Albert Vandal (Ségur)

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Albert Vandal (Ségur)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 241-276).
ALBERT VANDAL

N’arrive-t-il point parfois à ceux qui font métier d’écrire qu’en traçant le portrait d’un personnage, soit réel, soit fictif, ils lui prêtent, sans s’en rendre compte, des traits qui s’appliqueraient plus exactement à eux-mêmes, et qu’ils se dépeignent ainsi sous un nom supposé ? On peut se demander si quelque réminiscence de ce genre ne fut point le fait de Vandal, lorsqu’il décrivit en ces termes, dans son éloge académique de Léon Say, la jeunesse de celui dont il occupait le fauteuil : « En compagnie de jeunes gens de son âge, et de situation égale, il allait au plaisir et au mouvement ; le monde, le bal, les sociétés diverses, la littérature et l’art, les affaires, l’amusaient tour à tour et le captivaient. On le rencontrait dans nos théâtres, dans nos musées, dans nos promenades, sur nos boulevards, sensible aux aspects divers de l’activité humaine et sensible à la beauté des choses, amoureux de Paris, de la ville sans pareille qui mêle tant de grâce à sa grandeur. Puis, au lendemain de cette vie qui se dispersait sur mille objets et semblait n’en cueillir que la fleur, une série d’articles signés de lui fut presque une révélation. » De ces touches délicates, il n’en est pas une, semble-t-il, que ne doive fixer sur la toile quiconque prétend peindre Vandal. Et l’on pourrait encore y ajouter ce que, quelques lignes plus loin, il dit de son prédécesseur : « Les amitiés qui lui vinrent à cette première heure sont restées celles de la dernière ; elles ont fait côte à côte avec lui la traversée de la vie. »

Tel j’ai connu Albert Vandal au temps lointain de notre commune jeunesse, et tel il demeura, avec une nuance de gravité et de désenchantement en plus, lorsque plus tard la gloire se posa sur son nom. Peu d’hommes, au cours de l’existence, restèrent plus constamment pareils et fidèles à eux-mêmes, gardèrent, parmi les circonstances mobiles, une plus harmonieuse unité. Au physique même, il avait peu changé. Comme je le vis, quinze jours avant sa mort, causant avec animation dans son cabinet de travail, ainsi je le retrouve, quelque trente ans plus tôt, au fond de ma mémoire : mince, effilé, gracile, sa haute taille prise dans un vêtement étroitement ajusté, la tête petite, portée très droite, les traits irréguliers, mais fins et distingués, le nez légèrement relevé, la bouche cachée sous une forte moustache, le menton court, presque fuyant, les yeux enfoncés dans l’orbite, des yeux voilés de myope, pénétrans cependant, caustiques, au regard volontaire ; un abord un peu froid, que le monocle à l’œil, la parole réservée rendaient intimidant pour ceux qui le connaissaient mal ; des gestes saccadés, nerveux, qui semblaient retarder sur la pensée rapide ; et, sur tout cet ensemble, une élégance native, une simplicité raffinée, le frémissement contenu d’une âme impressionnable, un charme indéfinissable et prenant.

A ranimer cette physionomie familière, à évoquer celui qui fut l’exquis compagnon de ma vie, j’éprouve une émotion qui, si je m’écoutais, paralyserait ma plume. Il s’y môle cependant une amère et secrète douceur à parler de celui qui ne peut plus m’entendre, à rendre à sa mémoire l’hommage qu’avec son horreur de la louange, il eût naguère arrêté sur mes lèvres. Heureux si je pouvais, à ceux qui l’ont connu, procurer un instant la consolation du souvenir, à ceux qui l’ont seulement admiré dans ses œuvres, donner une raison de l’aimer.


I

Albert Vandal est né, le 7 juillet 1853, d’une lignée d’administrateurs, formés à la grande école impériale. Son grand-père finit sa carrière comme inspecteur des Douanes, au Havre. Son père, Edouard Vandal, d’abord inspecteur des Finances, puis directeur des Contributions indirectes, enfin, en 1862, directeur général des Postes et conseiller d’État, fut l’un des dévoués serviteurs de Napoléon III et l’un des fonctionnaires modèles de ce temps reculé où la règle commune, pour qui prétendait réussir dans un emploi public, était l’aménité des formes alliée à la plus stricte et rigide discipline. Albert avait à peine onze ans quand il perdit sa mère ; il retrouva, quelques années après, chez la seconde femme de son père une tendresse et des soins qui adoucirent l’amertume de cette perte. A celle qui avait assumé la tâche de former sa jeunesse il voua une gratitude, un culte respectueux, qui ne se démentirent jamais.

Sauf de rares exceptions, rien ne ressemble plus à l’enfance d’un homme ordinaire que l’enfance d’un homme supérieur. L’exemple de Vandal n’est pas pour infirmer la règle. On se rappelle toutefois que, dans ce premier âge, il témoignait peu d’empressement à s’associer aux ébats de ses jeunes camarades et que son grand plaisir était d’errer tout seul dans des coins écartés, une baguette à la main, en se racontant des histoires, et spécialement des contes de fées. Il faut noter ce goût du merveilleux chez celui qui sera plus tard l’historien de Napoléon, et il faut noter aussi l’origine d’une particularité, bien connue de tous ceux qui ont vécu près de Vandal : je veux parler de ces fragiles baguettes de coudrier, qui ne quittaient jamais sa table de travail, qu’il emportait dans tous ses déplacemens. Quand il préparait un ouvrage, il arpentait la chambre, tournant une baguette dans ses doigts, et composait ainsi la page qu’il écrirait ensuite ; l’inspiration ne lui venait qu’avec cet adjuvant. Il a longtemps rougi de cette manie inoffensive, jusqu’au jour où il découvrit que Mme de Staël, avant lui, avait eu cette même habitude, ce qui lui fut d’une grande consolation. Dirai-je encore qu’au lycée Bonaparte, aujourd’hui Condorcet, où il fit ses études, son professeur de rhétorique, M. Gaucher, homme d’esprit> lettré délicat, avait coutume de lire à sa classe, chaque semaine, l’un des « discours français » de son brillant élève, en le proposant pour modèle ? L’année 1870, Vandal, avec un de ses condisciples, reçut mission de composer les vers traditionnels pour la Saint-Charlemagne. En couplets alternés, ils célébrèrent à qui mieux mieux, l’un les beautés de l’externat, les douceurs de l’indépendance, l’autre les rudes bienfaits de l’internement au collège et les joies austères de la règle. Le chantre de la fantaisie était Albert Vandal : le fervent amoureux de l’ordre et de la discipline s’appelait Francis de Pressensé.

Le premier prix d’histoire que Vandal remporta, cette même année, au concours général, fut l’occasion de ses débuts dans la littérature. Son père, pour récompense, lui promit dès lors un voyage en Suède et en Norvège ; c’est le voyage qu’il racontera dans le livre charmant dont je parlerai tout à l’heure. Mais cette promesse, la guerre d’abord, puis des études de droit, puis les obligations du service militaire, en retardèrent successivement la réalisation. Arrêtons-nous auparavant sur Vandal dragon à Compiègne, soldat discipliné, mais cavalier médiocre, et spécialement mal doué pour les exercices gymnastiques. De ses insuccès en ce genre, il prit une revanche éclatante un jour d’inspection générale. Le grand chef, avant la voltige, voulut poser quelques questions aux volontaires d’un an notés pour obtenir un grade ; quand il vint au dragon Vandal, il le pria de dire ce qu’il savait sur Marengo ; il resta stupéfait de ce qu’il entendit : emplacement de chaque corps, tant français qu’autrichien, récit exact, clair, coloré des différentes phases de l’affaire, aucun détail ne fut omis par ce soldat de deuxième classe. Le général, confondu et ravi, ne put moins faire que d’accorder à ce surprenant cavalier la faveur qu’il souhaitait le plus : il le dispensa de voltige. Mais, malgré cet adoucissement, Albert Vandal conserva toute sa vie, de son passage à l’escadron, une horreur de l’équitation, qui s’étendait, dans une certaine mesure, aux professionnels de ce sport. « Vous détestez donc les chevaux ? lui demandait-on un jour. — Pas les chevaux, répliqua-t-il en riant, mais ceux qui leur tiennent compagnie. »


Le voyage en Scandinavie, si longtemps ajourné, eut enfin lieu dans le cours de l’été 1875, avec un charmant compagnon, qui demeura celui de toute son existence, Adrien de Montebello. A la veille du départ, un ami de son père rencontra le jeune voyageur : « J’espère bien, lui dit-il, que vous écrirez au retour vos impressions de touriste, et pas seulement pour votre famille. » Il eut un geste de défense : « Ecrire, moi, à mon âge ! Mais non, mais non[1] ! » Il écrivit pourtant, et même il publia, et ce fut le petit volume qui porte le nom d’En karriole, — karriole avec un k, pour la couleur locale. Vandal n’avait pas encore vingt-trois ans ; le livre a tout le charme et la fraîcheur de la jeunesse. Alerte, gai, pimpant, varié de ton, il résout le problème d’un récit de voyage amusant pour ceux mêmes qui ne voyagent jamais, et l’on y rencontre déjà ce goût de la beauté qu’il eut à un degré si rare, cette sensibilité d’artiste qu’émeut la coloration fugitive du ciel ou de la mer, ou la pittoresque vision d’un coin de paysage, ou la noble ordonnance d’une église, d’un château, d’un vieil hôtel de ville. Les descriptions y sont charmantes, riches de couleur, vraiment évocatrices. L’historien s’y révèle aussi ; le récit est souvent coupé par le rappel des scènes émouvantes ou tragiques auxquelles ont assisté les villes ou les sites qu’il traverse, et ce sont de petits tableaux, brefs, saisissans, d’un crayon ferme et sobre. Enfin, chose rare sous une plume de vingt ans, on y sent un respect profond du passé, de la tradition, et une sorte de grave tendresse pour tout ce qui a trait aux gloires défuntes de la patrie. Telles ces lignes émues qu’il écrit, à propos d’Upsal, sur la démolition des beaux « collèges gothiques, » qui, dans le Paris du vieux temps, faisaient cortège à la Sorbonne : « O mon Paris ! Pourquoi avoir détruit ces monumens du moyen âge, ces collèges où les savans d’autrefois ont appris, lutté et enseigné ? Nous les avons vues dans les images de l’ancien Paris, ces bâtisses vénérables, groupées autour de la Sorbonne, hérissant la montagne Sainte-Geneviève de tours et de clochers bizarres. En les détruisant, Louis XIV et Louis XV ignoraient sans doute qu’ils rompaient la chaîne des temps et préparaient la voie à ceux qui ont voulu tout détruire. Les vieilles institutions s’attachent aux vieux monumens qui les ont vues naître et se développer ; détruisez ces asiles séculaires, elles s’écrouleront. Le démolisseur n’est qu’un révolutionnaire inconscient. »

