Aliment, Condiment, Médicament, Poison

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Aliment, Condiment,                    
                    Médicament, Poison.

Harpagon trouvait inutile que l’on donnât à manger aux chevaux les jours où ils ne travaillaient pas ; bien des physiologistes modernes font un raisonnement analogue quand ils comparent l’organisme animal à une machine et étudient son rendement. Cette comparaison paraît d’ailleurs assez fondée si l’on s’en tient à l’observation d’un être adulte qui, pendant de longues semaines, ne se modifie pas sensiblement dans sa structure. Cet être consomme certains matériaux et produit du travail, comme une locomotive à laquelle on fournit du charbon et de l’eau.

La locomotive qui a travaillé longtemps est usée ; continuant la comparaison, on a pensé que l’animal aussi s’usait en travaillant, erreur que l’on aurait évitée si, au lieu d’étudier un organisme adulte dans lequel le phénomène essentiel de la vie est masqué par des phénomènes secondaires, on avait observé un être jeune, un enfant en voie de croissance par exemple. Chez l’enfant, en effet, il est bien évident que les matériaux consommés ont un autre résultat que de fournir du travail ; le phénomène vraiment vital, c’est la fabrication de substance d’homme, par un enfant, au moyen de substances étrangères. Chez l’adulte, cette fabrication de substance d’homme est balancée par une destruction équivalente et c’est même pour cela que l’individu est adulte ; aussi l’on ne remarque pas ce qui est essentiel dans le fonctionnement animal et on le compare à celui d’une machine : l’homme ingurgite certaines substances combustibles et absorbe d’autre part de l’oxygène qui les brûle comme le charbon est brûlé dans la locomotive ; de là résulte la production de travail et l’on se préoccupe de vérifier si la quantité de travail fournie est en harmonie avec la quantité de combustible employée. Tout au plus met-on de côté une petite quantité de matériaux destinés à réparer l’usure de la machine.

On aurait été assez embarrassé autrefois pour évaluer la quantité de travail que doit fournir la combustion de certaines substances ; on ne l’est plus aujourd’hui que l’on connaît l’équivalent mécanique de la chaleur ; on sait qu’une quantité de chaleur donnée équivaut à un certain travail ; pour savoir quel travail peut fournir une substance combustible il suffit donc de mesurer la quantité de chaleur qu’elle donne en brûlant, et ceux qui comparent l’homme à une machine doivent rêver quelquefois d’arriver à entretenir son fonctionnement (!) avec du pétrole ou du charbon !

Plaçons-nous à un point de vue plus biologique, et pour éviter les erreurs, prenons un exemple plus simple que celui de l’homme et des animaux supérieurs ; adressons-nous à un être unicellulaire dont nous connaissions bien les conditions de vie, à la levure de bière si vous voulez. Une cellule de levure est un petit grain ovoïde qui a la propriété de faire fermenter le moût de bière et de le transformer en bière ; voilà, au point de vue de l’homme, qui utilise la bière, la fonction de la levure de bière. Mais si, au lieu de nous placer au point de vue de l’homme, nous nous plaçons au point de vue de la levure elle-même, nous envisageons les choses tout autrement et nous disons : Un grain de levure, placé dans du moût, se nourrit et se multiplie aux dépens des éléments de ce moût, de sorte qu’au bout de quelque temps, au lieu d’une seule cellule placée dans le moût, il s’en trouve une quantité considérable. C’est là le phénomène caractéristique de la vie : un grain de levure, par son activité chimique dans du moût, a fabriqué de la substance identique à la sienne et s’est, par suite multiplié. Je le répète, c’est là la propriété, caractéristique des êtres vivants : un être vivant, réagissant chimiquement avec des substances différentes de la sienne, fabrique de sa substance propre ; c’est ce qu’on appelle l’assimilation.

Les substances aux dépens desquelles une cellule donnée peut s’accroître ou se multiplier constituent ce qu’on appelle l’aliment de cette cellule. Ainsi, le moût de bière est l’aliment de la levure de bière.

Mais la réaction par laquelle la levure de bière se nourrit aux dépens du moût de bière, ne produit pas seulement de la levure ; il y a en outre formation de substances accessoires que l’on peut appeler substances de déchet, ou, pour se conformer au langage physiologique, substances excrémentitielles ; ces substances s’accumulent dans le moût de bière en même temps que la levure s’y multiplie et c’est ainsi que le moût devient bière.

