Alsace : 1871-1872/Chapitre IV

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Hachette (p. 83-119).

IV

DOULEURS ET DÉFAILLANCES

Autrefois, dans notre bon temps, lorsque je revenais à Saverne, je consacrais toujours la première journée aux détails de l’intérieur, à nos gens, à nos bêtes, à nos arbres. Je parcourais la maison de bas en haut, de long en large, tout seul, comme un affreux égoïste, découvrant à chaque pas mille richesses sans valeur, mais non sans intérêt, que j’avais oubliées, que je ne croyais pas avoir, et que je ressaisissais avec autant et plus de joie que si l’on m’en eût fait présent. Dans le jardin, je m’arrêtais pour la centième fois devant deux ou trois petits problèmes insolubles, comme le vivier qui n’a jamais voulu tenir l’eau, malgré tous nos efforts et toutes nos dépenses, et la glacière qui décidément refuse de conserver la glace, et cette fameuse pisciculture, où j’ai fini par récolter quatorze truites après en avoir semé vingt mille. Ah ! la belle journée ! comme elle passait vite ! Quel chemin je faisais, sans m’en apercevoir, à force de tourner sur moi-même, et de quel sommeil à huit heures je m’endormais devant mon assiette !

Le lendemain, quelque temps qu’il fit, je m’en allais à la petite ville, reprendre possession de mes amis. Et, comme j’en avais passablement, cette autre fête du retour prenait encore une journée. Je ne rentrais qu’à la cloche du dîner, et jamais seul, Dieu merci !

Celte fois, j’en ai été quitte à bon marché : j’ai fait deux visites. La première à un ménage sans enfants qui n’est pas encore parti, parce qu’il ne sait où aller ; on hésite entre le midi de la France et le sol hospitalier de la Suisse. Ce n’est pas une petite affaire que de se transplanter soi-même lorsqu’on n’a plus vingt ans, loin du pays que l’on connaît, où l’on est connu, pour essayer d’un autre climat et aborder de nouveaux visages. Il y a dans cette aventure un incertain que le cœur le plus résolu n’affronte pas sans angoisses.

À ma deuxième visite, je trouvai une femme de soixante ans passés, assise au milieu de ses malles et pleurant à chaudes larmes. On pleure beaucoup en Alsace, il y a même des gens qui, du matin au soir, ne font guère autre chose. Je livre ce détail à M. de Bismark sans crainte de troubler sa digestion princière. Le deuil public a modifié les caractères, les relations elles mœurs. Toutes les vieilles querelles sont finies, les rancunes oubliées ; un Alsacien ne peut plus haïr un Alsacien ; il a mieux à faire ! Ceux qui se connaissaient à peine s’abordent comme de vieux amis ; deux hommes qui échangeaient une poignée de main tous les six mois se jettent dans les bras l’un de l’autre ; les pauvres gens s’entretiennent familièrement avec les riches : la communauté du malheur à tout rapproché, tout nivelé. Et cette multitude d’opprimés trahit dans ses moindres actions une sensibilité maladive ; un souvenir, un mot, un rien suffit pour attendrir le visage le plus froid ; à tout propos l’amertume des cœurs déborde par les yeux.

Par une contradiction que la philosophie allemande expliquera si bon lui semble, les plus anciens et les meilleurs amis s’évitent ou rompent ouvertement, si la haine du joug prussien varie d’un seul degré dans leurs âmes. On se pardonne tout, excepté une faiblesse pour l’ennemi. Sur ce chapitre, les hommes les plus doux sont inflexibles, les plus confiants se montrent soupçonneux et farouches. Le Haut-Rhin surveille le Bas-Rhin, et réciproquement ; chaque ville a la prétention de valoir mieux que sa voisine, chaque classe contrôle avec un soin jaloux le patriotisme des autres. Depuis que j’étudie les Alsaciens, jamais je ne les ai connus si tendres ni si durs.

La vieille dame que j’allais voir est une de mes compatriotes de Lorraine, et la mère de mon plus ancien ami. Son fils était parti depuis longtemps, elle n’attendait plus, pour le rejoindre, à deux cents lieues du sol natal, en pays inconnu, que les moyens de transporter ses meubles. Le service de la petite vitesse est suspendu depuis plus d’un an par la force des choses ; et Dieu sait quand il sera rétabli. On ne peut rien expédier que par wagon complet ; or le courant d’émigration est si rapide, qu’il n’y a pas assez de wagons, qu’il faut les demander en France, écrire, attendre, et finalement acheter un tour de faveur en graissant la patte allemande.

