Aline et Valcour/Lettre XLII

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LETTRE XLII.


Aline à Valcour.

Ce 15 Décembre.


Enfin me voilà près de vous… mais sans qu’il me soit permis de vous voir ; c’est néanmoins une consolation, je l’éprouve ; quoique l’amour réunisse les ames, quel que soit leur éloignement, et que toutes les distances dussent d’après cela être égales : il est pourtant bien doux de respirer le même air que l’objet qu’on adore. Je vois avec douleur, mon ami, que nous allons encore en être réduits là, peut-être tout l’hiver ; je vous afflige en vous l’annonçant ; mais imaginez-vous que je sois plus tranquille ; croyez-vous que ce cruel chagrin ne soit pas le mien comme le vôtre ? Ah ! que mes sentimens seraient mal connus de vous si vous alliez le supposer !

Quand j’ai revu cette maison où vous veniez si librement autrefois… Quand je me suis rappelé les charmes de vos anciennes visites, je ressentais encore cette émotion délicieuse qui m’agitait en vous attendant… J’éprouvais ce trouble divin du choc des rayons de nos yeux… J’errais de fauteuils en fauteuils ; j’aimais à reconnaître ceux qui nous avaient servi… Placée dans l’un, vous supposant dans l’autre, je vous adressais quelquefois la parole, comme si vous aviez pu m’entendre, et trompée par de si douces illusions, je me croyais encore un instant heureuse ; mais venons à quelques détails, vous en exigez, il est juste que je vous en donne.

Le président, prévenu, attendait ma mère ; il l’a reçue à merveille ; il y a mis jusqu’à de l’intérêt et des caresses… Vis-à-vis de moi d’abord un peu d’embarras, mais il s’est remis bientôt, et m’a donné les noms les plus tendres, en m’assurant qu’il ne me voyait jamais assez ; Sainville et Léonore ont été le sujet de nos premiers discours, comme ils font aujourd’hui celui de toutes les conversations de Paris. Mais il ne s’est pas avisé de dire un mot de la fourberie qu’il avait voulu faire, il s’est bien gardé de convenir que, par une atrocité sans exemple, il avait eu dessein de s’emparer d’un seul coup, de Léonore et de moi, et ma mère qui a bien vu qu’il nierait,… qu’il battrait la campagne si on lui en parlait, s’est résolue à ne lui en pas ouvrir la bouche. Il nous a fait tout plein d’éloges de Léonore ; elle lui plaît beaucoup, ce me semble… Quand je songe que sans la fraude de la nourrice, du Pré-Saint-Gervais, ce serait pourtant celle-là qu’il aurait prostitué à Dolbourg. Juste ciel ! comment la fierté de Léonore se serait-elle arrangée d’un tel traitement !

Ô Valcour !… il existe quelque chose de plus singulier que tout cela. — Le croirez-vous ?… Cette première nuit… eh bien ! il l’a passée presqu’entière auprès de sa femme… C’est un renouvellement de tendresse,… ou de fausseté, bien étonnant et bien inconcevable ; ma mère en était le lendemain toute embarrassée vis-à-vis de moi ; elle mourait d’envie de me l’annoncer et d’en rire : elle ne savait comment s’y prendre… Il y avait plus de cinq ans… elle a voulu s’y soustraire ;… ces scènes-là ont si peu d’attraits pour elle ; un homme qui n’a jamais été que tyran et libertin, doit être époux avec si peu de délicatesse… Il a pourtant fallu se soumettre…… se soumettre, n’est-ce pas, mon ami, c’est le mot ; vous auriez effacé celui de partager, si je m’étais avisée de m’en servir. Ma mère a profité de ces instans pour lui reprocher ses débauches, pour l’engager à une conduite plus convenable à sa santé et à sa réputation. Elle lui a rappelé l’histoire d’Augustine ; elle lui a fait sentir qu’il était affreux à lui de n’avoir, pour ainsi dire, paru à Vertfeuille que pour séduire une de ses femmes. — En vérité, a dit le président, j’en ai d’autant plus de regrets, que c’est une fille vraiment estimable ; il l’avait, prétend-il, trompée pour la déterminer à quitter Vertfeuille : il lui avait promis une fortune brillante, sans qu’elle eût de risques à courir. Mais dès qu’elle avait vu dequoi il s’agissait, elle avoit fait une défense de romaine. Et son Dolbourg, ainsi que lui, tous deux édifiés des procédés de cette fille, l’avaient fait mettre, dans un couvent jusqu’au retour de ma mère, qu’ils devaient instamment prier de la reprendre ; il n’y a eu effectivement sorte d’instance qu’il n’ait fait à sa femme à ce sujet, et elle… Toujours bonne,… toujours crédule, émerveillée d’une aussi belle action, non-seulement a consenti,… mais même a vivement désiré qu’on lui rendît cette fille.