Vous voyez à quoi se réduit, quand on s’exprime ainsi, la reconnaissance que l’homme doit à la levure ! Cet organisme infiniment petit n’en est pas moins infiniment égoïste ; il se nourrît et se multiplie aux dépens du moût que nous lui fournissons ; sans se préoccuper le moins du monde de nous être utile ; bien plus, il souille de ses excréments le liquide dans lequel il se trouve, de sorte qu’au bout de quelque temps ce liquide ne contient plus d’aliments (pour la levure de bière, il s’entend,) et n’est plus qu’une accumulation de produits de déchet parmi lesquels l’alcool, l’acide carbonique ; etc…

Que nous, hommes, nous ayons un certain plaisir à absorber ce liquide souillé, cela n’entraîne pas que la levure de bière ait travaillé pour nous ; elle a travaillé pour elle ; l’égoïsme est la loi essentielle de l’activité vitale, et c’est parce que les espèces sont différentes, parce que les besoins de chaque espèce sont différents, que les substances de déchet résultant de l’activité de certains êtres sont utilisées par d’autres.

Prenons en effet cette bière, accumulation des excréments de la levure, et semons-y une cellule d’une autre espèce, du mycoderme du vinaigre par exemple. La bière, excrément de la levure, sera l’aliment du mycoderme ; le mycoderme s’y multipliera comme la levure se multipliait dans le moût et, en même temps qu’il s’y multipliera, il y accumulera ses excréments personnels, l’acide acétique par exemple ; nous dirons que la bière est devenue aigre.

Ceci nous prouve déjà que le mot aliment ne saurait être pris dans un sens absolu ; telle substance, qui est un excrément inutilisable pour une espèce vivante est un aliment pour une autre espèce ; on ne doit donc pas dire qu’une substance est un aliment, mais bien qu’elle est un aliment pour une espèce donnée. Et cette seule considération suffît à prouver qu’il est illogique de mesurer la valeur alimentaire d’une substance à la quantité de chaleur qu’elle peut donner en brûlant.

Non seulement la bière, chargée des excréments de la levure, n’est plus un aliment pour cette levure, mais encore, elle jouit, par rapport à la levure, d’une faculté inhibitrice spéciale. Même s’il reste encore dans la bière une certaine quantité de moût non transformé, du moment que les excréments (l’alcool par exemple) ont atteint un certain degré de concentration, la levure ne peut plus se multiplier et reste inerte au fond du vase ; si l’on ajoute au liquide du glucose ou telle autre substance dont se nourrirait normalement la levure de bière, l’alcool empêche la nutrition d’avoir lieu. Et ce qui prouve que c’est bien l’alcool qui est responsable de l’arrêt de la nutrition, c’est que cette levure inerte transportée dans un moût neuf recommence à se multiplier.

Ce résultat particulier n’est pas spécial à l’alcool ; d’une manière générale, les substances excrémentitielles d’une espèce donnée arrêtent la nutrition de cette espèce quand elles ont atteint dans le milieu une concentration suffisante ; un aliment d’une espèce peut donc cesser de jouer le rôle d’aliment, si on lui ajoute quelque chose, et nous aurons à revenir sur cette particularité quand nous nous occuperons des poisons. Dans le cas actuel, nous concevons grossièrement comment se produit l’arrêt de la nutrition sous l’influence de l’alcool concentré ; cet alcool peut empêcher les échanges normaux de substances entre l’intérieur de la levure et le milieu où elle, baigne et cela suspend naturellement les réactions chimiques intracellulaires qui résultent de ces échanges.