Ce tour sérieux et cette maturité précoce font bon ménage avec la belle humeur et la vive gaîté du jeune âge. Le livre est plein de mots heureux, de traits piquans, de lestes anecdotes, de pointes d’une discrète ironie. Est-il amené à s’expliquer sur « la beauté proverbiale » des Suédoises : « Quant à moi, écrit-il, comme la politesse est le premier devoir du voyageur, je dirai qu’à Djurgarden, toutes les femmes m’ont paru belles ; malheureusement on se souviendra peut-être de ce conte où un jeune homme prétend avoir visité une île merveilleuse, où toutes les femmes étaient jolies : Je vous crois peu, dit un vieillard, puisque vous en êtes revenu. »

Citerai-je encore cet amusant croquis de l’Anglais en voyage : « Il escalade les pics avec conscience, conduit sa karriole avec la satisfaction du devoir accompli, et semble exercer un sacerdoce en franchissant un glacier. Il parcourt gravement les pays les plus divers et admire de confiance, lorsque le guide qu’il tient à la main lui dit de s’extasier. Dans ce manuel du tourisme, il trouve des enthousiasmes tout faits, des interjections étiquetées, des exclamations appropriées à chaque point de vue. Les paysages y sont classés avec méthode et divisés en trois catégories : grand, wild, pretty. Point d’aspect qui ne soit ramené à l’une de ces divisions. Mais le touriste, même Anglais, n’est pas exempt d’erreur, et nous avons vu l’un d’eux s’écrier en face de la cataracte de Leerfossen, se précipitant entre deux rochers dans un abîme sans fond : How pretty ! Comme c’est coquet ! L’infortuné s’était trompé de page. » Je note enfin comme une curiosité qu’en ce premier essai se trouve déjà la célèbre expression de « révolutionnaires nantis, » qui fit fortune, trente ans plus tard, dans l’Avènement de Bonaparte.

Ainsi Vandal est tout entier en germe dans cette œuvre de sa jeunesse, avec ses dons de goût, de grâce, de finesse et de force. Et il y fait paraître aussi cette réserve discrète qui l’empêchera toujours de parler de soi-même. Presque jamais le je, presque toujours le nous, en associant son compagnon aux épisodes qu’il nous raconte. Point de confidences personnelles ; il répugne à se mettre en scène. Pourvu de tant d’attrayantes qualités, on conçoit que ce petit livre, où, « sans pastiche ni pédanterie, » on peut goûter, dit un critique, avec « l’écriture colorée d’un Taine ou d’un Flaubert, la verve humoristique d’un président de Brosses, » ait éveillé, à son apparition, l’attention des lettrés. Il bénéficia par la suite de l’illustration de l’auteur et de la vogue de ses autres ouvrages. Au temps où il fut publié, il suscitait des espérances fondées, et aujourd’hui encore il mérite d’être lu.


II

Si brillant que fût ce succès, il ne semble pas que Vandal ait songé, dès cette heure, à s’adonner exclusivement à la littérature. Ses antécédens de famille, l’influence de son entourage, tout se réunissait pour le pousser vers une profession plus active, vers un emploi public. Il eût volontiers essayé de la diplomatie, où l’eussent servi ses connaissances d’histoire, ses facultés d’observation, son tact, la courtoisie de ses manières, l’élégance même de ses allures. Son père lui persuada de s’orienter plutôt vers le Conseil d’État, dont l’entrée était au concours. Il déféra à cet avis, il prépara cet examen spécial, en même temps que son doctorat en droit, et réussit dans cette double entreprise.

C’est à ce point de sa carrière que nos routes se croisèrent, que se nouèrent les liens d’amitié, dont je garde le doux et impérissable souvenir. Qui, du reste, de ceux qui l’ont connu dans cet épanouissement de la vingt-cinquième année, peut avoir oublié ce charmant camarade, tout pétillant d’entrain, d’esprit, de fantaisie, doué, en même temps, d’un imperturbable sang-froid qui ajoutait à ses saillies une saveur toute spéciale ? Puis, au sortir des heures de joie, le sérieux reprenait ses droits ; le jeune homme ardent au plaisir redevenait le travailleur exact, acharné à la tâche, débrouillant un dossier tout gonflé de pièces officielles et de notes administratives avec la même lucidité, le même souci de justice et de vérité, qu’il apportera par la suite à dépouiller les liasses poudreuses des documens d’histoire.

J’ignore ce qu’est actuellement devenue, au point de vue de l’esprit qui y règne et des rapports entre collègues, la vieille demeure dont la façade s’érige sur la place du Palais-Royal ; mais au Conseil d’Etat où nous passâmes, Vandal et moi, plusieurs années de notre vie je dois rendre ce témoignage qu’on ne saurait imaginer milieu plus sympathique, plus simplement cordial, j’allais écrire plus familial. Malgré la différence des grades, des âges, des origines, — les uns issus du régime impérial, les autres ne datant que de la République, — à tous échelons de la hiérarchie, depuis le président Andral, l’aménité et la bienveillance en personne, jusqu’au plus modeste auditeur, partout une camaraderie affectueuse, une fraternelle entente, partout l’abandon, la confiance, le ton de la bonne compagnie. On eût pu se croire dans un « cercle, » un cercle où l’on causerait beaucoup, mais où l’on travaillerait aussi. Pour Vandal, comme pour beaucoup d’autres, ce fut un déchirement réel, le jour où l’odieuse politique vint rompre cette intimité, disperser ce groupement aux quatre vents du ciel. Malgré ses attaches personnelles, l’indépendance de ses idées, il ne fut pas de la première charrette. Pendant quelques années encore, il persévéra dans la voie où l’avait jadis engagé, où le maintenait encore la déférence envers des désirs respectés. Il y remplissait son devoir, sans passion, mais avec conscience, avec succès aussi, puisque ses chefs, quand l’heure en fut venue, le proposèrent unanimement pour un avancement mérité. C’est alors qu’il fit l’expérience, suivant la spirituelle remarque de M. d’Haussonville, « d’une vérité qui, au premier abord, semble faite pour surprendre : c’est que l’hérédité est, par excellence, le principe de la République[2]. » Sur ceux qui se trouvaient en compétition avec lui, il avait l’avantage d’une plus grande ancienneté, d’un mérite reconnu ; aucun de ceux qui le voyaient à l’œuvre ne lui marchandait son estime ; mais il portait « un nom d’Empire, » c’était une tare irrémissible. Trois fois, par ses supérieurs hiérarchiques, ce nom fut inscrit sur la liste pour l’emploi de maître des requêtes, trois fois il fut rayé « par un garde des Sceaux vigilant. » C’était lui indiquer le chemin de la porte ; il la prit sans mot dire, sans la faire claquer derrière lui.

Il eut à ce moment quelque velléité de revenir à ses premiers desseins et désira d’entrer dans la diplomatie. Il y eut même, à ce propos, des pourparlers qui ne purent aboutir. Si cet échec lui causa du regret, j’estime qu’il en fut promptement consolé. Ses plus beaux dons, comme ses aspirations intimes, ne pouvaient manquer de l’amener à la littérature. Toujours il l’avait aimée de passion, et non d’un amour platonique ; l’idée qu’il pût ne pas écrire n’avait jamais traversé son cerveau. Dès l’entrée au Conseil d’Etat, il avait rêvé d’employer ses loisirs d’auditeur à des œuvres de fantaisie, de broder, sur un fond de décors éclatans, les histoires merveilleuses écloses dans sa jeune imagination. Cette fois encore, ce fut son père qui le guida vers un autre chemin. L’ancien fonctionnaire impérial, très épris, très instruit des choses du passé, avait, dès l’enfance de son fils, constamment travaillé, par ses récits, par les lectures auxquelles il l’engageait, à développer en lui le goût et la connaissance de l’histoire ; il jugea le moment venu d’insister vivement en ce sens. C’est à ses conseils que l’on doit la remarquable étude sur Louis XV et Elisabeth de Russie, qui vit le jour en 1882, cinq ans avant que son auteur eût quitté le Conseil d’Etat. Nous retrouverons prochainement cet ouvrage ; ce que je veux en retenir ici, c’est qu’il marque une date décisive dans l’existence d’Albert Vandal, c’est que, dès cet instant, il connut sa vraie vocation. L’injustice des politiciens hâta sans doute le cours des choses, mais il se fût toujours évadé tôt ou tard des lisières administratives pour conquérir sa pleine indépendance, pour se donner tout entier, sans entraves, au métier d’historien. Quelques semaines avant sa fin, jetant, avec un vieil ami, un regard en arrière et repassant sa vie, il concluait qu’il n’avait pas à se plaindre de la fortune, qu’il avait à peu près atteint le but de ses désirs et de ses ambitions, qu’il avait, tout compte fait, rempli sa destinée.

Cette destinée, à l’heure où il disait l’adieu définitif aux carrières officielles, s’ouvrait à lui belle et souriante. Il avait un foyer : une femme, une fille, qui l’entouraient de la plus dévouée affection, avec lesquelles il fut toujours dans la plus tendre union de cœur. Il avait des amis, non pas de ces compagnons de rencontre qu’un hasard met sur notre route et avec qui, par habitude, nous poursuivons distraitement le voyage, mais des amis de choix, de ceux auxquels nous lie une parité de goûts, de sentimens, d’idées, dont la présence augmente la douceur des beaux jours, atténue la tristesse des heures de brume ou de tempête. C’étaient entre autres, à cette époque, Etienne Dubois de l’Estang, Adrien de Montebello, Amédée Danguillecourt, Francis et Gabriel Charmes, quelques anciens collègues aussi, Saint-Paul, Labiche, Ferdinand Roze. Plus d’un l’a devancé dans la solitude de la tombe ; les survivans s’unissent pour le pleurer et pour honorer sa mémoire ; tous lui sont demeurés fidèles.

Des amis dont je viens de citer les noms, certains faisaient partie de ce petit cénacle de jeunes gens distingués, modérés par tempérament, libéraux par instinct et républicains par raison, qui se groupaient autour de Léon Say, collaboraient au Journal des Débats ou fréquentaient dans ses bureaux, avaient foi aux vertus du parlementarisme et souhaitaient pour la France un gouvernement fort et doux, respectueux de toutes les croyances, accessible à tous les partis, groupant, sans distinction déclasses, ni d’origines, toutes les lumières, toutes les bonnes volontés. Vandal fut quelque temps séduit par ce rêve généreux. L’Empire, auquel il conservait un souvenir plein de gratitude, paraissait alors hors de cause ; du moins, la mort du noble prince tombé sous les lances des Zoulous ajournait toutes les espérances. La monarchie traditionnelle, ses yeux lucides la voyaient morte, pis que morte, oubliée. Nulle raison de principe ne l’éloignait d’ailleurs de la République libérale. Ni blanc, ni rouge, mais obstinément bleu, c’est la formule à laquelle toute sa vie il demeurera fidèle. Si personne plus que lui n’éprouva de l’horreur pour la tyrannie jacobine, ne flétrit plus éloquemment le régime terroriste, personne aussi ne rendit un plus bel hommage aux indiscutables bienfaits du mouvement de 89, à « cette évolution qui se poursuivait sourdement vers un avenir amélioré en bien-être, en justice et en liberté[3], » apportant aux déshérités plus de douceur de vivre, à tous une équité supérieure dans les lois.

