Albert Dürer (E. Chesneau)

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Albert Dürer (E. Chesneau)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 878-902).
ALBERT DÜRER

I. Albert Dürer et ses dessins, par M. Charles Eephrussi ; Paris, 1881, A. Quantin. — II. Albert Dürer, sa vie et ses œuvres, par M. Moriz Thausing, traduit par M. G. Gruyer ; Paris, 1878, Firmin Didot.

Les notices sur Albert Dürer ne sont point rares en France. La première qui fasse autorité est celle que Adam Bartsch a placée en tête du septième volume de son Peintre-Graveur. Depuis lors, et surtout depuis vingt, ans, les commentaires se sont succédé à de courts intervalles ; mais, à part M. Thausing, le savant conservateur de l’Albertine de Vienne, et presque aussi paradoxal que savant, tous les écrivains qui se sont occupés du maître de Nuremberg ont reculé, semble-t-il, devant la tâche que l’analyse complète de son œuvre leur eût imposée. Les uns, comme MM. Em. Galichon, E. Müntz, G. Duplessis, se sont plus particulièrement intéressés au maître-graveur ; d’autres, comme M. Ch. Narrey, se sont arrêtés à certains points de sa biographie. M. Charles Ephrussi, qui nous apporte à son tour le résultat de ses recherches sur Albert Dürer, n’a étudié que ses dessins.

Le sujet, il est vrai, était nouveau, vaste et important. Les dessins d’Albert Dürer, en effet, ne sont pas seulement, comme ceux de beaucoup de peintres, des études préparatoires pour des gravures ou des tableaux : ce sont le plus, souvent des œuvres définitives, traitées avec le même souci de perfection et le même infini scrupule que ses peintures ou ses estampes les plus achevées. Le nombre en est considérable. On l’estimait à trois cents environ. M. Ephrussi l’a porté jusqu’à douze cents, en acceptant seulement ceux qu’aucun doute ne peut effleurer ; et son opinion fera désormais autorité. Il ne s’en est pas rapporté aux travaux de ses devanciers, il a tout vu par lui-même ; — musées des capitales et des villes secondaires de l’étranger, de Paris, de la province, collections privées, célèbres, ou peu connues, il a tout fouillé, remué, interrogé, contrôlé. Tous les dessins qu’il décrit ont passé par ses mains, depuis les dessins de l’enfance jusqu’aux derniers travaux de la maturité. En limitant ainsi l’objet de son travail, M. Ephrussi n’a pu néanmoins se désintéresser absolument de la biographie de l’artiste. Aussi n’a-t-il rien omis de ce qui pouvait expliquer, commenter, illustrer ces feuillets fragiles. Pour en dégager le sens, il a dû faire quelques incursions dans la vie de Dürer, le suivre dans ses voyages à travers l’Allemagne, l’Italie et dans les Flandres, le chercher au milieu de sa famille, de ses amis, et dans ses rapports avec les princes et les puissans de son temps, multiplier les pièces justificatives, traduire à nouveau tous les textes. Quant aux reproductions d’œuvres de Dürer qui accompagnent ce travail (une centaine dans le texte et plus de trente hors texte), elles ont presque toutes, et sauf quelques portraits, comme ceux d’Albert Dürer lui-même ou de sa femme, l’intérêt de l’inédit. L’auteur a écarté les morceaux tombés depuis longtemps déjà dans le domaine de la curiosité publique, pour mettre en lumière des pièces peu connues, empruntées à des collections privées, moins facilement ouvertes que les collections nationales aux amateurs et surtout aux photographes. Mais ce sont là des pierres isolées qu’il faut reprendre, réunir, classer pour élever le monument définitif que le génie d’Albert Dürer attend encore de nos écrivains d’art. Ce monument, M. Charles Ephrussi doit l’achever. Aux documens déjà publiés nous souhaitons que l’auteur ajoute, dans un ordre méthodique et sans en rien excepter, toutes les lettres de Schrober, de Hartmann, de Mélanchthon, de Pirkheimer, du prince Ulrich de Brunswick, celles de tous les contemporains, où il est question d’Albert Dürer. J’y voudrais voir aussi la traduction de la préface mise par Camerarius en tête de l’édition latine de l’ouvrage d’Albert Dürer sur les Proportions du corps humain, préface pleine de documens précieux sur l’illustre artiste. On y joindrait un relevé aussi complet que possible du petit nombre de notes manuscrites, ajoutées par le maître sur ceux de ses dessins qui sont dans les collections publiques et privées, ainsi que les passages de ses différens ouvrages qui expriment des idées générales sur l’art ! Enfin tous nos vœux seraient satisfaits si l’Albert Dürer, alors complet, de M. Ephrussi contenait un spécimen au moins de chacune des grandes séries qui composent l’œuvre gravé d’Albert Dürer.

I

C’est du maître lui-même que nous tenons des renseignemens précieux sur ses origines, sa famille, ses premières années, ses débuts dans la vie et dans l’art.

« Moi, Albert Dürer le jeune, j’ai appris par les papiers que j’ai trouvés chez mon père, où il est né, comment il est venu à Nuremberg et comment il est mort saintement. — Que Dieu lui soit misécordieux ! Amen.

« Albert Dürer le vieux est né dans le royaume de Hongrie, près de Gyula, à 8 milles au-dessous de Wardein, dans un petit village appelé Eytas, où sa famille élevait des bœufs et des chevaux.

« Mon grand-père se nommait Antony Dürer ; jeune encore, il vint habiter Gyula et se mit en apprentissage chez un orfèvre. Il épousa une jeune fille appelée Elisabeth, dont il eut une fille, Catharina, et trois garçons. L’aîné, mon père, est aussi devenu un très honnête et très habile orfèvre…

« Mon père, Albert Dürer, est d’abord venu en Allemagne, puis il a séjourné assez longtemps dans les Pays-Bas, où il vécut dans l’intimité des grands artistes, et définitivement il s’est fixé à Nuremberg, l’an 1454, à la Saint-Louis, le jour même que Philippe Pirkheimer avait choisi pour faire ses noces sur les remparts ; on dansa longuement et allègrement sous les grands tilleuls.

« Mon cher père entra chez Jérôme Haller (ou Holper, orfèvre de Nuremberg), qui est devenu depuis mon grand-père ; il est resté à son service jusqu’en 1467. Alors il lui demanda la main de sa fille Barbara, une jeune personne jolie et éveillée, à peine âgée de quinze ans. Haller la lui accorda. »

Cette union fut exceptionnellement féconde. Le père d’Albert Dürer tenait lui-même, selon l’usage qui s’est perpétué en Allemagne, un journal des événemens arrivés dans la famille ; de 1468 à 1492, il dut inscrire dix-huit naissances. Voici la mention qui nous intéresse.

« — Item. L’année 1471, à six heures du soir, un vendredi de la Croix (la semaine de la Pentecôte), le jour de Sainte-Prudence, un autre fils nous arriva. Son parrain, Antoine Koburger, le nomma Albert pour m’être agréable. »

La suite de la Notice d’Albert Dürer sur lui-même nous apprend qu’en dépit d’un travail assidu, son père passa sa vie au milieu des plus rudes privations, qu’il eut le courage de supporter honorablement et chrétiennement l’adversité, qu’il fut estimé de tous ceux qui le connurent. Il loue sa patience, sa piété, sa douceur, sa bienveillance pour tout le monde, sa reconnaissance envers Dieu malgré sa misère. « Il fuyait les plaisirs, ajoute-t-il, n’aimait pas la société et parlait fort peu. Il nous aimait tous, mais il avait principalement de l’affection pour moi. Voyant que j’étais studieux, il me laissait aller à l’école. Quand je sus lire et écrire, il me fit rester à la maison et m’apprit l’état d’orfèvre. Je travaillai bientôt très convenablement. Cependant mon inclination me portait vers la peinture ; je m’en expliquai avec mon père, qui me reçut d’abord fort mal ; il regrettait le temps que j’avais perdu à apprendre l’état d’orfèvre ; il céda néanmoins à mes instances, et, l’année 1486, le jour de la Saint-André, il me plaça pour trois ans comme apprenti chez un grand peintre, nommé Michel Wolgemut. »

Albert Dürer avait quinze ans alors ; contrairement à ce que redoutait son père, bien à tort, la patiente éducation qu’il s’était faite par le dessin, loin de le retarder dans son nouvel art, lui donnait une force première considérable. On conserve encore aujourd’hui à Vienne, à l’Albertine, un portrait à la pointe d’argent, plein de vie, de grâce, et de naïveté ; il porte cette inscription écrite par l’artiste lui-même : « J’ai dessiné ceci d’après moi, dans un miroir, en 1484, quand j’étais encore enfant. — Albert Dürer. » Il avait en effet treize ans. Il resta trois années auprès de Wolgemut, peintre célèbre de Nuremberg, qui illustrait la Chronique de Nuremberg et l’Abrégé de la Bible, sortis des presses d’Antoine Koburger, le parrain d’Albert Dürer. Auprès de son nouveau maître, le jeune artiste prit le goût des formes dites gothiques, qui restèrent jusqu’à la fin de sa vie comme la signature de son talent ; il y prit aussi le goût de ces belles gravures en bois, pour lesquelles il devait créer tant de dessins magnifiques ; là, certainement, il s’exerça à la pratique de cet art et dut tailler le bois de sa propre main.