Revenons à l’aliment. Le moût de bière est un aliment pour la levure de bière ; la bière est un aliment pour le mycoderme du vinaigre ; suivant les espèces, nous constatons l’emploi des aliments les plus invraisemblables ; l’algue barégine consomme des sulfates et produit comme excrément les sulfures que nous utilisons dans l’eau de Barèges, certaines plantes rongent les rochers… Mais, tel que nous l’avons employé jusqu’à présent, le mot aliment reste assez vague ; plusieurs substances différentes peuvent servir d’aliment à une même espèce vivante ; la levure de bière peut vivre et se multiplier dans du moût de bière ou dans du moût de raisin, voire même dans un liquide artificiel formé d’un mélange de substances chimiques bien définies et connu sous le nom de liquide Pasteur. Le premier exemple d’un aliment artificiel ainsi composé a été fourni par Raulin qui, après dix ans de patients travaux, a obtenu un liquide admirablement propre à servir d’aliment à une petite espèce de moisissure nommée Aspergillus niger. Le liquide Raulin se compose (excusez cette longue énumération) des substances suivantes : sucre, acide tartrique, nitrate d’ammoniaque, phosphate d’ammoniaque, carbonate de potasse, carbonate de magnésie, sulfate d’ammoniaque, sulfate de fer, sulfate de zinc, carbonate de manganèse, eau, oxygène, le tout en proportions définies. Ce liquide est tellement propre à la nutrition de l’aspergillus que, exposé aux poussières si variées de l’atmosphère et recevant, par suite, des germes d’une grande quantité d’espèces vivantes, il se couvre rapidement d’une culture pure d’aspergillus. Cela n’empêche pas d’ailleurs que cette même moisissure puisse pousser, avec plus ou moins de rapidité, sur certaines substances qui ne sont pas le liquide Raulin, sur du vieux pain ou du vieux fromage, par exemple.

Ainsi donc, l’aliment d’une espèce donnée est quelque chose de complexe ; comme nous ne connaissons pas la composition élémentaire de la plupart des substances naturelles, c’est seulement par expérience que nous pouvons savoir si telle ou telle substance est un aliment pour telle ou telle espèce. Le moût de bière et le moût de raisin sont des aliments pour la levure de bière, mais le liquide Pasteur suffit à nourrir la même levure quoiqu’il ne contienne que quelques-uns des éléments constitutifs de ces deux moûts complexes. Le problème que l’on se pose en général lorsque l’on veut élever une espèce vivante, est de connaître les substances indispensables à sa nutrition et ici le mot aliment va changer de sens.

Nous disions que le liquide Raulin est un aliment pour l’aspergillus niger ; si nous supprimons, de ce liquide, certains éléments, l’oxygène par exemple, l’aspergillus n’y pousse plus. C’est donc que l’oxygène est indispensable à la nutrition de l’aspergillus ; en d’autres termes, sans oxygène, il n’y a pas d’aliment pour cette espèce de moisissure. Cette constatation amène à donner au mot aliment un sens plus large ; on dira que le liquide Raulin est un aliment complet pour l’aspergillus niger, mais que chacun des éléments constitutifs de ce liquide est un aliment pour le même végétal, quoique aucun d’eux, pris séparément, ne puisse assurer sa nutrition. Le langage devient ainsi moins précis, mais c’est le langage courant. On dit qu’une substance est alimentaire pour une espèce vivante quand l’espèce considérée peut utiliser pour sa nutrition tout ou partie de cette substance, autrement dit, quand cette substance peut être utilisée dans la confection d’un aliment complet pour cette espèce. Et c’est ainsi que des substances complexes, comme le pain, peuvent être alimentaires pour des espèces vivantes très différentes qui y puisent des éléments différents.

Il est évident qu’une substance ne peut être un aliment complet pour une espèce si elle ne contient en elle-même tous les éléments constitutifs de cette espèce ; une substance grasse, par exemple, qui ne contient pas d’azote, ne pourra suffire à la fabrication d’une substance vivante azotée, mais tel être vivant pourra s’assimiler le carbone et l’hydrogène d’une graisse en empruntant en même temps de l’azote à tel composé ammoniacal, etc… Il ne faut pas croire, non plus, qu’une matière quelconque contenant des éléments qui entrent dans la composition d’une espèce donnée peut forcément servir d’aliment à cette espèce ; l’alcool, formé de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, ne peut servir d’aliment à la levure de bière qui contient cependant du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène.

La nutrition est un phénomène chimique et les corps composés ont des propriétés chimiques qui ne dépendent pas seulement de la nature des éléments composants, mais encore de la manière dont ces éléments sont associés entre eux. C’est donc l’expérience qui nous apprend si tel ou tel composé chimique est ou n’est pas alimentaire pour telle ou telle espèce vivante.