Mais, tout en se ralliant au parti libéral, il était loin, dès cette époque, d’en adopter toutes les doctrines. En pratiquant les rites du culte, il n’avait pas la dévotion complète, et s’il aimait la liberté, il n’avait pas une foi aveugle aux vertus de l’idole. C’est ce qu’il confessera franchement, quand, après avoir loué l’un des chefs de l’école, il ajoutera cette restriction : « Son erreur fut trop souvent de confondre un moyen avec un but. La liberté est un moyen donné à l’homme de développer toute sa valeur, elle ne crée point elle-même cette valeur, elle sert à tout, mais ne suffit à rien[4]. » Cette note s’accentuera bientôt. C’est qu’en avançant dans la vie, à la lumière des événemens, il sentait davantage, pour un pays bouleversé comme la France, la nécessité primordiale d’une autorité vigoureuse, d’un maître dirigeant qui guidât la démocratie et la protégeât contre elle-même. Il en avait trouvé un incomparable modèle en étudiant de près l’œuvre du Consulat ; il appelait de ses vœux l’homme qui, à l’heure présente, serait de taille et de disposition à reprendre un tel rôle. C’est ainsi qu’il était ramené à son point de départ, qu’il redevenait peu à peu un bonapartiste fervent, mais, comme on l’a justement remarqué[5], un bonapartiste spécial et dont il se voit peu d’exemples, un « bonapartiste de centre » et de juste milieu. Le régime idéal que, pour sortir de la crise angoissante où nous nous débattons, il eût souhaité dans ces dernières années, il l’a défini certain jour d’un mot qui mérite de rester : il l’a nommé « l’arbitraire libéral. »

En aucun temps, d’ailleurs, il n’eut le goût de se mêler à la lutte active des partis. Son humeur ne l’y portait guère, il n’avait rien d’un militant. « Moi, simple historien, assez ennemi de la politique pour n’avoir à l’observer que dans le passé et à distance, » ainsi se dépeint-il dans le discours déjà cité, et on peut l’en croire sur parole. A deux reprises seulement, il rompit ce silence, et l’effet fut d’autant plus grand que l’on sentait à quel patriotique élan il avait dû céder, pour vaincre à ce point sa nature. La première fois, ce fut à l’occasion des affaires d’Arménie, au mois de février 1897. Devant une assistance nombreuse et bigarrée, sur une estrade où siégeaient côte à côte MM. le comte de Mun, Joseph Reinach, Leroy-Beaulieu, Zadoc-Khan et bien d’autres, il flétrit en termes vibrans, d’une voix que l’indignation rendait forte, l’assassinat systématique, au milieu de l’indifférence apparente de l’Europe, de plus de 100 000 malheureux ; il montra les plaines d’Arménie changées, par la fantaisie d’un despote, « en un désert taché de sang, noyé de sang, où gisaient les débris d’un peuple, » et il marqua d’un stigmate infamant « l’homme qui, dit-il, portera dans l’histoire le nom de Sultan rouge. » La seconde fois, ce fut au lendemain de « l’Affaire, » de la maudite et détestable Affaire, dans une réunion patronnée par la Patrie française. Aucun de ceux qui l’entendirent n’oubliera le réquisitoire, sobre, courtois, mais d’une implacable rigueur, qu’il dressa contre ceux qui, la bataille finie et pour satisfaire leurs rancunes, précipitaient froidement la France dans les pires aventures. Ce modéré, devant un péril national, était parfois étrangement passionné.

Enfin, quelques années plus tard, une dernière occasion s’offrit, dans une grave circonstance, de manifester publiquement son sentiment sur les affaires du jour. Je veux parler de cette « Lettre aux évêques de France » sur les associations cultuelles, dont notre cher et grand Brunetière, soutenu par l’adhésion d’une demi-douzaine de confrères et de nombre de catholiques, prit vaillamment l’initiative, dans l’espérance d’adoucir quelque peu les suites de la Séparation, d’épargner du moins au pays des déchiremens nouveaux. Vandal n’hésita pas à s’associer à cette démarche ; il fut de ceux qu’on appela « les cardinaux verts. » L’échec de ce suprême effort lui fut une vraie tristesse. Par caractère, il était peu enclin à pratiquer la politique du pire, et sa connaissance de l’histoire ne lui avait point démontré que de l’excès du mal il fût jamais résulté aucun bien.


III

Il me tarde de m’éloigner de ce terrain brûlant et d’évoquer Vandal sous un aspect plus familier. Pour le surprendre en son intimité, c’est dans son cabinet de travail qu’il faut avant tout le chercher, car il fut un grand laborieux. Dans la pièce haute et claire, assis devant la vaste table où, près des baguettes légendaires, s’amoncelaient brochures et dossiers, le des tourné à la bibliothèque que décoraient les belles reliures de ses livres de choix, ainsi s’écoulait pour Vandal la plus grande partie de la vie. Il lisait prodigieusement, mais il lisait avec méthode, traités d’histoire, recueils de documens, correspondances, pièces manuscrites, tout ce qui avait trait à l’ouvrage qu’il avait en tête, prenant des notes au cours de ces lectures, couvrant les petites fiches du hérissement de sa fine écriture, des fiches où nul autre que lui n’eût pu se retrouver. Puis il classait le tout, gravait chaque trait dans son souvenir, et sans hâte, à loisir, méditait longuement sur l’ensemble. Peu à peu, tout se dégageait, vues générales, scènes de détail, physionomie des personnages, ainsi que leur psychologie ; il agençait dans son cerveau le plan, l’enchaînement des idées, la progression des faits, composait mentalement l’ouvrage et le découpait en chapitres. Maintenant, il restait à l’écrire ; et, là encore, il employait des procédés très personnels. Doué d’une mémoire incomparable, il rédigeait de tête des pages entières, de la première jusqu’à la dernière ligne, pesant chaque mot et chaque syllabe, reprenant, corrigeant son texte comme s’il eût eu la plume en main. « Par un singulier phénomène, lui ai-je souvent entendu dire, les phrases m’apparaissent imprimées, à mesure que je les compose ; je les lis véritablement, avec une réalité aussi nette que si j’avais les épreuves sous les yeux. » C’était alors seulement qu’il transcrivait sur le papier le morceau tout fraîchement sorti du moule de sa pensée. Mais ce travail ne le dispensait pas d’une minutieuse révision ultérieure, car il avait au plus haut point le souci de la forme. Mieux que quiconque, il savait que la langue française est comparable à une belle fille, de mine accorte et d’aspect engageant, mais difficile à conquérir, prompte à se dérober, si on la traite avec sans-gêne et sans le respect qu’elle exige.

Le programme de sa vie, comme c’est le cas de tous les travailleurs, était uniforme et réglé. « Vous savez que je suis maniaque, » disait-il en souriant. Rien de plus méthodique que l’emploi de son temps. Après une nuit souvent médiocre, — car il était en proie au mal de l’insomnie, — sa toilette terminée, correctement vêtu dès neuf heures du matin, il se mettait à la besogne jusqu’au coup de midi. A l’heure sonnante, il déjeunait, et il s’impatientait s’il lui fallait attendre, ayant l’estomac fort ponctuel, l’estomac « pendulaire, » selon l’expression médicale. Après un court repas, suivi de la distraction d’un cigare, il travaillait encore jusqu’à cinq heures du soir. À ce moment, confessait-il, il se sentait pris d’une espèce de « spleen, » d’une véritable dépression morale ; il éprouvait un besoin absolu, impérieux, presque maladif, de sortir de chez lui, de frôler des êtres humains, d’entendre des voix, de parler, de marcher, de voir des lumières. Avec l’âge, cette disposition s’accentua. Les premières approches de la nuit lui apportaient un indéfinissable malaise, qui ne se dissipait que par la société et la conversation d’autrui. A une amie qui lui disait combien, pour son compte personnel, elle préférait la quiétude du soir, la douceur du repos conquis à la perspective de l’effort et au troublant inconnu du matin : « Moi, je n’aime pas le soir, répondait-il avec mélancolie, il représente pour moi quelque chose qui finit, il me donne l’idée de la mort ; tandis que le matin, c’est l’espoir, c’est la vie qui s’ouvre… » Hélas ! bien peu de mois après cette confidence, il n’était plus pour lui de soir ni de matin.

À cette disposition morale se rattachait, dans une certaine mesure, ce que l’on a appelé « la mondanité » de Vandal. Il était né sociable, il avait toutes les qualités et tous les agrémens qui font qu’on brille dans les salons et qu’on est recherché dans toutes les compagnies ; mais, à son goût pour la conversation, il se mêlait comme un obscur désir de s’extérioriser, de chasser les brumes de tristesse qui, dans la solitude, s’amassaient sur son âme. C’était, au reste, un délicieux causeur, alerte, enjoué, rempli de finesse et de trait, passant avec aisance des plus minces et frivoles sujets aux problèmes les plus hauts, toujours intéressant, toujours original. De manières douces, — avec un fond de réelle énergie, — il recherchait la société des femmes. Et savait parler au besoin chiffons, chapeaux et fanfreluches, apportant à ces bagatelles un goût très sûr et très délié, sensible à toutes les élégances, au point d’aimer dans le printemps, non pas seulement le retour des beaux jours, mais aussi celui des robes claires, des fraîches toilettes, des futilités féminines qui ravissaient ses yeux. Puis, aussitôt que le propos s’élevait, on admirait en lui une inépuisable réserve de notions et d’idées, le savoir le plus étendu, mais un savoir qui ne se montrait qu’à regret et qu’il semblait considérer comme une quantité négligeable.

Il parlait peu de soi, et presque jamais de ses œuvres. Fût-ce avec ses meilleurs amis, sur ce chapitre il se laissait rarement glisser aux confidences ; il détestait d’annoncer à l’avance ses livres encore en projet. Les complimens, pour peu que l’on y insistât, lui causaient une humeur qu’il dissimulait à grand’peine. Non qu’il ignorât sa valeur, ni qu’il professât du dédain pour l’opinion d’autrui. Il aimait le succès, mais il fuyait la louange. Il causait volontiers littérature, histoire, jugeait l’œuvre de ses confrères avec une intelligence avertie et la plus sincère indulgence, mais, dès qu’il s’agissait de ses propres travaux, il se taisait, détournait l’entretien, le faisait dériver vers un autre terrain ; ou, s’il parlait de ses ouvrages, c’était sur un ton détaché, un ton de plaisanterie, comme d’un objet sans importance. A qui n’eût connu son mérite, par instans, ce grand historien, cet écrivain de race eût donné l’impression d’un homme du monde frotté de lettres, de quelque amateur distingué, faisant de l’histoire à ses heures, comme d’autres font du sport, du tennis, de l’équitation. Maupassant, assure-t-on, avait une coquetterie pareille.