A la fin de son apprentissage, il voyagea et resta éloigné de Nuremberg une partie de l’année 1489 ; en 1490, il partit de nouveau et ne revint qu’en 1494. C’est ici que se rencontre la seule obscurité dans la biographie de l’artiste. Où voyagea-t-il durant ces cinq années ? On ne sait. On répète, d’après une Vie d’Albert Dürer, publiée en 1791 à Nuremberg, qu’il aurait parcouru l’Allemagne, les Pays-Bas et poussé dès lors jusqu’à Venise. M. Narrey fait remarquer qu’une phrase d’une lettre écrite en 1506, de Venise, semble confirmer cette supposition, au moins pour le voyage en Vénétie[1]. Dürer dit expressément en effet : « Ce qui me plaisait il y a onze ans ne me plaît plus aujourd’hui, je l’avoue franchement, bien que cela paraisse extraordinaire. » Mais s’agit-il d’une évolution dans ses goûts d’artiste ou d’un changement dans ses sentimens ? Est-il question d’une chose ou d’une personne ? Fait-il allusion à une œuvre d’art ou à sa femme ? Le doute est permis, car ce laps de temps, ces onze années, le reportent exactement à la date de son mariage, date funeste et qu’il dut maudire jusqu’à son dernier jour.

Sur ce point, nulle équivoque ; tous les témoignages des contemporains d’Albert Dürer sont unanimes à constater le caractère haïssable de sa femme, qui était d’une grande beauté, honnête, dévote, mais obsédée par la crainte de la pauvreté. M. Thausing a vainement tenté de la réhabiliter. « Elle était d’une piété et d’une honnêteté si intolérantes, dit un contemporain, qu’il aurait mieux valu pour Albert Dürer être le mari d’une coquine avec un caractère aimable que d’avoir à ses trousses une de ces dévotes qui sont d’une humeur si féroce qu’elles nous laissent à peine des momens pour respirer. » Elle était la fille d’un mécanicien de Nuremberg, nommé Hans Frey, s’appelait Agnès, et apportait en dot 200 florins. Sur l’avis de son père, Dürer l’épousa au retour de son grand voyage, en 1494. « Les noces furent faites le lundi de la Sainte-Marguerite de cette même année. » De ce moment, il n’eut plus une seule minute de repos. « J’ai visité sa triste maison, écrit M. Narrey. J’y ai rencontré à chaque pas l’ombre exécrée de sa femme, cette abominable Agnès Frey, si belle, si honnête, si pieuse, si acariâtre, si intolérante, si avare. J’avais le cœur gros en pensant à ce qu’avait dû souffrir ce pauvre homme de génie pendant les longues années qu’il a passées avec ce monstre charmant, qui le tuait à petit feu. » Il ne se plaignait point cependant. C’est à peine lorsqu’il échappe à sa tyrannie, si dans l’année 1506, qu’il passa seul à Venise, on trouve, en feuilletant sa correspondance avec Wilibald Pirkheimer, une ou deux allusions à cette situation douloureuse. Le pénible isolement où, au moral, elle le rejetait lui pèse pourtant : « Je n’ai pas d’autre ami que vous en ce monde, écrit-il… Je voudrais que vous fussiez à Venise auprès de moi… Vous avez pris une maîtresse, prenez garde que ce ne soit un maître ! .. Vous n’êtes donc pas devenu plus raisonnable ? Vous faites toujours l’aimable, mais y songez-vous donc, mon cher ? L’amabilité vous sied comme la civette aux lansquenets. Vous vous habillez de satin et vous vous pavoisez de rubans pour courir les ruelles comme un étourdi ; décidément, vous voulez devenir irrésistible et vous croyez que tout est dit lorsque vous êtes parvenu à plaire à quelque femme facile. — Si encore vous étiez un homme comme moi ! » Voici qui est encore plus catégorique : « Vous seriez bien ici avec nos violons qui jouent si tendrement qu’ils en pleurent eux-mêmes. Plût à Dieu que notre maîtresse de calcul pût les entendre ! elle s’attendrirait peut-être un peu. Du reste, je suivrai votre conseil, j’apaiserai ma colère et resterai indifférent aux ennuis qu’elle me cause, comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent… » Il ne put rester indifférent, quoi qu’il le voulût, et succomba à la tâche. J’ai déjà cité un fragment de lettre ; en voici un autre parfaitement net : « Il ne faut imputer le décès de Dürer à personne qu’à sa femme. Elle lui avait si bien rongé le cœur, elle lui avait fait endurer de telles souffrances qu’il semblait en avoir perdu la raison. Elle ne lui permettait jamais d’interrompre son travail, l’éloignait de toutes les sociétés et, par des plaintes continuelles, répétées le jour et la nuit, le tenait rigoureusement enchaîné à l’œuvre, afin qu’il amassât de l’argent pour le lui laisser après sa mort. Elle avait sans cesse la crainte de périr dans la misère, et cette crainte la torture encore maintenant, quoique Dürer lui ait légué près de 6,000 florins. Elle est insatiable. Elle a donc été vraiment la cause de sa mort… »

Écoutez maintenant Wilibald Pirkheimer. Il écrit à un ami, à Tscherte, architecte de l’empereur, à Vienne :

« J’ai positivement perdu dans la personne d’Albert Dürer un des meilleurs amis que j’aie eus de ma vie. Sa mort m’a fait d’autant plus de peine qu’elle s’est produite sous l’influence de causes bien pénibles. En effet, je ne puis l’attribuer, après Dieu, qu’à sa femme, qui lui a causé de si vifs chagrins et l’a tourmenté d’une façon si cruelle, qu’elle l’a poussé vers la tombe et l’a rendu sec comme de la paille. Le pauvre homme n’avait plus de courage et ne recherchait plus aucune société. Cette mégère prenait soin de ses intérêts et poussait son mari au travail nuit et jour, afin qu’il lui laissât le plus d’écus possible… Je lui ai souvent reproché ses procédés ; je lui ai même prédit ce qui est arrivé. Mais cela ne m’a valu que de l’ingratitude. Du reste, tous ceux qui aimaient le pauvre Albert détestent sa femme, qui le leur rend bien. En somme, c’est elle qui a mis le cher homme en terre. »

Il est triste de le constater, mais dans la vie des grands artistes dont les œuvres nous émeuvent le plus, il y a toujours eu un élément tragique, ou la misère ou quelque grande douleur. Lisez la vie de Rembrandt, de Corrège, de Michel-Ange, de Beethoven, de notre Palissy, dont la biographie a tant de rapports avec celle d’Albert Dürer. Est-ce, et je le crois, que la vie heureuse et sereine est incompatible avec certaines formes d’art profondes, expressives, pénétrantes, celles qui nous remuent et nous troublent, qui vont droit au cœur, parce qu’on y sent un homme soumis comme nous aux fatalités de la vie et plus que nous encore, à raison de la surface plus grande qu’il offre au destin par son génie même ? En Phidias, en Raphaël, en Goethe, en ces vies lumineuses, nulle émotion ; nulle émotion non plus dans leur art. Dans le Faust, on voit la main railleuse qui tient le fil des marionnettes ; dans la Mélancolie d’Albert Dürer, d’où procède Faust, on sent frémir et palpiter, abîmée de douleur, en cette autre veille au jardin des Oliviers, l’âme même et la chair d’Albert Dürer.

Je laisse au lecteur le soin de lire dans l’édition de M. Narrey les Lettres à Wilibald Pirkheimer et le Journal du voyage dans les Pays-Bas[2]. Il y trouvera de la grâce, de l’enjouement, de la tristesse aussi, de fines observations sur les hommes et les choses, de précieux détails sur ses relations, mais, ce qui étonne, peu d’observations pittoresques.