Étant donnée une espèce vivante, on rangera dans la catégorie des aliments de cette espèce tous les corps simples ou composés qui peuvent faire utilement partie d’un mélange constituant un aliment complet pour l’espèce étudiée. On s’est demandé s’il n’existait pas au moins une substance qui pût être considérée comme alimentaire pour tous les êtres vivants et l’on a cru longtemps que cela était vrai de l’oxygène. Pasteur a montré que certains êtres, dits anaérobies, sont tués par l’oxygène libre ; il leur faut cependant de l’oxygène, puisque leur substance en contient, mais ils ne peuvent utiliser comme aliment que l’oxygène combiné à d’autres substances. L’oxygène libre, loin d’être un aliment pour les espèces anaérobies, est pour elles un poison.

Une substance agit comme poison sur une espèce cellulaire si, introduite dans un milieu où des individus de cette espèce trouvaient une alimentation convenable, elle arrête la nutrition des cellules considérées. L’oxygène est un poison pour les microbes anaérobies ; l’alcool est un poison pour la levure de bière etc… mais il y a poisons et poisons.

D’abord, pour qu’une substance agisse comme poison, il faut qu’elle existe dans le milieu avec un certain degré de concentration. Il y a bien des poisons qui agissent en quantités infinitésimales ; même sans parler des toxines microbiennes que nous ne savons pas encore bien doser et qui ont un pouvoir effrayant, Raulin a constaté qu’un sel d’argent dilué à la dose d’un gramme dans seize cents litres d’eau arrêtait tout développement de l’aspergillus.

Considérons d’ailleurs les diverses substances du liquide Raulin ; ce sont, nous l’avons dit, les aliments de l’aspergillus, mais ce sont des aliments pourvu qu’ils soient mélangés aux autres ingrédients dans de certaines proportions. Le sulfate de zinc, par exemple, doit exister dans le mélange en très petite quantité ; s’il y est introduit en plus grande abondance il devient un poison et arrête le développement. Voilà une notion qu’il ne faut pas perdre de vue lorsque l’on se demande si une substance est alimentaire ou vénéneuse pour une espèce cellulaire donnée ; la même substance peut être un aliment ou un poison suivant les proportions dans lesquelles on l’emploie. On peut même poser en thèse prèsque générale que toute substance alimentaire devient vénéneuse quand sa concentration dans le milieu où vivent les éléments cellulaires dépasse certaines limites.

Il y a poisons et poisons ; l’alcool qui apparaît dans le moût de bière arrête la nutrition de la levure dès qu’il a atteint une certaine concentration, mais la levure qui a ainsi été saturée d’alcool n’a pas perdu pour cela ses propriétés de levure ; si on la transporte dans un moût neuf, elle recommence à se nourrir et à se multiplier. L’alcool est donc un poison temporaire pour la levure de bière ; encore ceci n’est-il vrai que si sa concentration dans le liquide ne dépasse pas une certaine limite. Si l’on plonge de la levure de bière dans de l’alcool pur, elle est tuée, c’est-à-dire qu’elle perd pour toujours la propriété de se nourrir et de se multiplier ; ce n’est plus une chose vivante.

Cet empoisonnement définitif se produit toujours avec certains poisons dès que leur concentration est devenue suffisante pour arrêter complètement la nutrition d’une cellule ; par exemple les sels d’argent tuent pour toujours l’aspergillus du moment qu’ils sont assez concentrés (1/1 600 000) pour arrêter son développement.

On peut réserver le nom de poisons proprement dits à ces substances qui produisent uniquement des empoisonnements définitifs et appeler anesthésiques celles qui, à un certain degré de concentration, suspendent seulement pour un temps l’activité nutritive des cellules ; l’alcool, le chloroforme, l’éther, entrent dans cette dernière catégorie relativement à un grand nombre d’espèces vivantes. Mais cela n’empêche pas que, à un degré plus élevé de concentration, ces anesthésiques produisent un empoisonnement définitif. Aussi l’alcool, aliment de choix pour le mycoderme du vinaigre, peut l’anesthésier s’il est plus concentré et l’empoisonner définitivement s’il est pur. Il faudrait faire tout un cours de biologie pour expliquer les différences entre l’action anesthésique et l’action vénéneuse définitive. Je me contente de signaler ici le danger qu’il y a à affirmer (sauf dans le cas des poisons qui donnent uniquement un empoisonnement définitif, comme le bichlorure de mercure) que telle substance est, pour une espèce donnée, un aliment ou un poison, sans spécifier le degré de concentration…