« Vous allez me trouver bien sotte, me dit ma vieille amie en essuyant ses larmes. Je devrais rire et chanter, puisque je déménage demain, puisque je vais retrouver mes enfants dans un brave pays où ils ont été reçus le plus cordialement du monde, puisque j’échappe pour toujours au contact de ces Prussiens maudits. Eh bien ! non ; c’est plus fort que moi : je souffre le martyre à l’idée de commencer une autre vie, de quitter ce petit coin du monde où j’ai eu des amis, et ce cher jardinet que je soignais avec tendresse, et ces bois où nous avons fait de si belles promenades, et ces montagnes dont la vue devient un véritable besoin pour les yeux qui en ont joui. Le misérable sort que le nôtre ! Il est impossible de rester, mais il n’est guère moins impossible départir ! » Là-dessus elle se remit à pleurer avec une effusion si naturelle et si contagieuse que je m’enfuis de peur de l’imiter.

Comme je me trouvais au bout de la rue Neuve, à l’extrémité de la ville, le hasard me fit faire une troisième visite, qui n’était ni dans mes intentions, ni dans mes habitudes : je vis le cimetière ouvert et j’y entrai.

Ce cimetière de Saverne est un des plus riants que je connaisse, bien fleuri, planté de beaux arbres et peuplé de petits oiseaux. Il a d’ailleurs le mérite assez rare de ne point séparer, sous prétexte d’orthodoxie, les chrétiens que le voisinage, l’estime et l’amitié ont unis : catholiques et protestants y dorment côte à côte, confondus dans la mort comme ils l’ont été dans la vie. J’étais donc tout porté pour faire en quelques pas ma tournée du bon vieux temps, et pour distribuer un salut cordial à tant d’amis qui ne sont plus. La réunion est nombreuse, elle emplit tout l’angle du sud-est : comme le marbre et la pierre ont poussé dru dans ce coin vierge où le fossoyeur n’avait pas donné son premier coup de bêche en 1858 ! Voici les fonctionnaires, les notables, les officiers ministériels, tout ce qui composait naguère encore l’aristocratie du pays. Et pêle-mêle, au milieu d’eux, l’Opposition, les frondeurs, ceux qui bataillaient avec moi contre le despotisme innocent de tel maire et l’autocratie anodine de tel malheureux sous-préfet. Que nos guerres enfantines ou provinciales (c’est tout un) sont loin de nous ! Sous cette tombe un peu trop fière repose mon farouche et loyal ennemi, le baron de Latouche, maire absolu, que j’ai lardé jadis à coups de plume et rendu célèbre malgré lui. Dormez en paix, mon pauvre maire ! Vous aviez eu les premiers torts, mais vous étiez un brave homme dans le fond, et je me réjouis de penser que vous n’êtes pas mort avant d’avoir signé la paix et trinqué sans rancune avec moi. Je vous ai escorté jusqu’à ce dernier gîte et j’ai souscrit avec la foule de vos sujets pour votre monument. S’il ne tenait qu’à moi, je bifferais quelques mauvaises plaisanteries qui vous survivent peut-être dans la mémoire des Alsaciens, mais à quoi bon ? Le temps efface d’un coup d’aile les sottises que l’homme se flattait de graver sur l’airain.

La mémoire a des caprices singuliers, presque impies ; on n’en peut mais. À mon corps défendant, toutes ces inscriptions qui cachent une poussière humaine me rappellent des bals, de bons dîners, des parties de campagne au bord de l’eau. C’est que j’avais trente ans en arrivant ici, et ma jeunesse me remonte à la gorge comme un vin écumeux que j’aurais bu trop vite. Quelle fête on nous a donnée, il y a tout au plus dix ans, à la grande usine de Zornhof ! J’étais accouru de Paris tout exprès, et j’avais entraîné deux amis pour leur montrer la cordialité alsacienne dans une de ses expansions les plus magnifiques. Le maître de Zornhof, le patriarche Goldenberg, un des vieux rois de l’industrie française, est mort empoisonné par les douleurs de cette guerre. Sa fille l’attendait ici : voici la tombe de Pauline Goldenberg, femme du chimiste Kopp, Pauline la lettrée, la musicienne, la savante, la philosophe ! Jamais esprit plus noble et plus ardent n’habita un plus frêle corps.

Ici repose le docteur Maugin, un des hommes les plus bienveillants et les plus fins que j’aie rencontrés ici-bas ; il m’a bien étonné en me prouvant qu’on pouvait pétiller de malice sans désobliger personne. Pourquoi le vieux père Leconte, ancien conservateur des hypothèques m’apparaît-il les cartes à la main devant un whist ? Je l’ai vu dans un plus beau rôle et dans un moment plus solennel, à la veille de son dernier jour, tandis que gravement, doucement, il consolait sa famille et mettait ordre à ses affaires. Il m’a donné une leçon de bien mourir dont je me souviendrai, si je peux, à mon heure.