Albert Dürer mourut le 6 avril 1528. C’est deux années avant de mourir qu’il adressait aux magistrats de Nuremberg une lettre bien touchante. En dépit de ses travaux considérables, il n’était point sorti des embarras d’argent qui pesèrent sur toute son existence, Et pourtant, comme il le dit lui-même, il passe sa vie à travailler rudement de ses mains. « J’ai gagné ma fortune, écrit-il, je veux dire ma pauvreté, qui, Dieu le sait, m’a été bien amère et m’a coûté bien des labeurs, avec les princes, les seigneurs et d’autres personnes du dehors. Je suis le seul de cette ville qui vive de l’étranger. » Chez lui donc, dans son propre pays, il avait rencontré les hostilités qu’engendre toujours le génie. Dans son voyage des Pays-Bas, il n’avait pas été beaucoup plus heureux. Admirablement accueilli par les artistes, comblé de satisfactions d’amour-propre, il avait dans cette excursion augmenté ses dettes, au lieu d’en rapporter le légitime bénéfice qu’il attendait de la vente de ses estampes. « En Flandre, dit-il, dans toutes mes transactions, dans toutes mes ventes et autres affaires, dans mes rapports avec les personnes de haute et de basse condition, j’ai été lésé, spécialement par Madame Marguerite[3], qui ne m’a rien donné pour les présens que je lui ai faits et pour les travaux que j’ai exécutés pour elle. »

La tombe longtemps abandonnée d’Albert Dürer est aujourd’hui l’objet d’un pieux entretien. La ville de Nuremberg a, dans le même esprit, acquis sa maison, où se font les expositions d’objets d’art. sur la pierre tumulaire du grand artiste, on lit plusieurs inscriptions, entre autres une très simple et très noble, rédigée en latin par W. Pirkheimer : « Ce qu’il y avait de mortel en Albert Dürer est enfermé dans ce tombeau. » Mais il appartenait au sceptique Érasme de dire ces mots, qui sont d’un sage peut-être, quoique assurément d’un pauvre cœur : « Quid attinet Düreri mortem deplorare, quum sumus mortales omnes ? À quoi bon pleurer la mort d’Albert Dürer, puisque nous sommes tous mortels ? »

Nous avons insisté sur le côté douloureux de la biographie d’Albert Dürer, tracé dans la première partie de cette étude les lignes principales de sa biographie, celles qui pouvaient nous aider à découvrir le caractère spécial de son génie : étudions son œuvre maintenant, pour chercher ce qu’il y a mis de ses douleurs et de ses aspirations, des douleurs et des aspirations de son temps.


II

Fils et petit-fils d’orfèvre, Albert Dürer dut mettre la main à des travaux d’orfèvrerie ; mais il ne reste aucun ouvrage authentique qui vienne confirmer cette supposition, à moins que l’on ne considère comme un travail de ce genre le petit crucifix connu sous le nom de Pommeau d’épée, composition dont les épreuves sont extrêmement rares et que l’artiste, prétend-on, avait gravée sur le pommeau de l’épée de l’empereur Maximilien Ier. On ne peut donc sérieusement étudier l’artiste que dans son œuvre de peintre et de graveur.

Le musée du Louvre ne possède qu’une seule peinture d’Albert Dürer, encore a-t-elle été classée parmi les dessins. C’est, en effet, un dessin colorié à l’aquarelle et à la gouache sur une toile très fine et sans préparation. Il représente une tête de vieillard vue presque de face et légèrement tournée vers la droite. Le personnage est coiffé d’un bonnet rouge dont l’étoffe, d’un ton éclatant, recouvre ses oreilles ; il ne porte ni moustache ni mouche, mais une longue barbe blanche se détache sous le menton et flotte sur le collet de fourrure grise qui garnit le vêtement. Le fond est noir. On y voit le monogramme bien connu du maître et la date 1520. L’exécution de ce dessin unique est d’une grandeur magistrale ; le relief, le modelé d’une vigueur qui étonne avec une si rare simplicité de moyens. L’effet d’ensemble est large et puissant, bien que la recherche du détail y soit poussée fort loin, à ce point même que chaque cheveu, chaque sourcil y a son ombre portée. L’habileté de la main est telle que de semblables scrupules, qui paraîtraient d’une minutie puérile dans une peinture moins parfaite, n’enlèvent rien de sa majesté à l’impression que nous laisse une œuvre si vivante. C’est ici le lieu de placer une anecdote rapportée par tous les biographes d’Albert Dürer et qui prouve l’admiration qu’excitait parmi ses rivaux la délicatesse extraordinaire de sa touche. On raconte donc que Giovanni Fellini, l’illustre maître de l’école vénitienne, vint visiter l’artiste allemand dans son atelier, pendant qu’il était à Venise, et lui demanda comme un grand service de lui donner un de ses pinceaux, celui qui lui servait à peindre les cheveux de ses personnages. Dürer prit une poignée de pinceaux absolument semblables à ceux dont Bellini avait lui-même l’habitude de se servir, et les lui offrant : « Choisissez, dit-il, celui qui vous plaît ou les prenez tous. » Le peintre italien, croyant à une méprise, insista pour avoir un des pinceaux avec lesquels il exécutait les cheveux. Pour toute réponse, Albert Dürer s’assit à son chevalet et prenant l’un d’eux, le premier venu, peignit une chevelure de Vierge, longue et bouclée, avec une telle sûreté de main, que Bellini resta stupéfait de son adresse. Le dessin du Louvre offre un curieux exemple de la même habileté.

Il est malheureux que le Louvre ne possède aucun tableau du maître, et qu’ainsi nous manquions de pièces pour essayer de le caractériser comme peintre. Albert Dürer n’a laissé d’ailleurs, en comparaison de tant de grands maîtres dont il est l’égal, qu’un nombre relativement restreint de peintures à l’huile. Les amateurs qui veulent les étudier doivent visiter la galerie du Belvédère, à Vienne, où se trouvent sept de ses tableaux authentiques, et la Pinacothèque de Munich, la galerie la plus riche de l’Europe en ce sens ; elle possède dix-sept tableaux de l’artiste et, dans le nombre, les Quatre Apôtres, en deux compositions, qui passent pour son chef-d’œuvre au point de vue de la technique. On rencontre encore de ses tableaux dans quelques autres musées d’Allemagne, à Prague, à Dresde, à Cassel, dans sa ville natale, Nuremberg, et en Italie, à Florence. Les historiens de l’art reprochent en général à la peinture d’Albert Dürer d’être trop visiblement traitée à la façon d’un dessin, et d’une coloration désagréable et dure. M. Waagen, dans son Manuel de l’histoire de la peinture, la caractérise en ces termes : « C’est dans le coloris surtout que Dürer se montre sous un jour extrêmement désavantageux ; il vise bien plus à l’éclat qu’à la vérité de la couleur, et il affecte une prédilection pour le bleu d’outre-mer employé sans mélange. Aussi ne faut-il pas rechercher dans ses tableaux l’harmonie des couleurs ni même une gamme soutenue. Lors même que le modelé est travaillé dans un empâtement bien fondu, ce qui prédomine toujours dans sa manière, c’est l’élément graphique, le trait fortement accusé ; mais, la plupart du temps, les contours sont larges, tracés de main de maître, les ombres hachées et les reliefs marqués par de simples glacis. De pareils tableaux font plutôt l’effet de dessins coloriés. » Les Vénitiens ses contemporains disaient de lui qu’il était « bon graveur et mauvais peintre. »

Parmi les dessins de Dürer que possède le Louvre, s’il n’en est qu’un d’important par la composition, — celui qui est catalogué sous le numéro 496 et qui représente la Vierge allaitant l’Enfant Jésus, entourée de la Sainte Famille, — ils sont tous importans par la beauté caractéristique de l’exécution. La construction anatomique des figures y est accentuée avec une science admirable du mouvement ; les draperies, développées par grandes masses dans l’ensemble, se perdent et se brisent, dans le détail, en mille petits plis capricieux, tourmentés, curieusement cherchés, qui sont comme la signature du maître dans son œuvre tout entier. L’expression des têtes est toujours voulue, ferme, et amenée à l’unité par le concours savant de toutes les parties du visage au même but. Un de ces dessins établit l’attentif et patient amour de la réalité qui dirigeait le maître dans ses études, alors que, dans ses œuvres composées, son imagination l’emportait si loin du réel. Ce dessin, à l’aquarelle sur toile fine, représente une tête de jeune garçon vue de face et de grandeur naturelle. Une barbe blonde descend des oreilles, garnit le menton et pend en longues mèches droites sur la poitrine ; les cheveux sont blonds aussi, mais courts et frisés. Sans doute l’artiste aura dessiné là, de souvenir ou d’après nature, quelque enfant monstrueux, un cas de tératologie, entrevu à la foire de Francfort, quelqu’un de ces « phénomènes vivans » qui, de tout temps, ont exploité leurs infirmités au profit de leur ventre, — maigre profit, pauvre industrie, il faut le dire ; mais, de la part du peintre, étude curieuse.