Il y aurait encore une modification à introduire dans la notion d’aliment à propos des espèces unicellulaires ; certaines substances, non directement utilisables par les cellules, peuvent le devenir après qu’elles ont été transformées sous l’influence de quelque chose qui émane des, cellules mêmes. Par exemple, le saccharose ou sucre de canne ne peut être consommé par la levure de bière sans avoir été interverti c’est-à-dire transformé en glucose et en certains autres composés. Mais, précisément, de la levure elle-même, sort par diffusion dans le milieu où elle vit une substance très active, l’invertine, qui a pour résultat d’intervertir le saccharose. Somme toute donc, si nous ne voulons pas analyser le phénomène dans ses détails, nous pouvons dire que la levure de bière a tiré son aliment du saccharose, sans nous arrêter au phénomène préparatoire de l’interversion, puisque cette interversion résulte de l’action de la levure elle-même ; nous allons trouver des phénomènes préparatoires bien plus importants chez les animaux pluricellulaires analogues à l’homme ; nous y arrivons maintenant en supprimant plusieurs cas intermédiaires qu’il eût cependant été intéressant d’étudier.

Un homme, ou un animal supérieur quelconque, se compose, à un moment quelconque de son existence, d’une agglomération d’un grand nombre de cellules (plus de soixante trillions pour l’homme adulte) dont chacune jouit de propriétés analogues à celles de la levure de bière, savoir de la propriété de se nourrir aux dépens de substances étrangères.

Mais ces diverses cellules agglomérées sont entourées par une paroi résistante et à peu près imperméable, la peau du corps, de sorte que l’ensemble de l’organisme peut être comparé à un sac clos de toutes parts. À l’intérieur du sac est un liquide, le milieu intérieur (sang, lymphe, etc…) dans lequel baignent les cellules du corps, comme la levure de bière baigne dans le moût ; c’est donc à ce milieu intérieur que les cellules de notre corps empruntent leurs substances alimentaires, c’est dans ce milieu intérieur qu’elles rejettent incessamment leurs substances excrémentitielles. Étant donné le nombre formidable des cellules que contient le sac, il est bien évident que le milieu intérieur doit être très rapidement souillé d’excréments et épuisé de substances alimentaires. Or, je signale le fait sans plus de détails, les cellules de notre corps ne peuvent rester inactives au delà d’un certain temps sans se détruire ; elles ne peuvent pas rester inertes comme la levure de bière au fond d’un moût souillé ; d’autre part, si les cellules se détruisent, l’individu meurt. Mais précisément, et c’est là le merveilleux de la coordination animale, l’ensemble des activités cellulaires se traduit par des phénomènes généraux qui ont pour résultat de renouveler sans cesse le milieu intérieur. Comment cela est-il possible ? je n’ai pas à l’étudier ici, c’est l’affaire de la science de l’origine des espèces ; contentons-nous de savoir que cette coordination existe et que le milieu intérieur est renouvelé.

Le renouvellement du milieu intérieur se compose de deux fonctions distinctes : 1° l’excrétion, dont le résultat est de faire sortir du sac clos les produits excrémentitiels accumulés dans le milieu intérieur ; elle se produit à travers des parties spécialisées de la surface du sac, parties appelées glandes et dont les plus importantes sont : le poumon (acide carbonique et produits excrémentitiels gazeux) le rein (urine), le foie (bile), les glandes sudoripares (sueur) etc… 2° l’alimentation, dont je dois m’occuper plus spécialement dans cet article.

Une partie de l’alimentation, la fourniture d’oxygène au milieu intérieur, se fait par le poumon ; on étudie en général à part, sous le nom de respiration, cette partie spéciale de l’alimentation ; je me contente de la signaler.