Pour goûter pleinement tout son charme, il fallait entendre Vandal dans l’abandon d’une causerie familière, pendant ou après un dîner. Là, il était vraiment lui-même, et il lâchait la bride à son charmant esprit. Mais encore fallait-il que la soirée fût accommodée à son goût. Il avait, en effet, l’horreur profonde du « grand dîner, » du dîner d’apparat, de la carte forcée des invitations envoyées six semaines à l’avance, du défilé sans fin des viandes, des desserts et des vins, de la cohue bigarrée des convives, rassemblés au hasard comme des badauds autour d’un accident, du voisinage de deux dames bienveillantes, qui vous parlent de vos ouvrages. Quand il n’y pouvait échapper, il s’y rendait comme au supplice. En revanche, combien il prisait l’intimité d’un petit groupe d’amis, autour d’une table bien servie, et devant une chère délicate, qu’il dégustait en connaisseur. Car il n’était pas insensible à ce genre de sensualité ; un plat nouveau, savant, heureusement combiné, lui apportait une satisfaction raffinée, dont il ne faisait pas mystère. Et qui, parmi ses familiers, ne se rappelle ses accès de colère comique au souvenir de quelques maisons, redoutées dans Paris, où la cuisine rappelait, selon le mot du président Hénault, « sauf l’intention, les méthodes de la Brinvilliers ? » Je crois le voir encore, dans une de ces maisons, refusant de certaine timbale, de sinistre apparence, avec un air de muette indignation, bien amusant pour qui en savait le secret.


Un des divertissemens mondains qu’il appréciait le plus était à coup sûr le théâtre. Il était assidu aux répétitions générales, et l’on aimait, après chaque acte, à recueillir dans les couloirs ses impressions toutes fraîches. Son jugement juste, modéré, était volontiers bienveillant. Il ne prétendait pas discuter son plaisir ; qu’on l’eût diverti une soirée, il se tenait pour satisfait. Il montrait même quelque prédilection pour le théâtre gai, confessant une faiblesse pour les pièces à décors, pour les pièces à spectacle, pour les ballets et les revues. Comme me le rappelait récemment l’un de ses vieux amis, il vous demandait sérieusement, du haut de son monocle : « Avez-vous vu la revue des Folies-Marigny ? Non ? Eh bien ! il faut y aller, » du ton dont il vous eût donné un conseil d’importance. Au cercle de l’Union artistique, où il faisait partie du comité chargé des soirées dramatiques, il maintenait avec énergie la tradition de la revue annuelle, avec les costumes chatoyans, tes alertes couplets, les allusions frondeuses, des danses à tout propos. Que l’on n’en conclue pas pourtant qu’il n’estimait pas à leur prix les œuvres théâtrales d’une portée plus sérieuse et d’une allure plus haute. Combien de fois l’ai-je vu transporté d’enthousiasme, au sortir de l’une de ces pièces qui sont l’honneur de notre scène française, la Barricade, le Retour de Jérusalem, la Course du flambeau surtout, l’un des chefs-d’œuvre, pensait-il, du théâtre contemporain, ou, plus simplement, un chef-d’œuvre.

Pour la musique, il la goûtait, sans qu’il en fût réellement passionné. Il la laissait venir à lui, il allait rarement la chercher. Sa préférence très nette était pour la musique classique, pour les mélodies claires, harmonieuses et chantantes. Sans nier le mystérieux attrait ni les savans mérites des œuvres de certains compositeurs en vogue, il quittait volontiers la place aux initiés et jouissait davantage de beautés, moins sublimes peut-être, mais plus accessibles aux profanes. Il adorait Mozart, il ne dédaignait pas Verdi, et je crois bien, s’il faut tout dire, qu’entre Wagner et Offenbach, il eût fait choix, sans hésiter, du père de l’opérette.


Après tout ce qu’on vient de lire, sans doute est-il superflu d’ajouter qu’Albert Vandal était, non pas seulement parisien d’habitude, mais parisien de cœur, parisien convaincu, presque parisien excessif. De Paris, il admirait tout, il trouvait tout incomparable : d’abord, il va sans dire, les merveilles artistiques, le Louvre, Notre-Dame, les belles églises, les monumens où revivent les souvenirs émouvans, ou glorieux, où flotte l’âme touchante du passé, et aussi les jardins, les vastes places, les longues avenues, les sourians paysages. Un coucher de soleil, contemplé des Champs-Elysées, avec l’Arc de Triomphe pour cadre, la joie verdoyante du printemps dans le jardin du Luxembourg, au parc Monceau, au Bois de Boulogne, la vue qu’on a de Bagatelle sur le Mont-Valérien et sur les coteaux de Meudon, lui étaient des jouissances dont il ne se lassait jamais. Il n’éprouvait pas le besoin, pour enchanter ses yeux, de recourir à d’autres horizons.

Dans sa jeunesse, pourtant, il avait eu le goût vif des voyages. Il avait parcouru, seul quelquefois, plus souvent avec un ami, la Suède et la Norvège, la Russie, la Grèce, la Turquie, l’Italie. D’ordinaire, en ces occasions, il faisait deux parts de son temps : le matin, il fouillait dans les bibliothèques, compulsait les archives, cherchait les matériaux pour ses futurs ouvrages ; il consacrait l’après-midi à la visite des choses intéressantes, musées, palais ou cathédrales. Plus tard, il renonça aux pérégrinations lointaines ; sa santé délicate, le trouble aussi qu’il éprouvait à se séparer d’êtres chers, furent les raisons premières de cette résolution. Et peu à peu il se laissa glisser aux habitudes d’une existence presque exclusivement sédentaire. Depuis nombre d’années, c’était toute une affaire que d’arracher Vandal à sa vie citadine, de l’entraîner à la campagne, même pour un bref séjour. Il y fallait l’affectueuse insistance d’amis privilégiés, tels que le charmant poète Jacques Normand, lié avec lui de date ancienne et dont la causerie délicate était pour lui, m’a-t-il dit souvent, un régal. À Etretat, à Compiègne, en Savoie, il vint partager plus d’une fois le toit hospitalier de ce vieux camarade. Il s’y plaisait, on l’y sentait heureux ; mais il était repris promptement de la nostalgie de Paris, et, un beau jour, il s’envolait vers les rives de la Seine.

On peut se demander si cette passion qu’il avait pour Paris ne lui fut point, à certains égards, meurtrière, s’il n’est point parti avant l’heure pour avoir trop longtemps vécu d’une vie artificielle, trop exclusivement respiré l’air de la capitale, l’air de sa chambre de travail, la poussière des papiers d’archives et l’atmosphère surchauffée des salons…


IV

Notons ici une particularité, d’ailleurs moins rare que l’on ne pense. Ce citadin déterminé avait le sens, l’instinct, l’amour profond de la nature. Il tombait en extase devant la majesté paisible d’un vieil arbre, le ruban argenté d’une rivière fuyant sous les saules, ou le reflet mobile d’un nuage dans le cristal de l’eau. Il aimait le soleil, la lumière chaude d’un soir d’été, dorant la cime des hautes futaies ou miroitant sur la plaine frissonnante des blés, et il aimait aussi la discrète harmonie des paysages de demi-teinte, « les ondulations gracieuses des collines, les lointains noyés de verdure et les horizons veloutés[6]. » Son œil de myope, incertain, hésitant pour les objets très proches, était merveilleusement habile à embrasser l’ensemble d’un pays qu’il voyait pour la première fois, à en dégager les grandes lignes, à en saisir le caractère. Certains de ses écrits témoignent de ce don spécial. L’historien clairvoyant, dont le regard distingue si bien les ressorts mystérieux qui font agir les hommes et les rapports cachés qui lient les événemens entre eux, est, quand l’occasion s’en présente, un descriptif, un coloriste, un artiste qui sait bien voir et sait peindre ce qu’il a vu. Se souviendra-t-on d’avoir lu, dans cette Revue où je tente aujourd’hui de ressusciter son image, certain morceau sur La Fête-Dieu à Beaune, où ce talent s’affirme avec un remarquable éclat ? Voici comme il décrit la procession qui se déroule dans la cour du célèbre hospice :

« Entre les deux tours jaunes, un suisse tout de rouge habillé paraît, grand et gros, armé d’une hallebarde à fer rouillé, à manche pointillé de clous étincelans. Marchant à petits pas, avec une gravité tempérée de bonhomie, avec un dandinement qui prétend à la majesté, il précède la procession, qui oblique aussitôt vers notre gauche. Des servans d’église, vêtus de noir, portent la croix, au bout d’une longue tige de métal, et la bannière de l’Hôtel, rouge et bleue, où l’inévitable colombe plane entre la tour et les clefs. Ensuite, c’est un moutonnement de têtes frisées, des enfans de chœur en surplis frangé de dentelles et en soutane rouge, avec des couronnes de fleurs, avec des corbeilles d’où s’échappe en tourbillon léger un effeuillement de roses ; des frères de la doctrine chrétienne, en robe noire et rabat empesé ; et, quand un arrêt de la marche interrompt le bruit des pas, des prières psalmodiées à haute voix montent jusqu’à nous. Mais déjà le clergé s’avance, la splendeur des dalmatiques, la chasuble de l’officiant, sous le dais au quadruple bandeau de satin blanc, orné des panaches traditionnels, _et la pâle hostie se détache en blanc parmi les fulgurations de l’ostensoir[7]. »

Tel est l’art de Vandal quand il veut être descriptif. Mais ce n’est pas assez pour lui que de fixer les contours extérieurs et la couleur des choses. Il y pénètre plus avant, il en exprime la signification, il fait jaillir cette âme latente qui palpite au fond des vieilles pierres et qui anime, parfois à notre insu, les vestiges du passé. En cet hospice de Beaune, dont il nous montre les merveilles avec une érudition si exacte, ce qui le touche d’une manière plus profonde, c’est l’impression qui s’en dégage, l’impression, — rare hélas ! en France, — de la durée, de la continuité des vénérables traditions qui nous relient, en dépit des révolutions et par-dessus les âges, aux ancêtres lointains qui dorment sous la terre, l’impression, comme il dit si bien, « de l’autrefois marqué en toutes choses, non pas immobilisé en rigides attitudes et en magnificences mortes, mais intime, familier, mêlé aux actes les plus humbles et les plus simples, associé au train ordinaire des choses, fondu dans le présent et vivant avec lui, d’une vie indomptable et tranquille, qui coule lentement à travers les siècles. »