Si réellement Augustine s’est conduite de la sorte, elle mérite des bontés et de l’indulgence, et ma mère doit assurément lui r’ouvrir sa maison… Mais je ne sais pourquoi je mets l’air du doute à cette dernière idée… Quelle apparence que mon père voulût faire rentrer cette fille, si réellement elle se fût rendue à lui… Il aimerait mieux la garder dehors,… Serait-ce pour plus de facilité ?… Enfin nous verrons ce qu’elle dira,… il faudra qu’elle soit bien fine, si nous ne la démêlons pas.

Le lendemain le président n’a pas manqué de nous amener Dolbourg ; il n’a pas caché à ma mère, qu’il tenait toujours plus que jamais à ses anciens desseins, et qu’il serait même fort aise qu’il y eût sur tout cela quelque chose de fait avant l’été. Mais ses propositions n’ont plus au moins l’air de la menace : — il désire et n’ordonne pas. En vérité, Valcour, je crois du changement dans sa conduite ; je ne sais ce qui l’occasionne, mais il existe, il est impossible de s’y méprendre ; quelques rayons d’espoir semblent naître pour nous de cette variation… Ah, devons-nous nous y livrer ? Il est si doux d’appercevoir l’aurore du bonheur !… Ce vilain homme, cet épais Dolbourg s’est approché mystérieusement de moi, il m’a demandé si je m’étais bien amusée à la campagne ; il m’a trouvée engraissée,… ce qui est faux… Il a voulu me baiser la main, et n’en a jamais pu venir à bout.

Mais malgré cette apparence de bons procédés, il faut être sur nos gardes, mon ami, ma mère vous le recommande ; il faut éviter sur-tout, avec le plus grand soin, de paraître au logis. Ma mère, vous verra chez le comte de Beaulé, qui, comme vous savez, donne deux ou trois dîners par semaine, mais je n’y serai jamais, c’est convenu ; voici donc comme nous ferons pour nous voir à la dérobée, et pour nous remettre nos lettres. Vous vous trouverez sans faute, tous les dimanches aux capucines, à la messe de midi ; je me placerai toujours à droite, où vous m’aperceviez quelquefois l’an passé… Là,… quelque mal que cela soit, mon ami, quelqu’éloignement que j’éprouve à me permettre cette petite indécence, nous déroberons quelques minutes à ce que nous devons à l’être suprême… Nous nous dirons quelques mots,… nous nous remettrons nos lettres, et nous n’en sortirons jamais sans nous jurer de nous aimer, et sans demander pardon à Dieu d’oser nous le dire là… Mais ce Dieu bon voit le fond de nos cœurs… Il voit que si nous désirons d’être réunis, c’est pour l’aimer, le servir, le glorifier de concert… Savez-vous, mon ami, que de rendre ensemble des graces à l’éternel, est une des choses que je mets au rang de nos plus délicates occupations ; il me semble que le culte émané de deux cœurs enflammés d’amour, doit nécessairement devenir et plus tendre et plus pur. Ce n’est point par des ames indifferentes que le plus saint des êtres veut être servi ; un amour honnête et légitime, ne doit rendre les cœurs que plus dignes de lui être offerts.

Mais à propos, si j’étais jalouse, de quel œil verrais-je toutes ces parties de spectacles avec ma sœur ? Vous savez, sans doute, qu’ils sont tous partis pour la Bretagne ; ma mère leur a donné à souper deux fois avant leur départ ; à chaque fois Dolbourg et mon père s’y sont trouvés, et je faisais de singulières réflexions pendant ce tems. La première fois que Léonore a vu monsieur de Blamont, elle s’est approchée de moi, et m’a dit avec son ton leste, voilà donc le président mon père ? Oui, lui ai-je dit. — Eh bien ! a-t-elle continué, voilà encore la nature en défaut chez moi, car elle ne me dit pas la moindre chose pour cet homme-là. Mais comme elle ne lui parle guères plus pour sa mère, cette petite indifférence ne m’a point surprise dans elle. En général, Léonore, orgueilleuse et fière, ne serait pas, je crois, très-flattée de l’obligation de renoncer à être fille d’une comtesse, pour la devenir d’une présidente ; et je crois qu’elle aurait tout autant aimé se retrouver, en revenant en France, Elisabeth de Kerneuil, que Claire de Blamont… Cette chère sœur ;… je l’aime, mais en vérité elle a bien des défauts, et malheureusement ils sont tous dans le cœur ; elle dément d’une manière bien authentique, ce qu’elle a osé dire :… que les plus grandes vertus se trouvaient toujours alliées à l’impiété, si ces vertus se manifestent en elle sur de certains objets, il en est d’autres où l’éclat qu’elles jettent est obscurci par de bien grands travers.

Quoique privée de voir mon ami, chez ma mère, je n’en suis pas moins enchantée d’être revenue… Mais, je ne sais, cette joie est sombre ; elle a un certain caractère de tristesse qui m’alarme ; une voix tumultueuse et intérieure semble me dire, que je fais comme les matelots qui se réjouissent pendant que l’orage se forme au-dessus de leur tête… Adieu, soutenons nos revers s’ils s’en présentent ; réunissons nos forces, et pour souffrir et pour nous aimer.