plus grand finissant le combat,
Le sabre d’Alaric, le foudroye, et l’abat.
Il obtient ce qu’il cherche ; et la main glorieuse,
D’un heros invincible en est victorieuse :
Il tombe ; et ce heros triomphant par sa mort,
S’eslance haut en l’air, et saute dans son bord.
Tout fuit au mesme instant, de la proüe à la poupe :
Il y voit à ses pieds cette craintive troupe :
Sans armes, sans courage, et sans pouvoir courir,
Qui meurt, ou peu s’en faut, de la peur de mourir.
Tout le suit ; tout l’imite ; et par cette vaillance,
La moitié des vaisseaux tombe sous sa puissance :
Et l’autre se servant de l’ombre de la nuit,
Se desrobe au vainqueur, rame, part, et s’enfuit.