Il obéit à un sentiment analogue lorsque, après avoir admiré les tapisseries incomparables suspendues, pour la procession, aux murs de l’Hôpital, il écrit, dans ce beau morceau que je ne puis m’empêcher de citer encore : « Le soleil, qui s’abaisse sur l’horizon et va bientôt quitter la cour, n’éclaire plus que les tapisseries faisant face au couchant, mais il les imprègne d’une lueur plus chaude, d’un éclat plus intense, succédant à l’or tendre du matin. La vue de ces beaux atours changeant d’apparence avec l’heure, diversifiant sans cesse leurs magnificences, fait mieux comprendre à quel point les décorateurs d’autrefois eurent le sentiment et la maîtrise de leur art, eux qui ne tenaient pas les tapisseries perpétuellement reléguées dans les églises et les appartemens, qui aimaient à tes exposer en plein air et en faisaient le luxe extérieur des jours de fête. Hardiment, ils les appliquaient alors au fronton des cathédrales, sur le péristyle des palais, sur la façade des demeures ; ils les faisaient se mouler sur les courbes et les saillies de l’architecture, grands tableaux souples, aux nuances délicieusement fondues ; ils les livraient au soleil, qui ravivait leurs tons et se jouait à l’aise dans leurs moelleuses profondeurs… Qu’elles étaient mieux inspirées, ces générations réputées barbares, lorsqu’elles déployaient, sur le passage des grands de la terre ou des pompes religieuses, une harmonie de couleurs, un monde de formes et d’êtres imaginaires, et donnaient aux vivans cortèges, aux entrées, aux processions, aux triomphes, cet accompagnement de chatoyantes visions[8] ! »


Chez Vandal, comme on voit, l’artiste et l’historien font perpétuellement bon ménage ; et, si j’ai insisté sur ce côté de son talent, c’est que je crois y reconnaître une de ses caractéristiques, une des raisons qui donnent à ses graves et sévères ouvrages un charme si particulier. Certes, en ses études historiques, il recherche passionnément le document direct et la pièce authentique, remonte aux sources, compare, pèse, vérifie les textes, et je ne connais pas d’auteur plus probe, plus scrupuleux ni plus soucieux de vérité ; mais ce travail préparatoire, ce travail nécessaire, il le fait pour son propre compte, il n’en écrase pas le lecteur, et, cette besogne terminée, il donne la parole au lettré, au penseur et au psychologue. Il sait que, pour durer, l’œuvre d’un historien doit être une œuvre d’art, qu’il y faut apporter les qualités qui vivifient, l’équilibre harmonieux de la composition, la précision et l’élégance du style, le mouvement du récit, le relief, la couleur dans la peinture des personnages et dans l’évocation des scènes, qu’il y faut même, j’ose dire, de l’imagination, non pas celle qui invente, mais celle qui ressuscite et qui reconstitue. Ses livres sont une triomphante réplique aux théories, aux procédés de cette fâcheuse école qui veut proscrire la littérature de l’histoire, qui semble croire que, pour être sérieux, il faut être aride, rebutant, chargé de références et hérissé de notes, qu’il suffit d’éditer et de juxtaposer des textes, sans se donner la peine de les interpréter, sans en omettre un mot, sans en retrancher une virgule, sans faire grâce d’une faute d’ortographe, — méthode commode, en vérité, en ce qu’elle dispense de talent et réduit l’historien au métier de greffier, de dresseur de procès-verbal, de compositeur d’imprimerie.

Ce qui, tout au contraire, assure une existence durable aux œuvres de Vandal, c’est que, s’il est historien consciencieux, il est également écrivain ; c’est que ses reconstitutions, minutieusement exactes, ont le brillant, le coloris, les lignes d’un tableau de maître ; c’est que ses personnages sont frémissans et palpitans de vie, comme si l’auteur les avait vus agir, se mouvoir devant lui ; c’est qu’il est entré dans leurs âmes, en a démonté les ressorts, et que sa fine psychologie égale celle de nos plus profonds analystes, de nos plus subtils romanciers ; c’est, en un mot, qu’il mène ses documens, au lieu de se laisser mener par eux, qu’il les domine tout en les respectant, qu’en rapportant les événemens, il en cherche les causes lointaines, en étudie les conséquences et les répercussions, qu’il sait y faire la part des lois de l’éternelle logique et celle des accidens qui rompent les plus sûres prévisions, et qu’en évoquant une époque, il ressuscite les hommes, les mœurs, les passions, les milieux.


V

Lorsque Vandal, à l’âge de vingt-neuf ans, débuta dans l’histoire en publiant Louis XV et Elisabeth de Russie, sans doute il ne possédait pas encore une si complète maîtrise ; les connaisseurs pourtant n’eurent garde de s’y tromper. Le sujet était vaste et le choix était opportun, car on était à l’heure où, vers l’Orient, se levait pour notre pays l’aube, indistincte encore, d’une réconfortante espérance. Les origines et les premiers essais d’une heureuse et féconde alliance, c’est ce que le jeune écrivain entreprenait de raconter.

Le livre s’ouvre à la mort du Grand Roi. Louis XIV, en disparaissant, laissait la politique extérieure de la France dans une passe difficile : nos alliées coutumières, la Suède, la Turquie, la Pologne, étaient lasses de combattre ou penchaient vers la décadence, tandis qu’une jeune puissance, la nation moscovite, grandissait auprès d’elles et s’accroissait à leurs dépens. Pour retrouver notre équilibre et faire contrepoids à l’Allemagne, fallait-il nous tourner résolument vers la Russie, sacrifier les vieilles amitiés aux ambitions de la nouvelle venue, ou bien resserrer, au contraire, les liens traditionnels, refouler la Russie du côté de l’Asie et « lui fermer l’accès du monde civilisé ? » La France, pendant tout le XVIIIe siècle, eut à choisir entre ces systèmes opposés.

La Russie, disons-le, nous fit toutes les avances, Pierre le Grand le premier, et après lui sa fille Elisabeth, arrivée au pouvoir suprême grâce aux conseils, à la direction avisée de l’envoyé français, le marquis de la Chétardie, éprise d’ailleurs, sur la loi d’un portrait, de Louis le Rien-Aimé, et poussée vers l’alliance française par des raisons sentimentales. Louis XV, comme l’a prouvé Vandal, ne comprit pas clairement l’importance de l’atout qui tombait ainsi dans son jeu. Il ne sut point prendre parti franchement, et chaque pas qu’il fit en avant fut suivi d’un pas en arrière. Sa politique, du début à la fin, n’est qu’une longue suite d’oscillations, rapprochemens passagers auxquels succèdent des refroidissemens sans rupture. Ce fut seulement sous le règne suivant, qu’on me permette d’évoquer ce souvenir en passant, qu’un autre ambassadeur de France auprès d’une autre impératrice, — trisaïeul de celui qui écrit aujourd’hui ces lignes, — tenta avec persévérance de transformer l’instinctive sympathie en union solide et durable, élabora des conventions précises, qu’emporta soudainement la tempête révolutionnaire.

L’objet que se propose Vandal est de raconter en détail ces variables rapports des deux souverains qui régnaient aux extrémités de l’Europe. Il se défend d’aller plus loin et de viser, à travers les faits qu’il énonce, les événemens contemporains. Porter dans l’étude du passé la préoccupation obsédante du présent ne lui paraissait bon qu’à obscurcir la vue de l’historien, comme à fausser les réalités de l’histoire. Le jeu facile des allusions ne le tenta d’ailleurs jamais ; c’était le fâcher à coup sûr que d’en découvrir dans ses livres : « Non, non, protestait-il, pas d’allusions, tout au plus des analogies. » Il admettait pourtant que l’exposé des fautes anciennes pût suggérer des leçons profitables, en démontrant, comme il le dit dans le volume qui nous occupe, qu’« à aucune époque de son histoire, la France n’eut le droit de se désintéresser des problèmes qui agitent le Nord et l’Orient de l’Europe, et que, de la politique adoptée par elle dans ces questions, dépendent souvent le maintien, la ruine ou le rétablissement de son influence en Europe. »

Sur la trame soutenue du récit, se détachent çà et là, avec un vif relief, quelques dramatiques épisodes, entre autres le récit de la Révolution du 6 décembre 1741, qui mit le sceptre aux mains d’Elisabeth Petrowna : en ces pages sobres, brèves, mais pleines de mouvement et de vie, on voit poindre distinctement l’historien de Brumaire. Et déjà il possède aussi le talent des formules concises, enfermant en une courte phrase toute la substance d’une longue étude. Tel est ce résumé, à la fin du volume, de la pensée intime de chacun des protagonistes du drame : Pierre le Grand, écrit-il, concevait l’union de la France et de la Russie « comme une nécessité de principe, sa fille la considérait comme un mariage d’inclination, et Louis XV ne l’envisageait que comme un rapprochement de circonstance. » Peut-on mieux dire en moins de mots ? Dans les œuvres de son âge mûr, sans doute admirera-t-on une langue plus savoureuse, une composition plus serrée, un art plus consommé à mettre les figures et les faits à leur plan. Louis XV et Elisabeth de Russie est le livre d’un débutant, mais d’un débutant qui est près de devenir un maître.


Des coquetteries échangées entre Elisabeth et Louis XV aux amours orageuses d’Alexandre Ier avec Napoléon, le passage était naturel ; on pourrait croire que ce premier ouvrage eût mené tout droit son auteur à celui qui consacrera sa réputation d’historien. Vandal n’y arriva pourtant qu’après avoir un peu vagabondé parmi des sentiers de traverse. Les documens diplomatiques qu’il avait rencontrés au cours de son travail avaient fait surgir devant lui quelques intéressantes figures, qu’il voulut croquer au passage. De là, son marquis de Villeneuve, ambassadeur en Orient sous Louis XV, et surtout son « Pacha Bonneval, » cet aventurier de haut vol, moitié traître et moitié héros, dont il a si bien retracé l’étonnante odyssée. Ce fut Albert Sorel, au témoignage même de Vandal, qui lui indiqua le chemin où l’attendait la gloire. Quand Sorel, pour la première fois, l’orienta vers Napoléon : « Et Thiers ? » objecta timidement Vandal ; Sorel, pour toute réponse, sourit silencieusement ; puis, avec plus de force : « Ecoutez-moi, insista-t-il, faites du Napoléon. D’ailleurs, la vogue y est. » Il n’en fallut pas davantage.

Trois historiens, parmi les plus célèbres, se sont voués de nos jours à l’étude du grand homme. Sans s’être concertés, et comme par une tacite entente, ils se sont partagé les différens aspects de cette complexe et colossale figure : Houssaye a choisi l’homme de guerre, Vandal a choisi l’homme d’État, Masson a choisi l’homme tout court, chacun avec le succès que l’on sait. Parmi la diversité des points de vue et la variété des talens, un trait leur est commun, c’est l’ascendant exercé sur leurs âmes par le héros de leurs ouvrages : tous trois ont subi son emprise, au point de ne pouvoir plus désormais s’occuper d’autre chose. C’est à croire qu’une loi mystérieuse régisse tout historien qui, sur sa route, a rencontré le grand dominateur. Qui ne connaît l’anecdote de ce grenadier, criant au fort de la bataille : « Mon capitaine, je tiens un prisonnier. — Eh bien ! amène-le. — Mon capitaine, c’est qu’il ne veut pas me lâcher ! » De même, quand on prend pour sujet l’Empereur, il vous prend à son tour ; on ne s’en détache plus jamais.