Dans les portefeuilles du Louvre, il se trouve encore de bien précieuses pages, de légers croquis de Vierges, à peine indiqués, mais d’un esprit fin, gracieux, et marqués au sceau du maître-graveur, en ces hachures, en ces traits de plume prolongés sans effort de la chair à l’étoffe. Notons aussi pour mémoire une Vierge qui resta entre les mains de Rubens. On y reconnaît parfaitement les passages de crayon du grand artiste flamand aux contours, aux draperies, dans le visage même, à l’un des yeux. Trois aquarelles complètent notre belle collection des dessins d’Albert Dürer. Ce sont des études d’après nature. Ici des pics de montagnes couronnés de forteresses crénelées ; au pied, d’humbles villages, et sur la feuille, de la main de l’artiste : Fenedier (Venediger) Klawsen[4] ; sur une autre feuille, nous trouvons l’étude du paysage qu’il a placé dans son Saint Eustache. Le château formidable s’enlève au-dessus de l’horizon lumineux et rose dans une éclaircie de nuages. Un vol d’hirondelles tournoie vers les cimes. La troisième, la plus touchante peut-être, nous montre la vie des champs prise sur le fait. Plus de montagnes sinistres, plus de forts altiers ; des chaumières, de douces collines chargées de petites futaies descendent jusqu’à la plaine. C’est le moment de la fenaison : les charrettes circulent dans l’étroit sentier ; les paysans entassent le foin en meules ; on assiste à la vie rurale, active, paisible, en un cadre aimable qui s’étend de proche en proche jusqu’à l’extrême horizon toujours doux, arrêtant le regard çà et là sur quelque chaume, sur quelque toit d’église au clocher svelte.

Toutes nos aquarelles du Louvre sont faites sur nature. Pour compléter, autant que cela m’est possible, les renseignemens que nous donnons au lecteur sur ce genre de dessins, je dois faire mention d’une composition des plus singulières exécutée d’après ce procédé. Elle fait partie de la collection d’Ambras à Vienne. M. Charles Blanc l’a décrite ainsi : « On y découvre une immense nappe d’eau que borde un terrain plat où s’élèvent quelques maisons. Sur le milieu de la nappe d’eau pèse un gros nuage qui verse des torrens de pluie. A droite et à gauche, descendent d’autres vapeurs. » Albert Dürer a écrit lui-même en dessous de ce dessin : « L’an 1525, la veille de la Pentecôte, durant la nuit du jeudi au vendredi, j’eus cette vision dans mon sommeil. Quelle quantité d’eau il tombait du ciel ! Et cette eau frappait la terre à environ quatre milles de moi, avec une telle horreur, un tel bruit et de tels rejaillissemens ! .. Tout le pays fut noyé, ce qui me causa une si grande épouvante que je m’éveillai ; mais je me rendormis… Alors le reste d’eau tomba ; elle était presque aussi abondante ; une partie en tombait au loin et une partie plus près. Elle semblait venir de si haut que, dans mon idée, elle mettait beaucoup de temps à choir. Mais comme l’inondation approchait de moi, la pluie devint si rapide et si retentissante que la peur me saisit et je m’éveillai. Tout mon corps tremblait, et je fus longtemps sans pouvoir me remettre. Mais le matin quand je me levai, je peignis ici ce que j’avais vu. Que Dieu arrange tout pour le mieux ! »

Cette hâte à fixer par le dessin le souvenir d’une simple vision explique le caractère de réalité, le relief pittoresque que toute composition prenait, même à travers le chaos du rêve, dans le cerveau de l’artiste. C’est cette réalité imaginaire, si j’ose associer ces deux mots, qu’il voulait fixer en lui conservant toute sa puissance de vie, de mouvement, de relief et de couleur. Il avait eu pour son compte cette apparition vraiment apocalyptique ; il l’a retracée telle qu’elle s’est présentée à lui.

Mais il a fait quelque chose de plus merveilleux encore ; il a, les yeux ouverts, et bien éveillé cette fois, refait l’Apocalypse de saint Jean ; Ici, sans insister sur les autres dessins de Dürer, et renvoyant le lecteur au livre de M. Ephrussi, nous laissons ses peintures pour jeter un regard sur ses bois.


III

La suite des quinze pièces de l’Apocalypse est la première en date parmi les diverses séries de gravures sur bois « exécutées » par Albert Dürer. Il faut bien s’entendre sur le sens du mot. On veut donc dire par là que ces gravures furent taillées dans le bois sur ou d’après les dessins du maître par des praticiens spéciaux, désignés sous les appellations de Formschneider et de Figurschneider. Ces deux noms établissaient une sorte de hiérarchie entre ceux de ces artistes secondaires qui savaient assez dessiner pour qu’on leur confiât des figures à graver et ceux qui ne pouvaient s’élever au-dessus de l’ornement proprement dit. La question de savoir si Albert Dürer a lui-même gravé en bois quelques-unes de ses pièces a été fort controversée. La plupart des critiques, et Bartsch à leur tête, l’ont résolue négativement. « Si l’on fait réflexion, dit Bartsch, au nombre de tableaux qu’Albert Dürer a peints et qui sont généralement d’un fini précieux qui exige un long travail ; si l’on considère le nombre non moins grand des estampes qu’il a gravées d’un burin aussi délicat que soigné ; si l’on sait combien il a laissé de dessins faits de sa propre main ; enfin si l’on calcule combien de temps il a employé pour composer ses ouvrages littéraires, et combien il en a dû consommer pour faire ses voyages, on ne pourra croire qu’il lui soit resté assez de loisir pour graver le nombre prodigieux de tailles de bois qui portent son nom, d’autant plus que la gravure en bois est d’un travail très lent, qu’il est presque purement mécanique et, par conséquent, incompatible avec la fougue du génie, le talent sublime et les occupations nobles d’un maître tel que l’a été Albert Dürer. »

L’argumentation contraire s’appuie sur l’inégalité des planches pour en conclure que les plus belles sont de la main de l’artiste lui-même, entre autres l’admirable frontispice de l’Apocalypse représentant la Vierge et saint Jean, un chef-d’œuvre d’exécution. Je crois qu’il faut se ranger à l’opinion de Heller, soutenue également par M. Ambroise Firmin-Didot. Ces deux amateurs ont pensé que non-seulement le maître ne se bornait pas à dessiner sur bois les sujets livrés ensuite au couteau du graveur, mais qu’il découpait les contours des parties les plus délicates, telles que les têtes et les extrémités et les cernait au canif, laissant aux tailleurs en bois le soin de creuser ce qu’il avait ainsi commencé. D’ailleurs ce qui est bien établi, c’est qu’il surveillait avec le plus grand soin l’exécution de ces gravures et, plus d’une fois il dut lui arriver de prendre en main le couteau du praticien et de donner l’exemple. C’est ainsi qu’il forma sous sa direction une petite légion d’habiles graveurs, qui ont multiplié des compositions merveilleuses par l’abondance, la variété, la richesse de l’imagination, par la beauté du dessin, par l’entente du clair-obscur, inconnue avant lui dans ce genre de gravure, compositions telles que l’Apocalypse, la Grande et la Petite Passion, la Vie de la Vierge, l’Arc triomphal et le Char de triomphe de Maximilien Ier, toutes pièces et séries de pièces admirables qui, dans leur énergie, leur grandeur d’effet, rivalisent avec la taille-douce. Aussi trouvait-il de nombreux imitateurs, des contrefacteurs même, et parmi ces derniers, le célèbre Marc-Antoine Raimondi, qui ne craignit point, non-seulement de copier sur cuivre les tailles de bois d’Albert Dürer, mais encore d’y ajouter le monogramme du maître et de vendre frauduleusement ces contrefaçons comme des originaux. Marc-Antoine pilla ainsi la plus grande partie de la Vie de la Vierge, la suite de la Passion en trente-sept pièces et, au dire de Bartsch, sept autres pièces diverses. Il faut en ajouter une huitième, inconnue à Bartsch et conservée au musée du Louvre. C’est, d’après M. Reiset, une répétition en petit de la Descente de croix, qui fait partie de la suite de la Passion que Marc-Antoine avait déjà copiée. Cette petite estampe, d’un burin très libre et très délicat, est toute différente de la première, où Marc-Antoine imitait servilement les tailles du bois original[5]. Elle donne entièrement raison à l’observation pleine de goût faite par M. à Firmin-Didot à ce sujet : « Il est regrettable, dit cet amateur, que Marc-Antoine, dans le but intéressé qui le guidait, ait exécuté ses contrefaçons en taille-douce sur cuivre, dans les mêmes dimensions que les originaux sur bois dont il calque en quelque sorte les traits. La finesse du burin, qui caractérise la gravure en taille-douce, exigeait pour ne rien perdre de son charme une réduction dans les proportions ; la taille-douce eût ainsi profité de ses avantages. » Marc-Antoine a, en effet, essayé ce procédé de réduction dans la pièce signalée par M. Reiset, et il lui a parfaitement réussi.