Le reste de l’alimentation se produit grâce à un repli spécial de la peau du sac clos, repli tubulaire qui traverse le sac clos dans toute son étendue et lui donne ainsi la forme d’un manchon ; on l’appelle le tube digestif. Il est essentiel, pour comprendre ce qui va suivre, de ne jamais perdre de vue que le contenu du tube digestif est en réalité extérieur au corps de l’individu. Beaucoup de gens s’imaginent qu’en avalant leur soupe ils introduisent cette soupe dans leur corps ; cela est faux ; l’intérieur du corps c’est la partie close de toute part qui est remplie par le milieu intérieur, et cette partie close est traversée par le tube digestif comme un manchon par son canal central.

C’est dans le tube digestif, en dehors de notre corps, que nous introduisons par notre bouche l’eau, le pain, le sel, la viande, le vin, etc… Que s’y passe-t-il ensuite ?

La fonction excrétrice qui s’exerce par différents endroits de la peau du sac clos, s’exerce aussi par la paroi du tube digestif et c’est ainsi qu’apparaissent aux divers points de ce tube, la salive, le suc gastrique, le suc pancréatique, la bile, etc… Le résultat de ces diverses sécrétions est de dissoudre et de préparer certains matériaux introduits par nous dans notre tube digestif, comme l’invertine sécrétée par la levure de bière préparait le saccharose ; cette modification des matériaux introduits dans le tube digestif s’appelle la digestion. Parmi les produits qui résultent de la digestion quelques-uns continuent leur chemin à travers le tube et sortent à son autre extrémité, d’autres sont absorbés par le milieu intérieur qui se charge ainsi de principes nouveaux ; la circulation brasse sans cesse ce milieu intérieur et répartit dans tout l’organisme les principes résultant de l’absorption, après les avoir encore fait modifier plus ou moins, dans le foie par exemple où se forme le glycogène…

Ainsi, les divers éléments de notre corps trouvent sans cesse, dans le milieu intérieur l’aliment qui leur est nécessaire et dont ils se servent comme la levure de bière se sert du moût. Si l’on parlait rigoureusement on réserverait le nom d’aliment à ces substances utilisées directement par les cellules de l’organisme, mais on appelle par extension « substances alimentaires » toutes les substances qui, introduites dans le tube digestif, peuvent, après transformation, collaborer à une rénovation convenable du milieu intérieur.

De même que l’aspergillus ou la levure, les cellules du corps humain ont des besoins très précis ; leur nutrition ne se fait pas au moyen de n’importe quoi et dans n’importe quelle proportion. Il faut donc, pour que ces cellules restent en bon état, que la composition du milieu intérieur ne s’écarte pas de certaines conditions données. L’instinct de l’animal le renseigne sur la nature des produits qui, ingérés par lui, peuvent, après transformation et absorption, entretenir dans des proportions convenables la composition de son milieu intérieur. Le jeune animal trouve sa ration alimentaire complète dans le lait de sa nourrice ; l’herbivore se nourrit exclusivement de substances végétales, le carnivore uniquement de viande ; l’omnivore se compose un menu plus varié, mais sa fantaisie ne peut pas sortir de certaines limites ; il faut, d’une part que son alimentation soit complète, d’autre part qu’elle ne comporte pas l’usage de poisons.

L’alimentation est dite complète quand elle contient des matériaux propres à fournir après transformation dans le tube digestif, dans le foie, etc…, tout ce qui est nécessaire aux éléments cellulaires du corps et dans des proportions qui ne s’écartent pas trop d’une certaine moyenne. Le sucre, par exemple, ou la graisse, ne sauraient constituer une alimentation complète, puisqu’ils ne contiennent pas d’azote, mais il y a des manières infiniment variées de se composer une ration alimentaire complète ; les matériaux que nous consommons sont extrêmement nombreux et le deviennent chaque jour de plus en plus.