Ce petit homme au crâne chauve, aux yeux brillants, c’est l’avocat Cros, qui frétille sur le chemin du tribunal. Ce long visage doux et pensif, c’est le peintre Eugène Laville, un vrai talent, trop mystique à mon gré, mais doublé d’une âme admirable.

Dans le cours d’un ou deux étés, j’ai fait de belles parties de table à la Stambach et à la scierie du Kraufthal, où les truites sont exquises et les écrevisses énormes. Dans ces débauches innocentes, j’avais pour compagnons cinq bons vivants, d’humeur libre et frondeuse, assez mal vus du monde officiel. C’était le gros docteur Lévis, à la trogne rubiconde, et le petit Jérôme Gast, encore plus malin que bossu, et le brasseur Schweyer, et le robuste Leiser, de la fabrique de bascules, et le père Audiguier, greffier du tribunal, homme d’infiniment d’esprit, malgré son goitre. Eh bien, les voilà tous réunis comme pour un pique-nique, à 2 mètres sous terre. Il ne manque que moi.

Je ne sais pas si Sarcey se rappelle un déjeuner charmant que nous fîmes ensemble chez le notaire Greuell par une belle journée d’été. Pour moi, je n’oublierai de ma vie la jeune et gracieuse maitresse du logis cueillant notre dessert dans le jardin avec ses deux garçons et ses deux filles.

L’aimable femme que c’était ! Elle avait conservé, par je ne sais quelle grâce d’état, le sourire naïf et les candeurs effarées de la première jeunesse. Je viens de retrouver son nom presque illisible sous le lierre. On jurerait qu’il date de cent ans. Le marbre s’est jauni, craquelé, et comme ridé sur cette honnête et douce créature qui reste si jeune dans nos cœurs. Les injures du temps poursuivent donc la mort elle-même, et il y a une vieillesse des tombeaux !

En revanche, voici une épitaphe véritablement fraîche, pour ne pas dire saignante : « Gaston Berger, sous-lieutenant au 52e mort le 24 septembre, 1870, à l’âge de dix-neuf ans. Blessé à Borny. » Brave enfant ! Belle mort ! Mais la mère ?

Je n’ai pas l’imagination assez poétique pour croire que les morts sont très-sensibles aux soins des vivants, ni qu’ils souffrent de voir leurs tombes abandonnées. Quant aux vivants, c’est autre chose. Je sais combien j’aurais l’âme navrée si le destin me condamnait à laisser sous cette terre ennemie un des êtres que j’aime, un lambeau de ma chair. « Tu es encore heureux, me disais-je en sortant de là ; oui, bien heureux dans ton malheur, puisque pas un des tiens, grâce à Dieu, ne doit rester en arrière ! Il est rare qu’une famille un peu nombreuse s’arrête si longtemps dans un coin de pays sans qu’une croix ou deux attestent son passage. Les morts qui reposent ici vont être bien seuls cet hiver ; mais bien plus seuls seront leurs pères, leurs sœurs, leurs enfants dispersés par toute la France. Si le 2 novembre prochain, ceux qui dorment du long sommeil ne songent pas à réclamer le tribut des prières, des fleurs et des larmes accoutumées, il y aura dans le Nord, dans le Midi, dans le Centre et dans l’Ouest, des hommes, des femmes et des enfants qui répandront du fiel avec leurs larmes, et mêleront des imprécations à leurs prières, en songeant au devoir triste, cher et sacré qu’il leur est interdit de remplir.

Une femme en grand deuil passait alors auprès de moi. Elle portait à la main un bouquet blanc, composé des dernières fleurs de l’automne. C’est la mère du pauvre Octave, de cet enfant blond, pâle et doux que nous avons vu s’éteindre à seize ans. Il était Lorrain, lui aussi, et mon compatriote ; les gens de Dieuze avaient ébauché dans le temps une sorte de colonie à Saverne. Cette malheureuse femme est veuve ; elle ne vivait que par son fils et pour lui. Depuis cinq ou six ans qu’il est mort, elle s’est soutenue par le culte de cette chère mémoire : on la voit errer comme une ombre autour de la petite dalle de marbre blanc. Que fera-t-elle loin d’ici ? Les femmes n’ont pas comme nous les puissantes distractions du travail et de la lutte. Celle-ci languira comme une plante arrachée, et je serais bien étonné si elle languissait longtemps.