Dans l’immense épopée, l’épisode que choisit Vandal, c’est le duel de pensées, le dialogue émouvant qui, cinq années durant, se poursuit sans relâche entre les deux empereurs d’Occident et d’Orient, dialogue d’abord presque idyllique, puis, peu à peu, plein de sous-entendus, de réticences, de dissimulations, finalement hostile, menaçant, semé de mots qui luisent comme des éclairs d’épée. Ce qui en fait l’intérêt passionnant, c’est le contraste violent entre les deux héros du drame, « l’un supérieur, l’autre remarquable, » chacun personnifiant à sa plus haute puissance le génie spécial de sa race : l’un le génie latin, « dans sa rayonnante clarté, dans son alerte vigueur[9], » toujours maître de sa pensée, toujours pratique et positif jusque dans ses déréglemens, subordonnant toujours son imagination, si ardente, si fougueuse soit-elle, au joug souverain de la logique ; l’autre, le Slave, « tenant des races du Nord le goût des aspirations hautes, indéterminées et brumeuses, » séduisant et décevant, généreux et perfide, « passant sa vie à changer d’idéal, » mêlant à ses conceptions les plus nobles quelque chose de flottant, d’irréel et de chimérique. « Napoléon c’est l’action, Alexandre c’est le rêve. » Tout le long de la trilogie, se complète et se recommence, sans cesse repris, sans cesse accru de traits nouveaux, le portrait des deux hommes qui se disputent l’empire du monde. Et la main qui tient le pinceau ne faiblit jamais un moment ; jamais il ne se vit peintre plus pénétrant, plus soucieux de la ressemblance, plus amoureux de vérité.

Mais qui dit impartial ne dit pas impassible. De ce qu’il ne prétend charger, ni flatter ses modèles, on aurait tort d’induire que devant eux Vandal demeure indifférent. S’il rend justice à Alexandre, tout son cœur, on le sent, va vers Napoléon, toute son admiration est pour l’homme de génie, « dont le pouvoir magique exalta au suprême degré les qualités d’honneur, de bravoure, d’obéissance et de dévouement qui sont bien celles de notre race, pour celui qui, après avoir réconcilié notre nation avec elle-même, en fit une armée de héros et éleva pour un temps le Français au-dessus de l’homme[10]. » Qu’il s’abandonne à cette patriotique ivresse, qu’il soit indulgent pour les fautes en faveur de la gloire, qu’il pardonne au plus grand des hommes d’avoir assujetti la France à son impérieuse volonté en songeant qu’en même temps il lui asservissait l’Europe, qui aurait le courage de le reprocher à Vandal, de ceux qui appartiennent à sa génération ? Ceux-là, en effet, n’ont pas eu leur part de fierté nationale ; parvenus à l’âge d’homme au lendemain des défaites, ils n’ont connu que l’humiliation, l’amertume, la déception des revanches en vain espérées, le regret dépité des occasions perdues et la rancœur des rêves inassouvis. Pour satisfaire à leur soif d’idéal, ils ont dû se désaltérer dans les gloires du passé ; pour fuir le découragement du présent, ils n’ont trouvé d’autre refuge que dans les mirages étincelans de nos grandeurs défuntes ; pour se consoler de Sedan, ils n’ont eu qu’Austerlitz.


Dans l’ombre des deux grandes figures qui dominent tout l’ouvrage, passent des figures de second plan, dessinées d’un trait aussi ferme : Talleyrand, d’abord, avec son masque énigmatique, « toujours un pied dans l’intrigue et l’autre dans la trahison, » cherchant, à l’heure même où rayonne l’étoile triomphante de César, à se précautionner d’avance contre les retours de fortune ; et, par opposition, l’honnête, le fidèle Caulaincourt, duquel, grâce à des documens inédits d’un prix inestimable, Vandal a, le premier, pleinement mis en lumière la physionomie sympathique, chevaleresque, vaillante, si joliment française ; et c’est encore l’excellent Savary, robuste batailleur, « le verbe haut, toujours à la riposte, » opposant aux cabales de cour et aux assauts diplomatiques son inébranlable entêtement et sa verte franchise, ses qualités de rude gendarme. Dans l’autre camp, même galerie de pointes sèches, gravées aussi d’après nature : le vieux prince Kourakine, ambassadeur de Russie à Paris, monstrueux d’embonpoint, fastueux, pompeux, vain de ses habits de brocart, de ses décorations multiples, dont il constelle jusqu’à ses robes de chambre, lourd au moral comme au physique, si facile à berner que ses contradicteurs n’y prennent même plus plaisir ; et, à côté de ce fantoche, le véritable agent de la diplomatie du Tsar, le louche, l’inquiétant Tchernitchef, observateur subtil de la société parisienne, espion mondain et militaire, pratiquant des intelligences dans les en tours mêmes de l’Empereur et dans les plus secrets bureaux du grand état-major. Ce sont enfin quelques belles silhouettes féminines : la veuve de Paul Ier, l’impératrice douairière Marie Feodorowna, digne, imposante, austère, décorée du double prestige de l’âge et du malheur, employant l’ascendant qu’elle a conservé sur son fils à contenir l’engouement sincère que lui inspire Napoléon, l’intimidant par sa réserve hostile et son silence glacé ; et aussi la reine Louise de Prusse, « divinement belle, avec la grâce un peu languissante de son maintien et l’élégance vaporeuse de sa toilette, » s’efforçant, à Tilsitt, de désarmer son impitoyable vainqueur par la puissance de ses attraits, la séduction de son esprit, et si galamment accueillie qu’elle espère avoir ville gagnée, tandis qu’une heure plus tard, rentré dans son appartement, Napoléon écrit à Joséphine : « La reine de Prusse est réellement charmante, elle est pleine de coquetterie pour moi ; mais n’en sois point jalouse ; je suis une toile cirée sur laquelle cela ne fait que glisser. Il m’en coûterait trop cher de faire le galant[11]. »


Merveilleux peintre de portraits, Vandal n’excelle pas moins dans les morceaux d’ensemble. Il sait décrire les paysages et brosser les décors, évoquer la vision des cadres où se joueront les scènes de la gigantesque féerie. Sous sa plume enchantée, il semble que les masses s’animent, que les foules se mettent en mouvement et défilent devant nous, foules populaires, foules militaires, foules de courtisans chamarrés, foules de princes et de rois domptés et asservis. Nous les voyons s’agiter sous nos yeux ; nous pénétrons aussi jusqu’au plus intime de leur être ; derrière le masque des visages, nous lisons les secrètes pensées, nous sentons au fond des poitrines le frémissement sourd des passions. Et les plus fortes impressions sont obtenues sans un mot inutile, sans ombre de déclamation, par le seul procédé d’une gradation exacte qui met chaque objet à son plan, d’un discernement judicieux qui subordonne le détail à l’ensemble, qui distribue avec un art savant les effets d’ombre et les coups de lumière.

Faut-il rappeler le célèbre tableau des journées de Tilsitt, le vainqueur s’employant à conquérir l’âme du vaincu, le séduisant par ses caresses, le fascinant par son génie, l’intimité naissante des deux empereurs, leurs promenades, au bras l’un de l’autre, par les rues de la ville, parmi les passans ébahis, et leurs chevauchées, botte à botte, à toute allure, à travers la campagne, tandis que le roi de Prusse, « le triste Frédéric-Guillaume, » souffle à suivre le train, heurte maladroitement, à chaque foulée, les fougueux cavaliers ? Ou, quelques mois plus tard, la parade étincelante d’Erfurt : dans le fond du théâtre, le vague troupeau des principicules germaniques, rivalisant de prétentions, se disputant les préséances, et soudain obséquieux, rampans, à l’approche du César français, quémandant humblement quelque lambeau de territoire ; puis, dominant tous ces comparses, les acteurs sérieux de la pièce, l’envoyé autrichien, déférent, soumis en paroles, dissimulant sa haine tenace, remâchant la sourde rancune de sa patrie abaissée, morcelée ; Talleyrand, modeste en apparence, et retiré dans un coin discret de la scène, tandis que, dans l’ombre, il conspire et combat perfidement son maître ; Alexandre, calme, impassible, toujours maître de soi, déjà dépris de l’amitié récente, ne cherchant plus qu’à tirer de l’alliance tout le profit, sans en remplir les charges ; enfin Napoléon, tour à tour superbe, hautain, souple, pressant, ironique, emporté, voulant vraiment la paix, mais à a s conditions presque irréalisables ; chacun des deux souverains se défiant secrètement de l’autre, chacun portant ainsi la peine des fautes passées, car l’Empereur suspecte le Tsar parce qu’il se souvient des trahisons anciennes, et la réserve d’Alexandre vient de ce que Napoléon a trop souvent voilé, sous l’impérieuse violence de ses actes, la grandeur finale de son but, qui est le repos de l’Europe.

Plus on approche du dénouement, plus l’intérêt s’accroît ; le troisième et dernier volume l’emporte encore sur les deux autres. Entre la France et la Russie, à la courte ivresse des fiançailles ont succédé froideurs et suspicions. Alexandre, insensiblement, se met en tête que son allié médite, au fond de sa pensée, de rétablir le royaume de Pologne et de démembrer l’empire russe ; Napoléon, de son côté, se persuade qu’Alexandre ne cherche qu’à gagner du temps et favorise sous-main sa mortelle ennemie, l’Angleterre. Ils se méprennent d’ailleurs tous deux ; quels flots de sang résulteront de ce malentendu ! De fait, le pacte d’alliance est rompu ; c’est le divorce, c’est la guerre imminente. La Grande Armée s’ébranle, à pas d’abord furtifs. De Dantzick à Paris et du Texel à Vienne, en France, en Italie, en Allemagne, en Pologne, les tronçons épars de nos forces s’apprêtent à se rejoindre ; des torrens d’hommes s’écoulent poussés par une même main dans une même direction ; sur toutes les routes d’Europe, on entend le pas lourd des régimens en marche, le roulement des pièces de canon, le piétinement des cavaliers épiques, et les cris joyeux des soldats qui, sûrs de la victoire, courent vers l’Orient magique, les regards éblouis de fulgurans mirages. Puis, c’est la halte à Dresde, où, entouré d’un cortège de rois, ses vassaux, Napoléon fait figure d’ « Empereur de l’Europe. » L’historien, avec son héros, s’arrête un moment sur cette cime, emplit ses yeux de cette vision avec un noble orgueil. Car « c’est, dit-il, un âpre et merveilleux plaisir que de voir ces empereurs et ces rois, élevés à détester la France, ces représentans des dynasties qui l’ont à travers les siècles jalousée et haïe, ces monarques fils et petits-fils d’ennemis, ces descendans de Frédéric et ces successeurs des Ferdinand et des Léopold, s’abattant devant l’homme qui portait si haut la gloire et les destins de notre racé, et lui les tenant sous son pied, humiliés, prosternés, anéantis, le front dans la poussière[12]. »