En appelant aliment, comme nous l’avons fait tout à l’heure, « toutes les substances qui introduites dans le tube digestif peuvent, après transformation, collaborer à une rénovation convenable du milieu intérieur, » nous avons donné de ce mot une définition extrêmement vague et qui peut prêter à de nombreuses équivoques ; il ne sera pas toujours facile de se renseigner expérimentalement sur la valeur alimentaire de telle ou telle substance. On sait, par exemple, que l’avis des physiologistes a souvent varié au sujet des mérites nutritifs du bouillon. Pour quelques-uns, cette substance savoureuse avait seulement pour résultat d’exciter la sécrétion du suc gastrique et ne contenait par elle-même aucune partie transformable et utilement absorbable ; pour d’autres au contraire le bouillon était bien près de contenir une ration alimentaire complète…

L’expérience quotidienne a fixé d’une manière à peu près définitive la composition des rations alimentaires capables d’entretenir la vie des hommes et il est indiscutable que cette expérience quotidienne a donné des résultats plus acceptables que les expériences de laboratoire. La nutrition de l’homme est en effet quelque chose de bien complexe et il est difficile de se rendre compte de la valeur réelle d’une ration alimentaire à moins de l’expérimenter pendant très longtemps. C’est surtout pendant la période de croissance des individus qu’il est facile de se rendre compte de la valeur nutritive des substances consommées ; de même que le liquide Raulin est l’aliment par excellence pour l’aspergillus niger parce que cette moisissure y pousse plus abondamment que partout ailleurs, de même nous devons considérer comme ration alimentaire de premier ordre pour un enfant, celle qui le fera pousser vigoureusement et lui conservera une belle santé. Chez l’homme adulte, il y a une grande difficulté dans la comparaison des diverses substances alimentaires à cause d’une complication nouvelle de son organisme, l’existence de ce qu’on appelle les matières de réserve.

Les produits absorbés après digestion ne sont pas tous employés immédiatement dans la nutrition proprement dite des éléments cellulaires ; les cellules sont en effet susceptibles de divers mode d’activité chimique, et le résultat de certains de ces modes d’activité, sur la nature desquels je n’ai pas à m’étendre ici, est de transformer telle partie de l’aliment fourni par le milieu intérieur en des substances nouvelles qui se localisent dans les cellules mêmes et qui y restent plus ou moins longtemps sous forme de ce qu’on appelle des matières de réserve ; la graisse qui encombre certaines parties de notre corps est de cet ordre particulier de substances. Vienne ensuite une inanition due à des causes imprévues, ces matières de réserve seront utilisées dans la nutrition des cellules ; on fera de l’autophagie.

Je signale seulement ce phénomène pour montrer combien il est délicat d’affirmer le rôle alimentaire d’une substance après une expérience de quelques jours ; telle substance qui aura paru entretenir vraiment la vie pendant ce court laps de temps aura pu n’agir que comme facteur déterminant l’autophagie. Mais alors, la balance nous renseignera ? Il faut se défier des indications de la balance elle-même dans des expériences de courte durée ; M. Bouchard a signalé en 1898 ce phénomène paradoxal d’une augmentation de poids constatée chez des chiens soumis pendant plusieurs jours à la diète hydrique ; ce résultat s’explique physiologiquement et cependant personne ne prétendra que l’eau pure est un aliment complet !

C’est seulement l’expérience de très longue durée qui nous donne des renseignements sérieux sur la valeur alimentaire des substances, et aucune expérience de laboratoire, même très bien conduite, ne saurait remplacer à ce point de vue l’expérience journalière de la grande masse des hommes. La meilleure ration alimentaire est celle qui donne au jeune garçon le meilleur développement et la meilleure santé.

Mais il n’y a pas que la nutrition des cellules ; si la bonne nutrition des cellules est indispensable à l’entretien de la vie, il faut aussi que la coordination soit entretenue ; une nutrition locale trop abondante, comme celle qui détermine pour telles ou telles causes l’hypertrophie de certaines parties du corps, nuit au bon fonctionnement de l’organisme. Des substances qui fournissent à la ration alimentaire une part utile, peuvent, d’autre part, apporter des éléments nuisibles à la coordination ; la consommation de trop de fruits verts donne la diarrhée.

La signification du mot poison est différente chez l’homme et les animaux supérieurs, de la signification du même mot chez les êtres unicellulaires ; telle substance qui, employée à certaines doses, n’entraîne pas la suspension de la nutrition des cellules, peut néanmoins amener la mort d’un individu en détruisant le mécanisme d’ensemble et arrêtant la rénovation du milieu intérieur ; on peut mourir avec toutes ses cellules vivantes ; il est vrai d’ailleurs que la mort de l’individu entraîne fatalement la mort des cellules au bout d’un temps plus ou moins long.