En rentrant de ma promenade, je trouvai dans notre cour un homme de cinquante-cinq ans, grand, robuste et hâlé, vêtu d’une blouse bleue par-dessus l’uniforme des eaux et forêts, le carnier sur l’épaule et la trique à la main. C’est le brigadier Huber, une vieille connaissance à nous, un des hommes les meilleurs et les plus honnêtes que j’aie rencontrés en Alsace. À sa vue, mon cœur battit avec force, et je me sentis pâlir. C’est que le cas de cet homme est terrible : il a consenti à servir sous les Prussiens dans son ancien emploi. Il est de ceux qu’on nomme renégats et que le patriotisme alsacien flétrit sans pitié. Cependant, quand mes yeux rencontrèrent son regard triste et loyal, je me sentis plus ému de compassion que d’autre chose et je lui dis : « Entrez donc avec moi, mon pauvre Huber ! »

Il venait, disait-il, pour me remercier de quelques petits services, si anciens que j’en ai perdu toute mémoire, mais son vrai but était sans doute de confesser sa faute et de l’excuser à mes yeux.

« La population est sévère pour nous, me dit-il ; nous sommes bien mal vus, et cela semble dur à ceux qui, comme moi, jouissaient de quelque estime. Vous connaissez ma vie, puisque vous vous intéressez à moi et aux miens depuis longtemps. J’ai fait un congé dans l’armée et quelques campagnes en Afrique ; ensuite, on m’a nommé garde aux appointements de 450 francs, et c’est au bout de quinze ans que j’ai obtenu ma première augmentation. Lorsque vous êtes arrivé dans le pays, j’étais brigadier de seconde classe à 700 francs. Peu de temps avant l’invasion, j’ai gagné mon bâton de maréchal, c’est-à-dire la première classe de 800 francs. J’étais à l’aise. Jusque-là, il avait fallu des prodiges d’économie pour faire vivre une femme et sept enfants. Il m’en reste six, Dieu merci ! Ma fille aînée est morte au moment où elle commençait à se suffire. L’aîné des garçons, quoique faible et maladif, gagne à peu près son pain. Tout le reste est encore à ma charge. Grands et petits suivent l’école ou l’ont suivie assez pour recevoir une instruction moyenne : ils écrivent passablement le français et l’allemand. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si les malheurs de la patrie m’ont surpris sans un sou vaillant : c’est mon état normal, et le plus habile homme à ma place n’aurait pas mis cinq francs de côté. Le plus qu’on puisse demander à un père aussi bien loti de famille et aussi mal payé que je l’étais, c’est de ne point faire de dettes ; or je ne dois rien à personne.

« Les Prussiens sont venus. Un matin, on m’a demandé si, oui ou non, je voulais continuer mon service. On ne nous laissait pas le temps de la réflexion ; il fallait se résoudre au pied levé, et ceux qui disaient non étaient chassés à l’instant même. Qu’aurais-je fait ? Où serais-je allé ? Et comment nourrir tout ce monde à qui je dois le pain quotidien ? La France m’aurait employé, tôt ou tard, mais cela pouvait tardér quelque temps, car elle a moins de forêts qu’autrefois, et toutes les places sont occupées. Cinq ou six mois ne sont pas une affaire aux yeux de l’administration ; les messieurs des bureaux sont rarement pressés ; je vois beaucoup d’anciens fonctionnaires qui attendent encore le bon plaisir de Paris. Pour des malheureux comme nous, six mois de chômage, c’était la mort. Je suis donc descendu dans ma conscience, et je me suis demandé si les devoirs d’un citoyen étaient plus stricts que ceux d’un père. Seul, je me serais immolé sans regret, je n’ai pas eu le cœur de sacrifier mes enfants.

« — Mais ils seront Prussiens, vos enfants ! vous êtes un vieux soldat d’Afrique, vous avez eu l’honneur de servir sous le drapeau tricolore, et vous souffrirez que vos fils portent les armes contre la France ?

« — J’espère bien que non. Nous avons une année devant nous ; je n’ai prêté aucun serment ; le droit d’option m’appartient comme aux autres, on sera toujours libre d’émigrer. Mais je n’étais pas libre d’abandonner ma place le jour où l’on m’a mis le marché à la main. Si la plupart des gardes alsaciens ont pris le même parti que moi, soyez sûr qu’ils ne l’ont pas fait de gaieté de cœur. Les forestiers aiment la France, ils l’ont prouvé assez souvent ; au cours de cette funeste guerre, il y en a bien peu qui n’aient risqué leur vie dans des missions ingrates et obscures autant que périlleuses. Les mêmes hommes n’ont consenti à garder les forêts françaises pour le compte du gouvernement prussien que parce qu’ils étaient sans ressources et que la nécessité les tenait littéralement à la gorge.

