Alfred Naquet

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Quelques fantômes de jadis
L’Édition Française Illustrée (p. 155-163).
ALFRED NAQUET

Un sublime visage de philosophe grec ou de prophète hébreu, encadré par des épaules difformes, une tête de Moïse ou de Platon avec, pour support, la croupe de Thersite, le chef d’un dieu sur le torse d’un bossu, Alfred Naquet fut, il y a trente ans, quelque chose de plus qu’un homme célèbre, une physionomie à la mode et l’engoûment de Paris. Chansons, caricatures, vaudevilles, journaux à estampes, lui décernèrent la notoriété. Le Chat-Noir, en sa faveur, exerça l'humour de ses « bons poètes ». Les photographes étalèrent son image entre la danseuse, le prélat et l’assassin du jour. Même, aux Folies-Dramatiques, une revue à grand spectacle eut pour apothéose le couronnement de son buste par un chœur de divorcés.

En effet, après bien des luttes, des risques, des échecs, des alternatives prospères ou néfastes, Alfred Naquet, au mois de mai 1886, rendait enfin au Code Civil cette Loi sur le Divorce, que, soixante-dix ans plus tôt, la Restauration avait effacée, à l’instigation des Ultras. Ce que la presse, le théâtre, l’opinion et l’évidence n’avaient pu faire, ce juste venait de le réaliser. Ferme dans sa raison et dans son vouloir, avec l’opiniâtreté qui lui venait de sa race et le courage qu’il prenait dans la conscience de son droit, il avait écarté les obstacles, mené jusqu’au bout son œuvre de civilisation. Au Parlement, son éloquence familière, sa dialectique nourrie et positive, ralliaient à la cause du divorce toutes les indécisions de bonne foi. Ses campagnes de presse, entre autres, la belle suite d’articles donnés par le Figaro, portaient la conviction dans les esprits que n’aveuglaient point des jugements préconçus. Par la plume, par le verbe, tant que dura cette discussion infinie, Alfred Naquet disputa contre ses adversaires, mit à néant leurs sophismes et triompha de leur courroux.

C’est pourquoi Paris l’adopta pour l’un des siens. Grâce à lui, à son héroïque persévérance, la chaîne séculaire était rompue. Au lieu du joug, accouplant comme deux forçats, à la vie, à la mort, l’homme et la femme, le mariage devenait un lien qui, pareil à tout autre, se pouvait dénouer ou rompre quand l’étreinte en devenait blessante pour l’un des alliés. Soumis désormais à la règle de tous les pactes, résiliables au gré de l’une ou l’autre partie, il devenait de contrat métaphysique un simple contrat social.

Quand fut la Loi du Divorce obtenue et votée, Alfred Naquet, sans renoncer néanmoins aux affaires publiques, revint aux études qui l’avaient, à ses débuts, montré comme un savant plein de lumière et d’originalité.

Né à Carpentras, en 1832, il appartenait à une très ancienne famille israélite du comtat Venaissin. (Les juifs d’Avignon, comme ceux de Lyon, de Bordeaux ou de Tolède, représentent une sorte d’aristocratie, au milieu de leurs coreligionnaires, ayant, outre la Banque, exercé, de siècle en siècle, des professions libérales : médecins, astronomes, à la Cour des Papes ou des Rois.) Alfred Naquet ne s’attarda pas aux nonchaloirs de la Provence, car un esprit ardent et passionné vivait dans cette forme incohérente. Il ne tarda pas à devenir un chimiste en renom, devant lequel Pasteur, malgré ses préjugés philosophiques, ne laissait pas de s’incliner, surtout quand le Sénat fit de Naquet un homme utile. Mais la chimie et la science pure ne lui suffisaient pas. Son génie, aucunement contemplatif, se tournait invinciblement vers les questions sociales. En même temps qu’il préparait ses études sur le divorce, il écrivait aussi des livres, des tracts, des brochures, pleins de sens et de raison ; il exposait les doctrines économiques du Socialisme et de l’Anarchie. Il ne se pressait pas de conclure, ayant, pour le garer des enthousiasmes trop chaleureux, un fond d’ironie et de belle humeur qui lui permettait de juger avec sang-froid les actions des hommes. Ecrivain assez lourd, diffus, parfois même incorrect, il ne se déshabitua jamais pleinement du jargon parlementaire, des phrases toutes faites, des locutions périmées. Mais il raisonnait droit et juste. Aussi, malgré ce qui manque d’art et de soin à ses meilleures pages, la Patrie et l'Humanité n’en reste pas moins un des plus beaux livres exaltant la « Société des Nations » et le retour final des Hommes à la Paix. Bientôt, après sa victoire du Divorce et malgré ses projets de retraite, Naquet fut derechef emporté en pleine mer par le Démon des aventures politiques. Le Boulangisme n’eut pas de soldat plus fidèle ni de conseiller plus intelligent. Tandis que les vieux partis guettaient, dans « notre » général Boulanger, le Monck éventuel de leurs prétendants, faisaient fond sur lui pour mettre à bas le régime actuel, Naquet, Georges Laguerre et quelques autres fondaient sur l’Idole de Paris l’espoir d’une république nouvelle, sans, désormais, aucune survivance des antiques royautés. Pendant qu’ils rêvaient ainsi, que les cafés-concerts acclamaient le « César de Revue » et son cheval noir, pendant que Paulus gambillait, en revenant de la revue, et que Bourgès trempait la soupe aux « pioupious d’Auvergne », des craquements se faisaient entendre ; bientôt, le parti se disloqua. Puis, ce fut le drame de Belgique, après la mort de celle qui, pour Boulanger, ce Bonaparte d’occasion, avait été Joséphine, le suicide émouvant du malheureux achevant le conte bleu de sa puissance par un dénoûment à la Werther. Avec le boulangisme, l’étoile de Naquet pâlit. Encore qu’il se maintienne assez longtemps au Sénat, sa vie publique est, dès lors, virtuellement achevée. Il n’adhère pas au Socialisme Unifié. Ses électeurs et ses amis de Carpentras ne peuvent, désormais, rien pour lui : les Indépendants sont condamnés à l’exil éternel.