Les mêmes progrès qu’Albert Dürer accomplit dans l’art de la gravure sur bois, il les fit faire également à l’art de la gravure au burin. À ses débuts, il s’inspira très visiblement des gravures de Martin Schœn (pour la conduite et le caractère des tailles, bien entendu). D’année en année, son burin s’assouplit, perd de sa rudesse primitive, devient plus moelleux dans les demi-teintes, ménage avec douceur les transitions de l’ombre aux lumières. À partir de 1500, on peut dire que l’artiste est déjà maître de ses procédés. L’Apollon et Diane est de 1503, ainsi que les admirables Armoiries au Coq et à la Tête de mort ; de 1504, la Nativité et l’Adam et Ève ; de 1505, le Grand et le Petit Cheval ; de 1510, le Saint Eustache ; de 1511, la Passion en seize pièces et la Grande Fortune ; de 1514, le Saint Jérôme dans sa cellule, le Cheval de la Mort et la Mélancolie. J’arrête cette énumération de chefs-d’œuvre[6]. Je reparlerai de la plupart d’entre eux lorsque j’étudierai l’esprit et l’ensemble des travaux du grand artiste.

Albert Dürer ne fut point seulement peintre et dessinateur, il n’a point seulement la gloire d’avoir renouvelé l’art de la gravure en bois ou au burin, d’avoir le premier essayé de l’eau-forte et gravé de véritables merveilles à la pointe sèche ; l’étendue de ses aptitudes allait plus loin encore, et, comme Léonard de Vinci, comme Michel-Ange, il fut architecte, orfèvre, ingénieur, sculpteur ; il a laissé, en outre, quelques manuscrits sur son art. On conserve au British Museum le dessin d’un projet de fontaine et un petit bas-relief en pierre qui montrent l’architecte et le sculpteur. On dit également que les travaux des fortifications de Nuremberg furent exécutés sous sa direction. On lui attribue enfin quelques médailles et quelques pièces de monnaie. Il a écrit lui-même, dans ses notes de voyage, qu’il dessina pour l’orfèvrerie trois poignées d’épée et un sceau. Voici enfin les titres de ses ouvrages littéraires et scientifiques :

1o Un Traité de géométrie, dédié à son ami Wilibald Pirkheimer ; petit in-folio, 89 feuillets, 63 planches, 1525 ;

2o Un Traité sur les fortifications de villages, châteaux et bourgs ; petit in-folio, 27 feuillets, 20 planches, 1527, traduit en latin par Camerarius en 1535 ;

3o Un Traité des proportions du corps humain ; petit in-folio, 132 feuillets, avec de nombreuses planches, écrit en 1523, publié seulement après la mort d’Albert Dürer en 1528, traduit en latin par Camerarius en 1534, et à Paris, en français, par Loys Meygret, de Lyon, en 1557.

Ces bibliographes ont mis sous son nom un Traité des proportions du corps du cheval, attribution contestée par Camerarius, et un Traité sur l’escrime, conservé à la bibliothèque de la Madeleine, à Breslau.

À en juger d’après la traduction française du Traité des proportions du corps humain, Albert Dürer avait, la plume à la main, quelque peine à mettre de l’ordre dans ses idées. M. Narrey fait dans son livre la remarque suivante : « J’ai vu quelque part qu’on lui reconnaît aussi le talent d’écrivain. On prétend même qu’il a contribué à fixer la langue allemande ; mais c’est là une assertion que je ne peux admettre. Pour ses traités didactiques, il est certain que Pirkheimer y mettait la main, car ils diffèrent notablement, comme style et comme orthographe, de sa correspondance intime. Dans ses lettres à Pirkheimer, le même mot est écrit quelquefois de quatre ou cinq façons différentes, et l’on ne peut s’empêcher de rire à la vue de ses essais de versification. » Le philologue Pirkheimer, qui rédigeait une Histoire de l’Allemagne, éditait la cosmographie de Ptolémée et commentait les sermons de Grégoire de Nazianze, l’un de ces admirables savans, comme les Budé, les Thomas Morus, les Colet, les Louis Vivès, les Alciat, les Sadolet, les Mélanchthon, qui, sous le coup de fouet de leur maître Érasme, ressuscitaient alors les lettres grecques et latines, Pirkheimer en se jouant put rendre ce service à Albert Dürer sans que la gloire du grand artiste en soit à nos yeux amoindrie. L’effort d’avoir voulu exprimer ses pensées littérairement prouve qu’il pensait, en effet, et qu’il ne reculait devant aucun moyen pour donner une forme à l’idée qui le hantait. Le fait est assez rare parmi les artistes pour être signalé à l’honneur d’Albert Dürer.

En citant les témoignages nombreux qui établissent la multiplicité de ses aptitudes, j’ai voulu parer d’avance au reproche de subtilité excessive qu’on ne manque pas d’adresser au critique lorsqu’il lui arrive de chercher la philosophie d’une œuvre d’art. L’estime et l’affection dont Albert Dürer était l’objet de la part des promoteurs de la renaissance en Allemagne, les passages de ses notes intimes où il parle de Luther, tout, en dehors même de sa production comme artiste, vient nous confirmer dans cette opinion que le grand maître de l’école allemande se mêla de cœur et d’esprit au mouvement de son époque. Nous chercherons à montrer, précisément à l’aide de son œuvre, en quels troubles étranges, en quelles angoisses le jeta ce grand mouvement philosophique et religieux.


IV

Si l’artiste se borne à transcrire, sans l’interpréter, la plate réalité qu’il a journellement sous les yeux, s’il se résigne au rôle de décorateur ou à celui d’amuseur, s’il se fait archéologue ou s’il continue avec pédantisme des routines d’école déguisées et ennoblies sous le nom de tradition ; s’il appartient à l’un des types extrêmement nombreux et variés dans l’art, dont le caractère commun est l’étroitesse de l’esprit servie par l’habileté de la main, ses ouvrages intéresseront peut-être les amateurs, ils demeureront sûrement sans action sur notre pensée et n’éveilleront dans notre âme aucun écho sympathique. Dès que le peintre, au contraire, est quelque chose de plus qu’un peintre, pour peu qu’il soit poète, son œuvre nous attire et nous attache infailliblement. C’est que cette œuvre contient et doit nous révéler une chose dont notre intelligence est à bon droit curieuse ; c’est qu’en l’interrogeant convenablement nous devons y trouver quelle fut la conception de cet artiste et sa solution en face de ce problème éternel et éternellement étrange qui s’appelle la vie. Il en est ainsi de l’œuvre d’Albert Dürer.

Il n’est personne qui, ayant remarqué, ne fût-ce qu’une fois, une gravure du maître, n’en ait à jamais gardé la mémoire. Comment oublier en effet que toute composition sortie de sa main nous a subitement arrachés au monde réel et transportés, puis maintenus, comme par magie, dans un milieu exceptionnel et vraiment idéal ? de la suite immense de ses compositions, il se dégage, à plus forte raison, une pensée, une préoccupation qui, sous mille formes diverses, s’affirme et s’accentue. Cette préoccupation nous apparaît habituellement grave, tantôt inquiète, tantôt ironique, rarement sereine, souriante plus rarement encore, souvent terrible et toujours tournée vers le même objet : la lutte de la mort contre la vie, de la chimère contre la réalité. Comme la sinistre chauve-souris qui plane dans le ciel au-dessus de la grande et sublime figure de la Mélancolie, au-dessus de son œuvre entier plane l’obsession du surnaturel. Arrêtons-nous un instant à cette sombre figure dont nous venons d’évoquer l’image.

Vous vous la rappelez, cette femme, cette Mélancolie, génie aux ailes tristement reployées, aux longs cheveux épars, couronnés d’herbes folles. Entourée de tous les instrumens de la science, de l’industrie et des arts, mêlés aux instrumens de torture, elle est assise au seuil du temple, accoudée sur un genou, la tête sur le poing. Lassée, elle a fermé le livre vainement interrogé ; elle tient encore, d’une main inerte et sans le savoir, le compas aux branches désormais inutiles. Son regard douloureux et dur s’ouvre sans voir sur la mer, sur l’infini. La pensée qui couve sous ce front d’airain, le maître a pris la peine de l’écrire, c’est la mélancolie, c’est plutôt encore le doute. Qui n’aurait vu que cette page d’Albert Dürer serait exposé à se méprendre sur la signification de son œuvre. Elle a trompé plus d’un esprit pénétrant. On a pu croire, sur la foi de cette image, qu’Albert Dürer fut l’un des précurseurs de la pensée moderne. Il nous semble, au contraire, que plus l’on étudie son œuvre, fait de symboles et de mystiques hallucinations, plus on se confirme dans cette opinion que le grand artiste allemand ferme définitivement le moyen âge. Il a entrevu, comme Moïse, la terre promise, la terre de lumière et de chaleur, il n’y a pas pénétré ; il a eu des lueurs, des pressentimens de la renaissance ; mais il a eu peur, il a douté, il a reculé.