« On dit que nous avons sacrifié notre devoir à un misérable intérêt. Mais ce calcul, si c’en était un, serait le plus stupide du monde. Nous avions un intérêt évident à rester Français. Moi qui vous parle, je touche à l’âge de la retraite. Avant trois ans, j’aurai le droit de faire régler la pension qui m’est due, puisque l’État me retient quelque chose à cet effet sur chaque mois de traitement. À qui m’adresserai-je, je vous prie : aux Prussiens ? Ils répondront qu’ils ne me doivent rien, car c’est le trésor français qui a encaissé mes retenues. Aux Français ? Ils diront que j’ai perdu mes droits à la retraite en acceptant du service chez l’ennemi. El l’on aura raison de part et d’autre. Et je savais à quoi je m’exposais le jour où j’ai dit oui. Mais je ne pouvais pas (aire autrement. C’est l’histoire du plat de lentilles. Les renégats de ma catégorie sont des hommes qui ont vendu leur héritage à vil prix un jour qu’ils avaient faim.[1] »

Il parla longtemps sur ce ton, avec beaucoup de chaleur et de force, et peut-être était-il de bonne foi. Je l’ai toujours connu sincère et profondément religieux. Toutefois, les raisons qu’il déduisit à la file ne dissipérent pas complétement son malaise, ni le mien. J’estimais que les pauvres petits fonctionnaires mal payés, sans épargnes, qui ont conservé comme lui leur gagne-pain chez le vainqueur sont plus dignes de pitié que de blâme, et pourtant, quelque effort que je fisse, je ne réussis pas à le voir avec mes yeux d’autrefois, et je lui dis adieu plus froidement que je n’aurais voulu moi-même.

Je n’ai pas pu, jusqu’à présent, me procurer le compte exact des gardes et brigadiers qui consentent à servir la Prusse. On parle de vingt ou trente, mais le chiffre est sans importance, parce qu’il ne comprend que des esclaves de la nécessité. Tous ces hommes ont été bons Français jusqu’au dernier jour. Ils sont venus spontanément s’offrir pour guides aux généraux ahuris de notre armée ; ils ont pris sur eux de barricader plusieurs routes, et si la marche des ennemis a été retardée de quelques heures, c’est par eux. Ils ont tendu la main aux francs-tireurs ; ils ont favorisé l’évasion des blessés convalescents et des conscrits qui ralliaient notre drapeau ; ils ont été, pendant plusieurs mois, les seuls agents de la poste française, et gratuitement, à grands risques, ils ont entretenu des communications presque régulières entre l’Alsace et la patrie. Enfin, il parait avéré qu’en conservant leur gagne-pain sous la domination du vainqueur, ils n’ont fait qu’obéir aux conseils paternels de leurs chefs, qui voyaient la difficulté de les replacer tous en France. Ajoutez qu’en dépit de tant de circonstances atténuantes, ces pauvres gens sont impitoyablement condamnés par l’opinion publique, et dites si l’Allemagne a lieu de célébrer cette conquête morale et cette annexion d’âmes.

Les officiers de ces humbles soldats formant l’état-major de la partie forestière, gardes généraux, sous-inspecteurs, inspecteurs et conservateurs, sont tous restés Français, sauf deux, un polisson nommé Gerdol et un Turckheim, parent du trop célèbre Durckheim de Montmartin, et entraîné par ses relations de famille.

Il ne faudrait pourtant pas que la France confondît dans une même réprobation les noms de Turckheim et de Durckheim. M. Durckheim de Montmartin, ancien préfet de Colmar et préfet des plus débraillés, puis inspecteur général aux télégraphes, a renié dans un écrit public la France, qu’il avait très-piètrement servie. Une ambition démesurée et des besoins qu’on dit insatiables le poussèrent à briguer, par ce scandale, les bonnes grâces de M. de Bismarck. Sa défection devait sembler d’autant plus méritoire aux Prussiens, que son fils aîné, un vaillant jeune homme, s’était fait tuer à Sedan.

Mais Durckheim de Montmartin, seigneur de Frœschwiller, n’a pas été coté au prix qu’il croyait valoir. Les vainqueurs ont payé sa noire trahison d’une plus noire ingratitude : on ne lui a offert qu’une sous-préfecture, et il perd sans compensation la retraite que la France s’apprêtait à lui liquider. Son parent, M. de Turckheim, sous-inspecteur des forêts, ne doit être confondu sous aucun prétexte avec les honorables Turckheim de Niederbronn, MM. Edouard et Rodolphe de Turckheim, membres de la grande famille de Dietrich, où tout le monde, sans exception, donne l’exemple du plus pur et du plus ardent patriotisme.

Parmi tant et tant d’hommes que le ministère des finances employait en Alsace, on ne cite que deux percepteurs qui aient passé à l’ennemi. J’en sais, j’en vois beaucoup qui ont repoussé des offres éblouissantes, et qui attendent stoïquement, dans un état voisin de la misère, que le gouvernement français veuille ou puisse les replacer.