C’est dans la retraite d’Auteuil, où s’écoulèrent les paisibles années de sa vieillesse, que l’homme se dévoilait dans tout le charme de son esprit et de son affable accueil. Ce zélateur du divorce, encore que, depuis fort longtemps, il vécût séparé de sa femme, n’avait jamais consenti à divorcer. Mais il cohabitait patriarcalement avec une dame cuisinière qui le peignait, le lavait, l’habillait, comptait les grains de sel dans son œuf à la coque et fermait la porte au nez des importuns, en attendant le mariage final, couronnement habituel de tous ces menus soins. La santé de Naquet, ruinée et défaite brusquement, comme si les rouages de cet organisme discord s’arrêtaient sur le champ, à la façon d’une horloge dont on a tordu quelque roue, était l’objet d’une inquiétude permanente. Il ne sortait guère, mais il recevait, chaque après-midi, ses camarades, ses amis, Charles Malato, le Dr Max Hulmann, et ce génie inconnu, Jacques Vieilh de Boisjoslin. Un grand et lumineux salon, aux quatre fenêtres donnant sur la rue du Docteur-Blanche et ses derniers arbres puis, en retour, sur le parc des Assomptionnistes, permettait aux visiteurs assez nombreux, nihilistes de passage, révolutionnaires étrangers, littérateurs et fidèles quotidiens, de se grouper ou de causer avec le maître de la maison. Étendu sur une chaise longue, enveloppé, dans toute saison, d’une large robe grise, le dos appuyé sur des coussins, on ne voyait de lui que sa belle tête aux cheveux argentés, sa barbe non moins blanche, ses yeux vifs, son nez d’une courbe aquiline et ses longues mains pâles aux doigts fuselés. C’était un causeur insigne, plein de souvenirs, diapré de faits, d’anecdotes. Il fréquentait chez Victor Hugo, qui l’avait pris en amitié, au point de vaticiner, quelquefois, pour lui tout seul. De temps à autre, Olympio radotait comme le premier venu. D’un fin sourire, Naquet soulignait les divagations du Maître, alors qu’il pérorait sur l’immortalité de la personne humaine et autres fariboles de même qualité.

« — Croyez-vous, monsieur Naquet, — demandait-il avec sa voix de « Jocrisse à Pathmos », comme disait Barbey d’Aurevilly, — croyez-vous à la survie éternelle de l’âme ?

— De la nôtre, Maître, cela est malaisé à croire. Mais, quand la Nature enfante un esprit comme le vôtre, il est certain qu’elle doit tout mettre en œuvre pour le conserver à jamais.

— Voilà un avis fort judicieux, disait le Maître qui mordait candidement à l’hameçon. Et je ne suis pas éloigné de le partager. Ainsi, mon fils (que, d’ailleurs, il avait fait mourir de privations) est avec nous. Il nous entend et nous répond sans doute : peut-être un jour l’entendrons-nous aussi. »

Il croyait au spiritisme, le burgrave ! Il parlait à cette « bouche d’ombre » comme feu Papus ou la reine Victoria.

Parmi les morts civils des quatre années terribles, Naquet s’en est allé dormir le suprême sommeil. Les morts vont vite ! La génération qui nous devança disparaît, avec ces beaux vieillards qui survivaient au grand naufrage. Combien, déjà, parmi ceux qui furent nos contemporains, ont fait halte sur la route où nous marchons encore. L’heure s’égoutte, le jour baisse, le vent souffle entre les ifs du cimetière. La main qui tient la plume fera-t-elle encore grincer pendant de longues heures le papier, avant d’écrire le mot « fin » pour la dernière fois ?