Aline et Valcour/Lettre XL

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LETTRE XL.


Valcour à madame de Blamont.

Paris, ce 30 Novembre.



Après avoir reçu tant de nouvelles intéressantes de votre terre, madame, c’est à moi à vous en donner de Paris. Je me rendis hier chez monsieur de Beaulé, où j’eus l’honneur de saluer monsieur et madame la comtesse de Kerneuil. Tous deux m’ont invité de me trouver demain avant le jour, aux formalités religieuses de leur mariage, dont les cérémonies négligées se feront à saint Roch, avec la présence et l’approbation de monsieur de Karmeil, père du jeune homme : et comme le secret a été généralement approuvé, vous n’entrerez pour rien dans tout cela ; on ne vous demande votre aveu que tacitement. La levée de la lettre-de-cachet a été l’affaire de vingt-quatre heures. Monsieur le comte de Karmeil s’est rendu avec la plus grande facilité aux opinions et aux conseils de M. de Beaulé ; ils ont été trouver le ministre ensemble, et l’expédition s’est faite sur-le-champ. Sainville, vous me permettrez de lui conserver ce nom, a été enchanté d’embrasser, et de retrouver un père qu’il a toujours chéri au fond de son cœur ; et celui-ci n’a pas reçu, sans larmes, les sincères effusions de la tendresse de son fils. Il avait pourtant encore les cent mille ecus dans la mémoire ; mais monsieur de Beaulé l’a convaincu que les lingots d’Espagne devaient lui faire oublier cette fredaine ; et de concert avec le ministre, on a sur-le-champ écrit pour essayer de les ravoir.

Les biens de mademoiselle de Kerneuil sont très-divisés ; il y a un grand nombre de collatéraux, et quoique la présence de cette jeune personne dût tout arranger, nous craignons quelques procès.

Bonneval est, d’après votre conseil, l’avocat que nous leur donnons ; il les accompagnera en Bretagne, où monsieur de Karmeil allait repasser, quand son fils est arrivé à Paris : il ne s’en retournera plus qu’avec les jeunes époux. Ses anciens procès sont terminés, ce qui détruit plus sûrement que tout encore, les obstacles qu’il apportait au choix de son fils. On ne veut pas absolument que vous fassiez aucuns frais, madame ; monsieur de Karmeil fait les avances de tout, et s’arrangera ensuite avec Sainville. La fortune de ces jeunes gens peut être considérable : le ministre a répondu de faire, au moins, rentrer deux millions sur les lingots ; voilà cent mille livres de rente ; la succession de madame de Kerneuil nous en donne cinquante, celle de monsieur de Karmeil autant, voilà donc au moins deux cent mille livres de rente, et beaucoup plus si tous les lingots reviennent en entiers. Léonore ne nous vit pas faire ce compte l’autre jour devant elle, sans un certain frémissement de joie qui me prouva qu’elle aimait l’argent.

Elle n’a encore parue qu’à l’opéra, où ses aventures racontées de bouche en bouche, ont fait voler tous les yeux sur elle. On l’a trouvée très-jolie ; elle a bien vu qu’on le pensait, et elle n’a pas semblé y être insensible : il est certain qu’elle a une figure vive et animée, des graces, une taille délicieuse, et beaucoup d’esprit. Peut-être un peu de prétentions… Je crois même de la minauderie, et beaucoup de sophismes dans le raisonnement… Mais, pardon, madame, quand je parle de ce qui vous appartient, mon esprit trouva-t-il même des défauts ;… ma main qui suit mon cœur, ne doit peindre que des qualités.

Ainsi que j’ai été son chevalier à l’opéra, monsieur de Beaulé veut que je le sois de même aux autres spectacles. Elle a désiré le père de famille aux Français, et Lucile aux Italiens ; elle en jouira. J’aime le motif qui lui a fait désirer le père de famille ; elle chérit tout ce qui lui rappelle l’instant heureux où elle a retrouvé ce qu’elle adore. Voilà pourtant de la sensibilité.

Mais je ne finirais pas, madame, si je voulais détailler toutes les vertus que j’ai trouvées dans monsieur de Sainville ; le comte de Beaulé veut que je sois son ami, en vérité l’effort ne sera pas grand :…  douceur, aménité, graces, talens, esprit,… il a tout ce qu’il faut pour être l’ami de tous les hommes, et l’amant de toutes les femmes.

Ah madame ! il n’y a plus que moi de malheureux, il n’y a plus que moi qui, continuellement entre la crainte et l’espoir, voit flétrir ses plus beaux jours dans les larmes et dans la douleur ! Vous témoignerai-je au moins bientôt mon respect ? et me trouvant dans la même ville que vous, me sera-t-il permis de me jeter à vos pieds ? Je remets à vous seule les intérêts de mon bonheur, qui sait mieux que vous si mes souffrances méritent quelques dédommagemens ? Mais est-ce à moi de me plaindre, quand il me reste vos bontés et le cœur d’Aline ? Consolé par de tels dons, je ne devrais plus croire aux malheurs, si le plus grand de tous n’était pas de connaître le prix de ces bienfaits, et de n’en pas jouir.

Adieu, madame, envoyez-moi vos ordres, j’en ferai part, malgré le tourbillon où l’on va se perdre quelques instans, et j’ose vous assurer qu’on se fera toujours un devoir bien doux de suivre vos intentions.