Assurément il admirait Luther ; il reste un témoignage éloquent des sentimens qui lui inspirait le grand réformateur. La longue prière, pleine de colère et d’élans, qu’il adresse à Dieu en apprenant, en 1521, la fausse nouvelle de l’emprisonnement et de la mort de Luther, ne laisse aucune incertitude à cet égard. Mais il est important d’ajouter qu’Albert Dürer, à cette époque, comme aussi bien les contemporains du moine de Wittemberg, n’attachait au mot de réforme que le sens strict du mot et non l’idée de révolution religieuse qu’il a prise dans l’histoire. En se rangeant aux opinions de Luther, Albert Dürer ne croyait pas élever autel contre autel, dresser le luthéranisme, le protestantisme contre le catholicisme ; il voulait, il souhaitait une réforme et rien de plus, une réforme nullement contraire à l’orthodoxie » Qui se doutait alors que le protestantisme allait devenir une religion[7] ?

En ce qui concerne Albert Dürer, je dois donner des preuves à l’appui de l’assertion précédemment émise. Celles que je puis trouver sont toutes morales évidemment et tirées de son œuvre.

Sa vie sans relâche, Sous l’aiguillon incessant de l’acariâtre et avare et très belle Agnès Fiey, sa femme, sa vie entière se passe au travail. Mais à le voir, en ses portraits, si beau, si élégant, à le savoir, d’après les documens, si habile à tous les exercices du corps, à le trouver, dans ses créations, si amoureux de l’idéal, je me le représente bien plutôt comme une de ces natures fines, élevées, ouvertes a toutes les idées généreuses, à tous les dilettantismes, portées à la rêverie, peu ou point à l’action, nullement faites pour le travail solitaire et acharné, — véritables travaux forcés, — dans le sombre atelier qui existe encore, et où le retenait son amour pour le « monstre charmant » qu’il avait épousé. Je ne le vois pas homme de propagande ni de foi en l’avenir. De ce genre de foi ses œuvres témoigneraient, elles témoignent du contraire. Chose étrange, cet artiste, ce poète ami des grands esprits qui firent la renaissance en Allemagne, à cette aurore du XVIe siècle, ne laisse rien percer en ses créations du feu ni de la sérénité des aurores. S’il exprime, par hasard et sous le voile de l’allégorie, la conquête de Rome par les doctrines de Luther, comme dans le Grand Cheval et le Petit Cheval[8], il a hâte, semble-t-il, de revenir à ses errements d’habitude, au courant d’idées qui, depuis l’enfonce, lui est familier. Momens douloureux que les heures de transition pour ceux qui ne sont plus très jeunes ! Et c’est le cas d’Albert Dürer. Il voit, sous les coups des ennemis de Rome, faiblir, s’écrouler l’édifice qu’il est habitué à vénérer ; les assises de l’édifice nouveau sont bien lentes à se montrer, à sortir de terre. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que, placé par la date de sa naissance au seuil du XVIe siècle, il peut jeter de temps en temps un coup d’œil ami, complice même, sur ceux qui se précipitent en avant, mais ses regards obstinément retournent en arrière, et se fixent dans la direction du passé, vont aux siècles écoulés.

Comment s’étonner de l’incurable tristesse de cette âme soumise à de telles oscillations, à de tels conflits intérieurs, attirée vers la lumineuse renaissance, retenue et clouée au sombre moyen âge ? Je disais tout à l’heure que, dans l’art, Albert Duper ferme le moyen âge, il le ferme en l’exprimant, en le résumant tout entier. Il en a les folles terreurs, les cauchemars, les visions épouvantables, les humbles amours (car il est du peuple) ; il en a aussi la ferme piété. Il n’y a point trace, en ses dessins, en ses gravures, en ses tableaux, des joies ni des lumières soudaines et sereines de la jeune et forte renaissance. Ses tristesses sont celles de la vieillesse, celles des vieux siècles. Elles l’inspirent, parce qu’il est grand et né avec le génie, mais son âme en est comme étouffée. Il marche sous le flux, non courbé d’apparence parce qu’il est fort, mais son cœur est gonflé d’amertume. Sa rare vengeance est l’ironie. Elle s’est glissée ça et là dans les Marges du Livre d’Huîtres de Maximilien, où il a fourni avec une intarissable verve d’admirables croquis par centaines. L’un des plus caractéristiques est celui où il a représenté sur une pelouse, au bord d’un étang, au pied de la demeure féodale, cette bande grotesque de musiciens piteux, donnant l’aubade au seigneur, soufflant dans leurs longues trompettes, suant d’ahan, les joues gonflées, les yeux hors de la tête, faisant retentir l’écho de leurs mélodies cuivrées. De la branche voisine où il est perché, du haut de son arbre fantastique, je ne sais quel oiseau moqueur, un corbeau, laisse tomber sur les pauvres hères un regard indéfinissable de moquerie, de dédain et de pitié.

Mais son cher refuge est la chimère. Voyez ce voyageur, en l’un de ses bois, — n’est-ce pas lui-même ? — Un homme déjà mûr, les reins chargés et ceints pour le voyage. — Il était parti pour conquérir la gloire. Voici près de lui le précieux rameau, le laurier qu’il est près d’atteindre. Sur le point de le cueillir, fatigué ou bien doutant de la légitimité de son effort, il a jeté là son bâton et s’est assis sur le sol. À perte de vue, ses regards ont glissé sur la mer infime. S’était-il repris, en face de ce spectacle, à quelque nouvelle ambition, à quelque espérance de découvrir un monde nouveau ? Velléité refoulée par un autre spectacle, par un autre attrait plus familier et plus puissant. Ses yeux ont rencontré le ciel et, dans le ciel, entre deux nuées, l’image souriante et perfide de la sirène, de l’habituelle chimère, de ce mysticisme, — grossier au fond, pittoresque dans la forme, — dont Albert Dürer fut l’interprète convaincu. C’est dans cette interprétation qu’il nous reste à le suivre et je dois le montrer aussi faible, aussi crédule que ses contemporains, mais aussi grand comme artiste, que les maîtres les plus illustres.


V

Je me demande si je dois poursuivre, si je dois dire ou taire les frayeurs puériles d’un si grand maître. Mais à quoi bon les cacher, à quoi servirait-il de les vouloir dissimuler ? Elles sont tellement visibles, et se trahissent si clairement à travers son œuvre ! Et d’ailleurs, elles ne lui sont pas étroitement personnelles. Partagées par les esprits les plus affranchis de son temps, par Luther, par Érasme par Mélanchthon lui-même, elles ne peuvent l’amoindrir. Nous devons estimer comme une bonne fortune historique, au contraire, qu’il ait ajouté sur ce point le témoignage de son art au témoignage écrit de ses contemporains.

En la première moitié du XVIe siècle, l’Italie était absolument dégagée des terreurs légendaires que le catholicisme avait jetées dans les âmes, de ces appréhensions, de ces imaginations de supplices éternels dont l’Enfer de Dante reproduisait et formulait l’épouvante. L’art italien est déjà et pleinement un art païen, uniquement préoccupé de la beauté des formes, de la beauté de l’expression, et nullement de traduire la sincérité du sentiment religieux, sincérité bien affaiblie alors, sinon tout à fait perdue. Dans le Nord, il n’en est pas de même. La question religieuse, à cette même date, comme auparavant, comme depuis, y domine toutes les autres dans l’ordre intellectuel. Elle se traduit et s’impose par ce grand mouvement de la réformation, qui agite et préoccupe toutes les consciences. L’homme septentrional n’avait point la complaisante et tolérante et sceptique indifférence de l’Italie en matière religieuse ; il ne pouvait l’avoir, en raison même du génie réfléchi, pieux, mystique même, qui est particulier à l’Allemagne. Hardi jusqu’à l’audace, jusqu’à la révolte en ces questions de réforme, il restait cependant sous le poids de cette terreur et en même temps de cet amour du surnaturel, qui, au moyen âge, avait écrasé et comme annihilé l’individu moral. Luther, exprimant l’état des esprits autour de lui, peut protester violemment contre les dogmes catholiques, contre les légendes divines ; mais sa raison abdique toute indépendance dès qu’il s’agit des légendes inférieures, dès qu’on parle du diable.