Spectacle prestigieux sans doute, dont il faut se hâter de jouir, car il prélude à l’immense catastrophe, et c’est avec un cœur d’angoisse qu’on lit les pages fameuses sur lesquelles se ferme le livre. La Grande Armée est massée au bord du Niémen ; au signal de l’Empereur, deux cent mille hommes traversent le fleuve fatidique, par un orage épouvantable, sous les trombes d’une pluie diluvienne, à la lueur livide des éclairs. Chaque corps, en atteignant la terre ennemie, reçoit sa direction et se porte au point assigné, et l’étape reprend, dit Vandal, « forte, pénible, impérieusement réglée, par une moite chaleur qui faisait regretter à nos vétérans l’Espagne torride. Parfois, pour tromper la fatigue, les troupes se mettaient à chanter… Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provençales, picardes, normandes, mélancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportaient à nos soldats exilés un écho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n’avaient jamais vu les hommes d’Occident. Eux s’en allaient dociles ; ils allaient vers le Nord, vers l’inconnu, toujours confians, mais observant avec surprise ce sol si différent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidenté et pourtant monotone, où les reliefs du terrain se répètent et se reproduisent exactement pareils, où les mêmes aspects se succèdent avec une invariable uniformité, cette terre où tout se ressemble et où rien ne finit ; et devant nos colonnes s’avançant par les chemins tour à tour détrempés et poudreux, traversant les mornes forêts de sapins et de hêtres, gravissant les collines sablonneuses, commençant la longue marche dont nul ne savait mesurer la durée, la Russie déployait ses horizons béans[13]. »

Lorsque, quelques semaines après l’apparition de ce dernier volume, Albert Vandal, pressé par ses amis, soutenu par l’opinion, s’en vint frapper aux portes de l’Académie, le duc de Broglie, chargé de présenter ses titres, se contenta, pour unique recommandation, de lire à ses confrères quelques fragmens du « passage du Niémen, » et Vandal fut élu, sans concurrent, à la presque unanimité.


VI

Avec Napoléon et Alexandre se clôt le premier cycle de l’œuvre historique de Vandal, tout entier consacré aux rapports de notre pays avec les puissances orientales et en particulier avec la puissance moscovite. Il l’achevait au lendemain du jour où l’intime rapprochement de la France et de la Russie, tant de fois vainement entrepris, venait de s’établir sur des fondemens plus sûrs, où, comme le dit Vandal, à « l’accord des souverains » succédait « le pacte des peuples. » L’auteur, non sans raison, estimait terminée cette partie de sa tâche. Avec l’ouvrage qui suit, l’Avènement de Bonaparte, une route nouvelle, aussi vaste, aussi longue, semblait s’ouvrir à son talent. La mort ne lui a pas permis de la parcourir jusqu’au bout ; mais les deux volumes publiés nous laissent du moins juger ce qu’aurait été l’œuvre entière.

Comment fut-il amené à choisir ce sujet ? A la fui d’un article sur le premier volume de Napoléon et Alexandre, Eugène-Melchior de Vogüé, avec ce don singulier d’intuition qui faisait quelquefois de lui une manière de voyant, avait émis le vœu que Vandal écrivît un jour l’histoire du Consulat, dans un livre « où il ramènerait tous les actes de Bonaparte à une idée centrale : la découverte de la France derrière les groupes d’acteurs usés qui la cachaient[14]. » Cette phrase, jetée dix années à l’avance, germa-t-elle sourdement dans l’esprit de Vandal ? Ou bien, comme on l’a dit, désabusé, grâce aux excès et aux fautes du régime, du parlementarisme auquel il avait cru naguère, en vint-il à se demander comment, aux heures de crise, peut être préservée de ses propres folies la démocratie déchaînée, et conçut-il alors l’idée de recourir aux exemples et aux leçons du prodigieux « professeur d’énergie » que fut Napoléon ? Sans nier l’une ou l’autre hypothèse, j’en propose une troisième, d’ordre sentimental, qui peut se concilier avec les deux premières. Napoléon et Alexandre, qui débute radieusement en pleine apothéose, se termine mélancoliquement à la suite du désastre ; les dernières pages évoquent la vision de ces scènes qui, à un siècle de distance, oppressent encore tout cœur français d’une indicible angoisse. Ne pourrait-on pas supposer qu’après cette sombre fin d’ouvrage, Vandal eût senti le besoin de reposer ses yeux sur un plus consolant tableau ? Après avoir conté les préliminaires de la chute, n’éprouverait-il pas une douceur à représenter l’ascension ? Il est de fait que, dans l’étude nouvelle, les faits se déroulent à nos yeux dans une progression merveilleuse. Le chapitre initial, c’est l’anarchie à l’intérieur, hors des frontières le recul de nos armes ; le chapitre final, c’est la nation refaite et réorganisée, c’est le clairon sonore et triomphant de Marengo. L’âme d’artiste, l’âme de patriote, qui fut celle de Vandal, était faite pour goûter l’émotion d’un si grand et magnifique spectacle. Dans les pages où il décrit la rentrée à Paris du héros victorieux, court comme un frémissement d’allégresse.


La fin du Directoire, le coup d’Etat de Brumaire, l’établissement du Consulat, après tant de récits, tant de mémoires, dont certains sont fameux, ce sont des événemens dont on aurait pu croire l’intérêt épuisé. Dès le premier volume de l’Avènement de Bonaparte, on découvrit avec surprise que l’on avait tout à apprendre et qu’on était en présence d’une histoire nouvelle. Tant de légendes accréditées, tant de rengaines déclamatoires, la liberté soi-disant étranglée, la légalité violée, le pouvoir pris d’assaut par des « prétoriens » révoltés, la France se ruant vers le « régime du sabre, » tout cela était faux, travesti ou dénaturé. D’irréfutables argumens établissaient l’absurdité de toutes ces « solennelles niaiseries. » Brumaire, acte liberticide ? Et comment eût-ce été possible, puisque depuis longtemps la liberté n’existait plus, puisque la nation, au contraire, opprimée sous le joug de politiciens affamés et de jouisseurs abjects, aspirait à la délivrance, et que la célèbre apostrophe : Qu’avez-vous fait de la France ? était le cri du peuple tout entier ? Les coups d’Etat, d’ailleurs, n’étaient pas chose nouvelle. De 1789 à 1799, six fois au moins la force avait changé la Constitution et les lois. Le coup d’Etat à cette époque est « un incident régulier, » qui n’effarouche personne. Toute la Révolution, comme on l’a si bien dit, n’est « qu’un coup d’État permanent[15]. »

Est-ce du moins un coup militaire ? Pas davantage, et cette démonstration est un des passages les plus neufs du livre de Vandal. Brumaire est, en réalité, un coup d’État civil, préparé et organisé par des politiques de métier, par des membres de l’Institut et par des hommes d’affaires, un coup d’État opéré par des moyens quasi parlementaires. Sieyès en avait conçu le plan ; il comptait sur Joubert pour le réaliser ; Joubert mourut, Bonaparte revint d’Egypte et reprit l’idée pour son compte. Si l’armée intervint, ce ne fut qu’au dernier moment, sous la forme la plus bénigne, pour faire « une promenade militaire dans la salle des Cinq-Cents[16]. » Et les prétendus « prétoriens » étaient de vieux républicains, la plupart même des jacobins, qu’on ne put faire marcher qu’au moyen d’une fiction légale, en gardant l’apparence d’un acte constitutionnel.

Quant au « régime du sabre, » personne alors ne le souhaitait, personne même alors n’y songeait. Certes, après tant d’années de sanglante anarchie, la France était, au fond, mûre pour la dictature, mais elle s’y acheminait « par la force des circonstances, » non par « l’accord des volontés. » Même, l’idée d’un despote, dans l’ensemble de la nation, ne suscitait que des images odieuses. Nulle part, à cette époque, écrit excellemment Vandal, « on ne trouvera l’écho de ce cri si souvent répété depuis : Un homme ! Il nous faut un homme ! c’est-à-dire un chef non pourvu nécessairement du prestige héréditaire, un citoyen issu de la masse, et assez fort pour s’élever au-dessus d’elle, pour la dominer et la rassembler… C’est Bonaparte consul et empereur qui a fait plus tard, par la magnificence tragique de son règne, par sa prise formidable sur l’esprit du siècle, l’éducation césarienne de la France[17]. » Parmi la multitude, la nouvelle de Brumaire fut acclamée au cri de : Vive la liberté ! « Tout le peuple est en liesse, écrivait un observateur du temps, et croit avoir reconquis la liberté. » Et l’on applaudissait encore à l’espoir de la paix. La foule regardait Bonaparte comme un général surprenant, unique de son espèce, un général constamment heureux à la guerre et sincèrement amoureux de la paix.

Ce qui ressort enfin de l’ouvrage de Vandal, c’est combien, même après Brumaire, l’autorité de Bonaparte demeurait instable et précaire. L’affermissement de son pouvoir fut l’œuvre souverainement habile, l’œuvre patiente de son génie, et, de son étonnante histoire, c’est peut-être l’un des instans où il fut le plus admirable. Le plus pressant danger venait, dans cette première période, des royalistes militans, dont le parti, pour leur malheur, « entretenu, soldé, tour à tour stimulé et contrarié par le ministère britannique, restait, aux mains des Anglais, une machine à déchirer la France[18]. » Ce fut de ce côté, et nul n’a droit de l’en blâmer, que se tourna d’abord l’énergique action du Consul. S’il eut la main quelquefois un peu lourde, si l’exécution de Frotté, — dont il n’est pas prouvé d’ailleurs qu’il ait connu les circonstances, — vint notamment entacher sa victoire, la rudesse des moyens ne peut être mise en balance avec l’immensité du but et la splendeur des résultats. En politique, on l’a justement remarqué, souvent une injustice est moins grave qu’un désordre. Tout s’éclipse et s’efface devant le prodigieux bienfait de la restauration de l’ordre et de l’autorité, de la réconciliation française.