Les professeurs de nos collèges communaux sont encore en grand nombre sur le pavé. Comme ils étaient payés douze ou quinze cents francs au bon temps, ils ne sauraient avoir de grosses économies devant eux. Aussi fatiguent-ils de leurs sollicitations le ministère de l’instruction publique, qui n’a pas le temps de répondre. Cependant, ils refusent de servir l’ennemi, et l’ennemi, qui veut à tout prix enrôler quelques Alsaciens pour la montre, est réduit à les prendre dans le rebut de la population. Il n’a pu ramasser qu’un seul professeur dans la boue de Saverne, c’est l’abbé Blaise. L’abbé Blaise, qu’on nomme abbé par dérision, est un fruit sec de séminaire, suspect de mœurs infâmes et manifestement adonné à l’ivrognerie : il mendiait deux sous pour aller boire. Cet affreux petit drôle n’est ni bachelier, ni pourvu du brevet d’instituteur primaire. Les Prussiens l’ont nommé professeur au collége, avec le traitement d’un principal. Le jour où cette nomination a paru dans la feuille officielle, la ville n’a poussé qu’un cri, mais le sous-préfet allemand a fait la sourde oreille.

Nous avons à Saverne un curé, un pasteur et un rabbin. De tout temps, ces trois prêtres ont vécu en bonne harmonie. Ils sont rivaux depuis un an, mais ils ne rivalisent que de patriotisme. C’est à qui se montrera meilleur Français.

Les quelques gros propriétaires que l’on citait ici, les Hoffmann, les Arth, les Seiler sont partis avec leurs enfants. L’aristocratie de la ville, réduite à sa plus simple expression, se compose des avocats et des officiers ministériels. Je n’en parlerai qu’en pesant tous les mots, car je touche au point délicat : c’est un peu là que le bât nous blesse. Le peuple et la bourgeoisie surveillent avec une certaine anxiété les moindres mouvements de ce petit monde qui gravite autour du tribunal.

Il faut dire d’abord que le patriotisme est moins facile aux officiers ministériels qu’aux autres citoyens de l’Alsace, parce qu’il peut leur coûter beaucoup plus cher.

Je n’ai pas besoin d’apprendre aux Français comment et à quel prix on devient officier ministériel en France. Ce qu’on ignore assez communément à Paris, c’est qu’en Prusse, un notaire et un avoué sont deux fonctionnaires nommés gratis par le roi. Les avoués et les notaires alsaciens, qui ont payé leur charge à beaux deniers comptants et qui souvent ne possèdent pas autre chose, seront probablement ruinés s’ils réclament la nationalité française. S’ils deviennent fonctionnaires prussiens, non-seulement on leur permet de continuer l’exercice de leur profession, à charge de rédiger les actes et les conclusions en allemand, mais M. de Bismarck pourra leur rembourser le prix de leurs charges, qui ne sont désormais plus transmissibles par voie de présentation. Je dis pourra, car le grand chancelier est maître absolu de leur sort. Il a dit au Reichstag qu’ayant été pour ainsi dire l’auteur de notre annexion, il se faisait un devoir d’assurer notre bonheur, et la Chambre, comme le roi, lui a donné carte blanche ; il est de fait, le vice-empereur de l’Alsace et de la Lorraine. Sur sa proposition, nos vainqueurs ont dit qu’il pourrait indemniser les officiers ministériels, qu’il pourrait autoriser pour trois ans l’usage de la langue française devant les tribunaux : c’est ainsi qu’on a placé les notaires, les avoués et les avocats eux-mêmes dans sa main.

Si l’on expropriait tout simplement les officiers ministériels, ils prendraient le prix de leurs charges et l’emporteraient en France : c’est ce qu’on ne veut pas. De même qu’à Strasbourg et dans les autres villes démolies par le canon Krupp, on indemnise les propriétaires quand ils ont rebâti leurs maisons, on n’indemnisera les notaires et les avoués que s’ils conservent leurs études au titre allemand, comme fonctionnaires prussiens.

Que feront-ils ? Et vous, lecteur imparlial, êtes-vous homme à dire au pied levé, sans réflexion, sans hésitation, ce que vous feriez à leur place ?

Voici, par exemple, un vieillard qui a travaillé quarante ans pour payer le prix de son étude, en élevant trois fils. L’aîné est juge en France ; le second, qui s’est bien battu sous les murs de Belfort, est percepteur en France ; le troisième est aide-major dans l’armée française. Ces trois jeunes gens gagnent strictement leur vie ; le père ne voudrait pas leur être à charge tant qu’il peut travailler lui-même. Exigez-vous qu’il abandonne, pour l’amour du pays, cette étude qui est son seul gagne-pain possible, son unique avoir et le fruit de toute une vie laborieuse ? S’il prenait un parti si héroïque, il serait un grand citoyen, la France lui rendrait hommage, mais elle ne lui rendrait que cela.