Le diable est aux XIVe et XVe siècles le véritable maître des intelligences. La crainte du diable les domine plus sûrement que la crainte de Dieu. La légende d’amour et de bonté est bien pauvre en comparaison de la légende cruelle où sont recueillis tous les mauvais tours que Satan joue à l’espèce humaine. Ouvrez les œuvres de Luther, lisez sa vie, vous serez surpris du rôle important que le diable y a pris. Satan commente avec lui et contre lui la Bible et les conciles ; la discussion s’animant parfois à ce point que Luther, un jour, à bout d’argumens, lui jette son écritoire à la figure. On raconte à sa table, par centaines, des histoires de démons, de vampires, de sorciers, de possédés, de succubes et d’incubes. Il voit le diable partout, il le reconnaît dans les mouches qui se posent sur sa Bible ou sur son nez, il le retrouve même à l’intérieur des noisettes. A maintes reprises, il affirme l’existence et la puissance de cet ennemi du genre humain. « Le 15 janvier 1539, on parla de la grande sécurité dont on jouissait dans ces derniers temps. Et le docteur Martin Luther dit : « Ah ! l’on ne doit pas se regarder comme si tranquille, car nous avons un grand nombre d’ennemis et d’antagonistes déchaînés contre nous ; ce sont les diables, dont la multitude est telle qu’il n’y a pas moyen de les compter ; et ce ne sont pas seulement des diables qui sont enchaînés dans l’enfer, mais des diables qui sont à la cour et près des princes et qui depuis très longtemps sont bien habiles ; ils ont une pratique et une expérience de cinq mille ans. Satan a mis sans relâche tout son pouvoir en œuvre pour tenter et tromper Adam, Mathusalem, Enoch, Noé, Abraham, David, Salomon, les prophètes, les apôtres, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même et tous les fidèles. »

Ailleurs, après maints récits de meurtres, de suicides, d’actes de nécromancie suggérés par le diable, Luther ajoute : « Vraiment ce ne sont pas là des histoires oiseuses et inventées à plaisir pour faire peur aux gens ; ce sont des récits effroyables et non des enfantillages, comme les appellent les épicuriens. Prions donc, mettons notre confiance en Dieu, et craignons d’avoir le diable pour hôte. Il est beaucoup plus près de nous que nous ne l’imaginons[9].

La jeunesse d’Erasme avait été nourrie de pareilles terreurs, de miracles aussi édifians, de symboles non moins enfantins. On lui racontait tantôt l’histoire d’un voyageur fatigué qui s’était assis sur un serpent, le prenant pour un tronc d’arbre ; le serpent s’éveilla, et tournant la tête dévora le voyageur. « Ainsi le monde dévore les siens. » Une autre fois, c’était un homme qui était venu visiter un monastère ; on l’invite à s’y fixer, il refuse ; à peine sorti, il rencontre un lion qui le mange. Notre croquemitaine n’est pas plus puéril. Enfin, Erasme rapporte dans une de ses lettres qu’une nuée de puces s’abattit un jour sur sa maison de Fribourg et l’empêcha de dormir, de lire et d’écrire. « On disait dans le pays que ces puces étaient des démons, ajoute M. Nisard dans sa belle étude sur Erasme. Une femme avait été brûlée quelques jours auparavant pour avoir, quoique mariée, entretenu pendant dix-huit ans un commerce infâme avec le diable. Elle avait confessé entre autres crimes que son amant lui avait donné plusieurs grands sacs pleins de puces pour les répandre par la ville. Erasme, qui raconte ce fait à ses amis, n’est pas très éloigné d’y croire. » Déjà dans une autre circonstance, mis en danger de mort par le mauvais régime et les chambres malsaines du collège Montaigu, Erasme avait attribué sa guérison à la protection de sainte Geneviève.

Il est inutile, je pense, de démontrer plus longuement quel empire le surnaturel, et particulièrement le diable, exerçait sur les intelligences de ce temps. En tous lieux, la pensée du diable hante le cerveau de l’homme. Ami ou ennemi, celui-ci le voit partout : aux carrefours tortueux des villes, aux murs des cimetières, au tournant du chemin, au clocher des églises, au toit des couvens, il se glisse partout ; homme de guêtre ou d’étude, dans le cloître ou dans les mêlées, chacun en est affligé, tourmenté de toutes parts et obsédé. Tel le défie, tel l’évoque, tel le maudit, tel l’adore ; tous en ont peur et tremblent en pensant à lui. Comment Albert Dürer aurait-il échappé à la loi commune qui courbait toutes les intelligences sous son effroyable despotisme ? N’oublions pas que l’origine hongroise du maître pesait sur lui dans le même sens et comme une double fatalité. Il avait été assurément bercé au récit des superstitieuses terreurs si vivantes, même de nos jours, au bord du Danube. Aussi voyons-nous le diable dans son œuvre revêtir les formes les plus hideuses que l’imagination humaine surexcitée ait pu inventer. Il parcourt l’échelle entière de la création et adopte les combinaisons les plus étranges dans ses métamorphoses, dont on ne saurait dire le nombre.

Dans son excellente Histoire du diable, M. Ch. Louandre a décrit quelques-unes de ces incarnations bizarres. On les retrouve toutes dans Albert Dürer. « Homme informe et inachevé, nain ou géant, il est ridé, velu, aveugle comme les taupes, noir comme les forgerons barbouillés de suie ; il a des griffes comme les tigres, des crocs comme les sangliers ; il se change, au gré de ses caprices, en ours, en crapaud, en corbeau, en hibou, en serpent, car il aime cette forme qui lui rappelle sa première victoire… Quelquefois aussi, à en croire le démonographe Psellus, il se montre couvert d’écailles comme les poissons, et il respire comme eux en absorbant l’air par ses écailles. » Tantôt il prendra la figure d’un spectre pour effrayer le pécheur, tantôt pour l’exciter au péché, il empruntera à la femme sa beauté, ses séductions, ses grâces. Puériles dans leur expression écrite, ces créations acquièrent dans l’œuvre du maître une étrange intensité dévie. D’ailleurs, s’il est vrai, comme l’a dit Michelet, qu’au XVIe siècle le diable, le juif et le Turc ce fût tout un pour les peuples du Nord, ces terreurs n’étaient que trop fondées surtout à l’égard du Turc dont les invasions s’avançaient sur l’Europe d’un mouvement périodique et irrésistible. « Tel y voit le démon et soupçonne que cette engeance n’est rien que le diable en fourrure d’homme. » N’est-ce pas l’opinion de Luther s’écriant : « Ce n’est pas sur nos murailles ni sur nos arquebuses que je compte pour repousser les Turcs, c’est sur le Pater noster. » Je n’en doute pas, c’est l’horreur des cruautés atroces exercées par les Turcs sur leur passage qui inspirait à Albert Dürer son Martyre de dix mille chrétiens sous Sapor II, roi de Perse, tableau placé aujourd’hui dans la galerie de Vienne. En tous cas, ce qui est certain, c’est que le juif, le Turc, et le diable occupent la meilleure part de son œuvre.


VI

Mais cet œuvre est si vaste que le maître, à côté de ces sombres créations, a pu dans leur douceur exprimer les légendes chrétiennes ; il l’a fait notamment dans la Vie de la Vierge, et cependant, malgré l’intérêt qui s’attache à la suite et à l’unité des sujets, je vais de préférence aux petites Vierges isolées, gravées sur cuivre avec une souplesse de main tout à fait merveilleuse et une suavité d’expression des plus touchantes.

Les cheveux, cette exquise beauté de la femme, sont en ces planches traités avec amour. Tantôt ils se répandent, sans ornement, en longues nappes sur les épaules de la Vierge. Tantôt, fins et flottans, pénétrés des lumières de l’auréole, ils sont fixés par un fil de perle ou chargés d’une couronne somptueuse, couverte de pierreries et d’ors étincelans. La Vierge est le plus souvent assise dans la campagne, sur un banc, sur une pierre, au pied d’un arbre ou d’une haie rustique, entourée de végétations aimables. Elle donne le sein à l’Enfant ou l’amuse avec quelque fruit, quelque animal léger et soumis ou comique en ses caprices, souvent un oiseau, parfois un singe. Toujours naïve et tendre, en ces compositions, la Vierge y apparaît rarement ornée de la beauté symétrique et correcte tant recherchée par les Italiens. Elle n’a guère, — et j’en suis plus touché en un tel sujet, — que l’exceptionnelle beauté attachée à l’expression morale.