De même que certains poisons peuvent nuire à la coordination, de même, ces mêmes substances peuvent, employées à de certaines doses, rétablir la coordination détruite par une maladie, en produisant un effet opposé à celui de la maladie. Les poisons peuvent donc être des médicaments. Il y a des agents importants pour la vie de l’homme en dehors de toute valeur alimentaire. Quelques-uns de ces agents sont employés quotidiennement dans l’alimentation de l’homme ; on leur donne le nom de condiments ou d’assaisonnements : « ce sont, dit Littré, des substances qui excitent et favorisent les sécrétions salivaire et gastrique et satisfont ainsi au besoin naturel ou artificiel d’une digestion prompte ou plus complète. » Au nombre des condiments, à côté de certaines substances végétales (poivre, citron, etc…) on place souvent le sel marin qui est en outre un aliment et même l’un des aliments les plus indispensables à moins qu’il n’existe déjà dans les autres matériaux que nous consommons. Le sel est donc à la fois un aliment et un condiment ; il peut devenir un poison si sa concentration dépasse certaines limites comme cela a lieu chez les individus privés de boisson depuis quelque temps. L’eau elle- même, ce véhicule indispensable de tous les phénomènes vitaux, peut être un poison si elle dépasse la proportion de 993/1 000 dans notre milieu intérieur ; l’eau pure est un poison pour les élément histologiques ; mettez des globules du sang dans de l’eau pure, ils éclatent instantanément ; c’est pour cela que, quand on veut augmenter la pression artérielle par des injections de liquide, on emploie, au lieu de l’eau pure qui serait fatale, un liquide appelé sérum artificiel et qui contient une certaine quantité de sel.

De cette très rapide revue du rôle des différents agents dans notre organisme, il résulte surtout que l’étude de ce rôle est très compliquée. Pour le bouillon, par exemple, il n’y a pas encore entente entre les physiologistes sur la question de savoir si c’est un aliment ou un condiment. Le même problème irritant se pose depuis longtemps pour l’alcool ; il a été étudié récemment par un de nos maîtres à propos de quelques expériences américaines et rien n’a été plus curieux que le sans gêne avec lequel des gens qui n’avaient jamais songé à la question ont déclaré que ce savant était dans l’erreur ; j’ai lu dans la Revue anti-alcoolique un article dans lequel un employé de chemin de fer traitait Duclaux d’ignorant !

Nous ignorons tant, de choses en physiologie humaine, que nous devons nous consoler de ne pas connaître encore le rôle de l’alcool dans notre économie ; nous sommes certains qu’à forte dose c’est un poison mortel ; à des doses moins fortes c’est un anesthésique dont l’emploi répété est très dangereux ; à de petites doses il est agréable et, comme on dit vulgairement, ravigote. Mais entre-t-il vraiment dans la constitution d’une ration alimentaire ? agit-il comme facteur d’autophagie ? est-ce un condiment, un médicament ? Nous l’ignorons totalement et je crois que les expériences de MM. Atwater et Benedict ne sauraient nous renseigner à ce sujet. Ils ont attaqué le problème dans le cas où il est le plus compliqué ; ils ont expérimenté (je cite Duclaux) : « sur un homme en bonne santé, adulte, en équilibre, c’est-à-dire tel que son poids n’augmente et ne diminue pas. » Ils ont d’ailleurs employé l’alcool en même temps que des rations alimentaires qui pouvaient suffire à la nutrition.

C’est toujours la vieille erreur qui veut que l’animal soit une machine à fournir du travail en dépensant du combustible ; on oublie trop souvent que cette machine se construit et se répare d’elle-même et que c’est là précisément le phénomène important, le phénomène biologique. C’est pendant la période de croissance que l’on peut juger de la valeur alimentaire d’une substance ; il aurait fallu élever en même temps deux jumeaux, pendant des années, avec le même régime alimentaire, additionné d’alcool chez l’un d’eux seulement, et voir si l’alcool favorise la pousse. Mais je doute que des parents soumettent volontiers leurs enfants à une telle expérience. Dans mon pays on fait boire de l’alcool aux petits chiens pour les empêcher de grandir : mais on le leur donne en grande quantité et les chiens ne sont pas des hommes.
Félix Le Dantec