Si tous les officiers ministériels de l’Alsace et de la Lorraine refusaient l’investiture prussienne, s’ils optaient tous pour la nationalité française, s’ils renonçaient à toute indemnité, s’ils se ruinaient généreusement pour l’honneur du pays, ce serait l’idéal de la résistance, et l’idéal n’est pas de ce monde. C’est déjà beaucoup qu’un grand nombre de notaires et d’avoués aient pris et publié cette résolution admirable ; on ne peut pas compter qu’une règle surnaturelle ne rencontrera pas d’exception.

Nous ne sommes ici ni à Colmar, ni à Mulhouse, mais dans une petite ville déchue, où le moral des habitants n’a jamais dépassé certain niveau.

Si j’écrivais une œuvre d’imagination, j’aurais le droit de supprimer les demi-teintes et d’exposer en pleine lumière une Alsace sans tache, belle de tout point, partout égale à elle-même, rayonnante du plus pur éclat de la vertu. C’est la méthode antique. Les Grecs et les Romains la pratiquaient non-seulement dans leurs sculptures, mais dans leurs récits historiques, qui étaient aussi des œuvres d’art. Us éliminaient avec soin, et sans aucun scrupule, toutes les imperfections de détail qui pouvaient déparer un type de beauté physique ou morale. C’est ainsi qu’ils nous ont légué des portraits tellement supérieurs à la nature que, si on les prenait au sérieux, il faudrait nier le progrès et croire que l’humanité marche à reculons.

Ces procédés ne sont pas abandonnés depuis longtemps, même en France, et l’histoire de notre grande Révolution, telle que nous l’avons lue, est quelque peu renouvelée des Grecs et des Romains. Elle déguise en héros antiques, c’est-à-dire en demi-dieux, beaucoup d’hommes qui, vus de près, ne paraîtraient peut-être pas meilleurs que Ferré, Gaillard ou Régère. L’esprit de notre époque est plus exact, et je croirais manquer à mes lecteurs, si je ne faisais pas un travail de conscience rigoureuse et de vérité pure, au risque de laisser quelques taches dans le tableau.

Il s’en faut que les Alsaciens soient des hommes. tout d’une pièce. En présence de l’ennemi qui les observe et les juge concurremment avec nous, je dois avouer qu’ils ont du bon et du mauvais. Je n’ai pas entrepris de prouver par des sophismes d’avocat que tous les cultivateurs de nos campagnes et les bourgeois de nos petites villes étaient prêts à sacrifier aveuglément leurs biens et leurs vies pour l’amour de cette sainte abstraction qui s’appelle la patrie française.

Le paysan et le notaire assis devant leur poêle ne montrent ni le courage indomptable ni l’abnégation sublime dont leurs fils ont fait preuve hier encore, sous nos drapeaux, grâce à la discipline de l’armée et à l’entraînement de la lutte. Ils sont plus calmes, ils comptent, ils raisonnent, ils pèsent le pour et le contre et se tiennent en garde contre les accidents. Le martyre, et surtout le martyre à froid, ne les tente pas plus que les autres Français de leur classe et de leur éducation.

Ils savent au besoin tendre le dos si la tourmente est trop forte, sauf à se retourner et à faire tête dans un moment plus opportun. On les verra bien rarement entreprendre plus qu’ils ne peuvent, mais ils savent bien ce qu’ils veulent, et c’est beaucoup.

J’ai entendu de riches paysans déclarer qu’il donneraient la moitié de leurs biens pour rester citoyens français. Ce sentiment est noble ; il m’a touché, j’en conviens, mais n’ayant pas trouvé une occasion de le mettre à l’épreuve, je n’y crois que sous bénéfice d’inventaire. Ce qui me persuade bien autrement, c’est l’unanimité des bonnes gens qui me disent sans phrase, en secouant la tête : « Ça ne va pas bien ! » Je crois sans hésiter ceux qui se plaignent des réquisitions, des garnisaires, de la rapacité prussienne, des impôts aggravés, de la roideur des nouveaux fonctionnaires, de la grossièreté allemande ; ceux qui témoignent une répugnance invincible à voir leurs enfants sous le casque pointu, malmenés et rossés par un soudard puant.

Je crois ceux qui me disent : « Nous avons hier taquiné les Welches, qui valaient cent fois mieux que les Souabes. Quant aux Souabes, nous les ferons mourir à petit feu, sans nous donner beaucoup de mouvement. » Cette phrase dit tout en peu de mots ; elle exprime leur goût pour l’autonomie absolue, leur préférence pour les Français comparés aux Allemands, et leur confiance illimitée dans cette force d’inertie dont la nature les a doués.