Albert Dürer, qui fait preuve d’une si rare puissance d’invention et de poésie dans ses ouvrages, ne s’écarte pas un instant de la réalité. Dans la réalité quotidienne, et là seulement, il puise les élémens qu’il combine sans les altérer et dont il se sert, ainsi combinés, pour traduire son idéal intérieur. Aussi trouvons-nous dans son œuvre non-seulement tous les sentimens qu’il partageait avec les hommes de son temps, mais aussi une perpétuelle révélation des mœurs publiques ou familières de ses contemporains, en même temps que l’image exacte du décor où ils se mouvaient. la montré la dure chevalerie, formidable en ses armures éblouissantes, impassible à travers les périls ; il a montré de même le peuple en ses misères et aussi en ses joies bruyantes. Humbles manans, bourgeois placides, seigneurs farouches, cavaliers élégans revivent là sous nos yeux. Voici les intérieurs somptueux et les intérieurs misérables. Voici des chocs d’armée au pied des hauts remparts, des forêts de lances oscillant sous le vent des boulets de pierre partis des canons énormes. Ici, il peindra l’amour lascif ; là, le chaste amour ; plus loin, les douces causeries de la dame et du page errant par la campagne, au bord des cours d’eau, à courte distance des villes aux silhouettes fantasques, à l’ombre des châteaux-forts qui découpent leurs profils aigus dans des ciels mouvementés et animés d’une beauté spéciale inconnue au Midi, réservée à nos climats du Nord, la beauté sans égale des nuées amoncelées, nageant par continens dans l’infini. A côté du squelette hideux et menaçant, auprès des laideurs symboliques qu’il sut faire si belles, en regard de ces rêveuses allégories difficilement explicables, mais qui agissent sur l’imagination si fortement, Albert Dürer, parfois aussi, a cherché la pure beauté plastique à la façon des anciens, mais il n’a pu la faire inexpressive ; témoin un admirable Apollon tendant son arc, modèle de force, d’élégance, d’intelligence profonde et comme attristée.

Son génie a parcouru le cercle des conceptions humaines et les a interprétées avec une égale supériorité, avec une égale aisance, depuis les mystiques exaltations du solitaire de Pathmos jusqu’aux scènes domestiques empruntées aux mœurs populaires.

Son talent comme dessinateur reposait sur une forte base d’études scientifiques dont, avant tout autre, il a compris et justifié la nécessité. Aussi a-t-on pu dire qu’il était le premier de tous les artistes connus par la variété et la solidité de son éducation technique. Dans le plus grand nombre de ses compositions, l’élément graphique domine, je veux dire le trait manié avec une souplesse de main sans égale, se jouant des procédés les plus opposés, obéissant aux caprices les plus extraordinaires d’une imagination inépuisable. Néanmoins, dans plusieurs de ses cuivres, dans le Saint Jérôme au désert et dans certaines de ses aquarelles, il a révélé un sentiment très remarquable de la couleur, de ses harmonies, de ses richesses, de ses contrastes, un calcul savant, mais plutôt encore inné et naturellement habile, des tons et des valeurs : beautés d’art qui s’adressent à d’autres facultés de jouissance esthétique que ne fait le trait ou dessin proprement dit. De l’application magistrale de ces qualités exquises et de ces dons naturels, dirigée par une des plus grandes imaginations poétiques que le monde de l’art ait enfantées, est sorti cet œuvre immense, si profond et si émouvant, sur lequel les circonstances extérieures, l’action d’une femme et l’action d’un siècle, ont jeté un voile de tristesse, de mélancolie qui rend cet œuvre plus cher encore aux hommes de notre génération.

Peut-être dira-t-on que je me suis exagéré dans la vie de l’artiste l’importance de ses chimères, de ses terreurs superstitieuses, de ses entraînemens vers la réforme, de ses retours à la foi, de ses anxiétés, des angoisses causées par le défaut de sécurité morale et matérielle du temps où il vécut, — que tout cela, l’eût-il éprouvé, est étranger à son art, — qu’Albert Dürer, comme l’eût fait une machine à dessiner très supérieure, traduisait tout simplement et sans émotion d’aucune sorte les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament et les sujets pittoresques qui passaient sous ses yeux, — qu’il ne chercha dans les livres sacrés que des motifs de composition, comme le font nos peintres aujourd’hui en quête de prétextes par lesquels ils soient autorisés à peindre le nu avec une certaine noblesse et qui ne les trouvent que dans la mythologie grecque ou chrétienne. en bien ! quoique la tendance évidente de quelques esprits de ce temps-ci n’aille à rien moins qu’à séparer l’homme de l’artiste, tout en moi, après l’examen approfondi de l’œuvre des maîtres, proteste en ce qui les concerne contre de telles doctrines, et notamment en ce qui touche Albert Dürer. Mais cette négation des participations actives de l’âme et du cœur à l’œuvre d’art fût-elle juste, je ne serais pas ébranlé dans mon admiration, bien moins encore dans mes impressions. Peu importe, dirais-je, qu’Albert Dürer n’ait pas analysé ses doutes ni ses douleurs ; qu’il n’ait pas voulu sciemment les transporter dans son art et par lui les transmettre aux autres hommes ; son témoignage, pour être naïf et inconscient, n’en a que plus de force et n’en est que plus vrai. Si son œuvre contient encore aujourd’hui une telle puissance d’émotion, c’est donc que l’âme du maître était bien pénétrée de cette émotion même. Un fait d’ailleurs prouve jusqu’à l’évidence qu’il avait conscience et qu’il possédait, outre les facultés spéciales de l’artiste, les facultés de sentiment et de jugement. N’a-t-il pas gravé de sa main, au beau milieu d’une de ses pages les plus étonnantes, d’une de ses plus saisissantes créations, ce mot si grave et si éloquent : Mélancolie ?

Mélancolie, c’est bien le mot qui résume sa vie et son œuvre, qui en affirme la signification. C’est pourquoi, si la tristesse est l’état habituel de votre âme, si vous devez vous éloigner des grands symboles de mélancolie, détourner vos regards des vastes espaces, des ciels et des mers sans fond, vous garder des visions voisines de l’infini que quelques hommes ont rapportées de l’abîme où ils avaient plongé ; en cet état où l’âme humaine est sujette au vertige, fermez l’œuvre de Beethoven, fermez l’œuvre d’Albert Dürer. Si, au contraire, la tristesse en vous n’est qu’accidentelle, vous pouvez le parcourir, cet œuvre, et l’étudier sans danger. Dès que le mal n’est pas profond, il est soulagé aussitôt qu’il est connu. On pourra donc trouver un certain apaisement à cette maladie morale, la mélancolie, en la contemplant dans l’action où l’a déployée et retournée sous toutes ses faces le maître de Nuremberg. Mais, — et ce sera ma dernière parole, — la pensée du grand artiste est contagieuse, les blessés et les tristes veilleront à ne pas s’y attarder.


ERNEST CHESNEAU.

  1. M. Thausing a repris l’hypothèse, mais M. Ephrussi réfute à son tour l’argumentation de M. Thausing, et les raisons qu’il apporte nous paraissent péremptoires.
  2. Albert Dürer à Venise et dans les Pays-Bas, par M. Ch. Narrey, Paris, 1866, Renouard.
  3. Marguerite d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien, régente des Pays-Bas pour l’empereur Charles-Quint.
  4. Ces feuilles de croquis habilement interrogées peuvent éclairer certains points obscurs de la vie de l’artiste. C’est ainsi que M. Ephrussi, à l’aide de pages d’album conservées au cabinet des estampes de Berlin et dans la collection de Mme veuve Grahl, de Dresde, commentées par lui avec une pénétrante sagacité, a pu tracer très sûrement l’itinéraire d’un voyage inédit d’Albert Dürer en Suisse et en Alsace, dans le courant de l’année 1515.
  5. Voyez la notice des dessins du Louvre (1re partie), p. 362.
  6. Je renvoie le lecteur curieux d’informations plus précises sur les différences et les progrès des procédés dans l’œuvre d’Albert Dürer au travail chronologique publié dans la Gazette des Beaux-Arts du 15 juillet 1860, par M. E. Galichon.
  7. La confession d’Augsbourg n’est que de 1530. Albert Dürer était mort depuis deux ans quand elle fut publiée. Le trouble des esprits, à cette époque de 1530, est exprimé d’une façon saisissante dans la lettre où Pirkheimer juge si sévèrement Agnès Frej. M. Éphrussi la publie in extenso.
  8. C’est la même idée exprimée en deux compositions différentes. En chacune d’elles, un cavalier à pied, armé de toutes pièces, tenant son cheval par les rênes, pénètre dans une enceinte formée de palais en ruines. Dans le Grand Cheval les ruines sont évidemment romaines. Pour qui est informé, mais il faut l’être, l’allégorie est claire.
  9. Les Propos de table la Martin Luther.