Car, tout en réduisant les ennemis du dedans, le Consul ne perd pas une heure pour rétablir les rouages vitaux, brisés par tant de violentes secousses. Son action, dans ces premiers mois, est administrative plus encore qu’elle n’est politique, et, dans cet art pour lui nouveau, il réussit avec une incomparable maîtrise. C’est que, si Bonaparte est « le plus formidable despote que la France ait connu, c’est un despote ordonnateur. » Or, la grande masse des citoyens se passe fort aisément de la liberté politique, tandis qu’à tous les degrés de l’échelle, l’arbitraire de détail, l’arbitraire dans la vie courante, « l’arbitraire administratif » paraît une gêne intolérable. « Une garantie quelconque contre cet arbitraire, qu’il vînt des anciens seigneurs, des gens du Roi ou des tyranneaux républicains, voilà ce qu’avait constamment réclamé la France… Le régime royal avait péri pour n’avoir pas su se simplifier, se débarrasser de ses parties mortes et encombrantes, se régulariser, en un mot s’organiser. Bonaparte reprit l’œuvre et y réussit. On a dit de lui souvent qu’il organisa la Révolution ; en matière d’administration, c’est le contraire qu’il faudrait dire : il organisa l’Ancien Régime[19]. »


Vainqueur de la chouannerie et rénovateur de la France, Bonaparte demeure encore discuté, guetté par de tenaces méfiances. Certaines factions relèvent la tête ; il se machine de ténébreux complots. Pour compléter Brumaire, il faudra Marengo. C’est la partie suprême, la partie décisive. Avec Vandal, on en suit toutes les phases avec une émotion haletante. La guerre est proche, inévitable, et Bonaparte s’y prépare ; mais, l’œil fixé sur la frontière, il lui faut constamment regarder derrière lui ; en poussant ses troupes sur les Alpes, il doit surveiller à Paris les mandataires peu sûrs qui le remplacent temporairement, prêts à trahir au bruit de la première défaite. « Vainqueur, nous l’adorerons ; vaincu, nous l’enterrerons, » telle est, comme l’écrivait Balzac, l’intime pensée de ses hauts associés ; et, dans les jours qui précèdent la bataille, ils délibèrent déjà sur son successeur éventuel.

La fièvre intense de ces journées d’attente, dans le fourmillement des intrigues, parmi l’angoisse patriotique des uns, les espoirs inavoués des autres, l’inquiète nervosité de tous, ce sont les pages maîtresses de la dernière partie du livre. On entend les propos et on voit les visages ; on est là, mêlé à la foule, dans la cour des Tuileries, le cœur battant, guettant les nouvelles. Et voici qu’à toute bride arrive un courrier d’Italie, puis un second, puis un troisième, tous apportant la nouvelle enivrante, tous répétant le nom magique, Marengo, « l’insigne, l’immortelle victoire ! » Alors, d’un bout à l’autre du pays, court comme une immense vague de joie. C’est une clameur universelle, c’est une éruption d’enthousiasme, qui secoue toute la France, se répercute jusqu’en ces couches profondes dont les grands chocs peuvent seuls traverser l’épaisseur. Toutes les traîtrises rentrent sous terre, toutes les ombres s’envolent, et la nation entière, soulevée d’orgueil, de gratitude et de tendresse, se jette, d’un élan spontané, dans les bras du vainqueur, dans les bras de celui dont désormais elle attend tout, la fortune, la gloire et la paix. Bonaparte, à présent, et pour la première fois, est véritablement le maître ; il tient en main sa destinée, il est libre de suivre et d’élargir ses vues, de se dégager des partis, de refaire à son gré la France.

Tel est l’admirable sujet que Vandal a conçu et qu’il a mené jusqu’au bout sans un instant de défaillance. Par la noblesse des proportions, par la vigueur du style, par la profondeur des pensées, l’Avènement de Bonaparte est vraiment un grand livre, un des plus beaux livres d’histoire qu’on ait jamais écrits.


VII

Quelle somme de labeur représente une œuvre de cette envergure, on peut l’imaginer, et l’on comprend aussi quelle dépense de force nerveuse résulte d’un pareil effort. C’est à dater de cette époque que la santé d’Albert Vandal, frêle de tous temps, parut insensiblement décliner. Il continuait de travailler, mais il hésitait, disait-il, à se lancer dans un ouvrage de longue haleine. Une part importante de son temps se trouvait, du reste, absorbée par le cours qu’il faisait à l’Ecole des Sciences politiques. Il y occupait, d’ancienne date, la chaire des affaires d’Orient ; à la mort de Sorel, il fut chargé d’y enseigner l’histoire diplomatique de l’Europe contemporaine, tâche lourde et difficile, où, avec son talent, il apporta, comme à toutes choses, une conscience scrupuleuse. De ses profitables leçons, les étudians qui fréquentent la maison de la rue Saint-Guillaume conservent pieusement la mémoire. L’un d’eux, ces temps derniers, en quelques pages émues ravivait ces souvenirs[20]. Il le représentait « arrivant dans l’amphithéâtre, droit, élégant, la taille serrée dans une longue redingote ; » puis, ouvrant un cahier de notes, qu’il installait sur un pupitre, « les coudes appuyés, les mains jointes, » il commençait à parler d’une voix claire. Il n’improvisait pas, mais il ne lisait pas non plus : l’exactitude de sa mémoire lui permettait de redire, presque mot pour mot, la leçon préparée dans le silence du cabinet. C’était, dans une langue impeccable, un exposé net, méthodique, émaillé de portraits, relevé d’anecdotes, rempli de trouvailles d’expressions. Quand le sujet s’élevait, la chaleur de sa conviction, l’ardeur de son patriotisme, lui dictaient des accens d’une réelle éloquence. Mais il gardait le plus souvent le ton d’une causerie surveillée, à laquelle on peut appliquer ce que lui-même a dit d’une autre : « Sa parole était comme un filtre, au travers duquel les questions les plus troubles prenaient une attrayante limpidité. »

Tel encore il était aux séances de l’Académie, plein de mesure, de tact, de courtoisie dans le débat, affirmant hautement ses idées, tout en respectant celles d’autrui. De là, la grande autorité qu’il avait parmi ses confrères. On lui savait, sur toutes les questions importantes, des principes directeurs, mais on savait aussi qu’il ne leur eût jamais sacrifié la justice.


Parmi la sympathie de tous et l’affection de ses amis, sa mélancolie, néanmoins, croissait dans ces dernières années. Hors les heures de détente, où revivait encore le Vandal d’autrefois, ses propos se faisaient plus graves et plus désabusés. Par une pente naturelle, il glissait volontiers à ces pensées qui hantent les êtres vieillissans, il était tourmenté par le mystère de l’au-delà, par le troublant problème des destinées humaines, apportant à ces hautes questions un désir de lumière, une ardeur de bonne volonté, une ferveur d’espérance, qui valent bien, au regard de l’Eternelle Justice, la foi candide et la confiance heureuse de ceux dont l’âme jamais ne fut effleurée d’aucun doute, et pour lesquels la vie est comme une route unie, conduisant vers un but certain.

La mort qui frappa coup sur coup plusieurs de ses plus chers amis aggrava, dans ces derniers temps, l’ombre qui, peu à peu, descendait sur son âme. Je n’oublierai jamais quel choc lui fut l’annonce de la fin, si soudaine, si brutale, d’Eugène-Melchior de Vogué. Il chancela sous le coup, faillit tombera terre. Trois jours plus tard, au sortir du cimetière, ses traits étaient décomposés, les larmes l’aveuglaient. Certes il pleurait sur l’illustre confrère et sur l’incomparable ami ; peut-être aussi, sans s’en douter, pleurait-il un peu sur lui-même, peut-être, avec une vague prescience, à côté de la tombe ouverte en entrevoyait-il une autre.

C’est, en effet, bien peu après qu’il reçut les premières atteintes du mal obscur qui devait l’emporter. Malgré certaines alternatives, certaines périodes de mieux qui donnaient l’espérance d’une guérison complète, il semble que, dès le début, il se soit fait peu d’illusion sur ce qui l’attendait. Avec les siens, avec les familiers qui lui rendaient visite, il gardait sa sérénité, conversait sur toutes choses avec sa vivacité coutumière ; par instans néanmoins, dans l’abandon d’une causerie plus intime, il laissait lire dans sa pensée, montrait à l’horizon l’approche du noir bûcheron. Dans les derniers jours de juillet : « Voyez-vous, je me sens très mal, confessait-il à un ami[21], je prévois ce qui va m’arriver ; je ne me remettrai pas, et je m’en irai, — Dieu sait quand, — sans trop souffrir, doucement, doucement… Et comme il faut toujours partir à un moment quelconque, ce départ-là sera peut-être moins dur que tant d’autres. »

Vers le milieu d’août, on l’envoya sur les bords du lac de Genève, où l’air, à la fois vif et doux, paraissait propre à relever ses forces. Ce fut là, au contraire, qu’il fut brusquement terrassé. « Cette campagne de Suisse, dit-il à l’un des siens, ce sera ma campagne de Waterloo ! » Il voulut rentrer à Paris. Trois jours plus tard, il s’éteignait doucement, comme il l’avait prédit, sans lutte, sans agonie, dans le silence de la saison où chacun se disperse, à l’époque où Paris est vide. On apprit du même coup son retour et sa mort. C’est ainsi qu’il quitta ce monde, sans tapage, avec modestie, avec simplicité, à sa manière accoutumée, pareil à un homme bien élevé qui, sortant d’un salon avant la fin de la soirée, s’éloigne discrètement et sur la pointe des pieds. Mais il laisse derrière lui une œuvre impérissable, et, ce qui est plus rare et plus précieux encore, il laisse chez ceux qui l’ont connu un indestructible souvenir. Pour nous qui fûmes ses amis, sa mémoire fleurira toujours en ces régions profondes du cœur, où habitent les ombres sacrées de ceux dont le départ a appauvri notre âme et dépeuplé notre vie.


SEGUR.

  1. Souvenirs sur Vandal, par M. Gaston Jollivet, dans le Gaulois du 4 septembre 1910.
  2. Réponse du comte d’Haussonville au discours de réception d’Albert Vandal à l’Académie française.
  3. L’Avènement de Bonaparte, avant-propos.
  4. Discours de réception à l’Académie française.
  5. Albert Vandal, par Louis Madelin. Revue hebdomadaire du 17 septembre 1910.
  6. Discours de réception à l’Académie, passim.
  7. La Fête-Dieu à Beaune. Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1898.
  8. La Fête-Dieu à Beaune. Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1898.
  9. Napoléon et Alexandre Ier, tome I.
  10. Ibidem. Avant-propos.
  11. Napoléon et Alexandre Ier, tome I.
  12. Napoléon et Alexandre Ier, tome III.
  13. Napoléon et Alexandre Ier, tome III.
  14. Regards historiques et littéraires, par le vicomte E.-M. de Vogüé.
  15. Emile Faguet. Revue latine, tome I, novembre 1902.
  16. Ibidem.
  17. L’Avènement de Bonaparte, tome I.
  18. L’Avènement de Bonaparte, tome II.
  19. L’Avènement de Bonaparte, tome II.
  20. Quelques notes et souvenirs sur Albert Vandal, par C.-N. Desjoyeaux. Correspondant du 10 septembre 1910.
  21. Notes communiquées par M. Jacques Normand.