Nous avons à deux pas de Saverne un hameau du nom d’Ottersthal. Triste commune, beaucoup d’ivrognes, pas mal de braconniers, des maraudeurs en foule, énormément de filles perdues. Le maire, ancien et nouveau, seul possible, est un grand vieillard sec et rude comme un fagot d’épines, honnête homme au demeurant. Il a donné bien du fil à retordre aux sous-préfets de l’empire français. La semaine dernière, un Savernois appelé pour affaire à la sous-préfecture se croise avec le maire d’Ottersthal, qui sortait roide, froid, impassible. Il entre et trouve le sous-préfet haletant, tout en nage, tordant ses mains comme un désespéré, et criant : « Ce maudit maire me fera mourir ; c’est la résistance faite homme. Et dire qu’il ne sait pas un seul mot de français ! »

Dans les villages bons et mauvais, dans les villes petites et grandes, ignorantes ou éclairées, les Alsaciens résisteront, je ne crains pas de le prédire, tant que l’annexion durera. Leur révolte sera le plus souvent passive, elle pourra mollir ici ou là, pour un temps, mais elle ne désarmera jamais. Elle a faibli un peu, cela s’explique assez, pendant les horreurs de la Commune, mais la victoire de M. Thiers a retrempé tous ses ressorts.

Les plus beaux caractères ont leurs jours de fatigue. N’avons-nous pas vu M. Küss, l’honorable vaillant maire de Strasbourg, assister au Te Deum allemand après la capitulation de la ville Le général von Werder l’avait invité à s’y rendre il craignit que son refus n’attirât quelques représailles sur ses administrés. C’était probablement une erreur, à coup sûr une faute. Strasbourg la lui pardonna, mais le digne homme ne se la pardonna point, il en mourut. Peut-être verra-t-on encore des citoyens également honnêtes et dévoués à la France se tromper comme lui, car le patriotisme alsacien n’est pas tout d’une pièce. Soyez sûrs qu’ils ne ploieront que pour se redresser avec force, et que le jeu de ces ressorts humains fatiguera nos ennemis.

J’ai parlé du danger qui menace nos officiers ministériels. C’est la ruine à courte échéance, ni plus ni moins. Ceux qui, l’année prochaine, à la fin de septembre, opteront pour la nationalité française, pourront être privés de leurs offices sans un centime d’indemnité. Il n’y en a pas un qui n’aspire à rester Français, mais beaucoup sont trop pauvres pour faire le sacrifice de leurs études, et les riches eux-mêmes, on le comprend, seraient charmés de ne rien perdre.

Leur première inspiration a été de tourner l’obstacle, sauf à l’aborder de front et à s’y briser en braves, si l’on ne peut faire autrement. Ils ont envoyé une députation à Versailles pour demander l’avis de l’autorité compétente : «  Qu’adviendrait-il de nous si nous restions en place jusqu’au payement de nos indemnités ? Si nous étions contraints d’accepter la nationalité allemande, quand et comment pourrions-nous redevenir Français ? Et si nous prêtions à Guillaume le serment qu’il exige des officiers ministériels, quelle serait la valeur de cet acte aux yeux du gouvernement français ? »

On raconte, mais je n’ai pu vérifier ce dire, que le ministre a tout permis, tout promis, déclaré que la France rendrait la qualité de citoyen à ceux qui l’auraient abdiquée pour éviter la ruine, et, qu’aussitôt rentrés dans le giron de la patrie, on les relèverait d’un serment extorqué. J’ai peine croire qu’un tel propos soit authentique de tout point. Si un gouvernement est toujours maître de naturaliser à nouveau ceux qui ont perdu le droit de cité sans méfaire, la question du serment est moins simple.

Je ne croirai jamais qu’un ministre ait le bras assez long pour déchirer à Versailles un contrat enregistré à la chancellerie de Berlin. Le droit de rendre une parole n’appartient qu’à celui qui l’a reçue. Les triumvirs de Tours, quoique grands fantaisistes et portés à gouverner pontificalement, se contentaient d’ouvrir leurs bras aux officiers parjures ; ils n’ont pas fait la simagrée de les délier de leur serment. On peut plaider que, dans l’espèce, nos officiers ministériels sont sous le coup d’une violence ; que la confiscation dont ils sont menacés est un acte de brigandage à main armée. N’importe : ce tripotage de conscience et d’intérêt ne sent pas bon. D’ailleurs, la ruse est éventée par des indiscrétions de toute sorte, et Bismarck le bien informé a dû se mettre en garde depuis longtemps. Comptez qu’il prendra ses mesures, et que s’il indemnise Pierre ou Paul, il le fera à bon escient. Le jour où la question sera posée sans ambages, on verra les grands côtés du caractère alsacien se dégager du brouillard qui les voile. Les notaires et les avoués qui ont d’autres moyens d’existence refuseront le serment, renonceront à l’indemnité, jetteront leurs charges à l’eau, et se retireront dans une médiocrité honnête et fière. Tout cela, posément, simplement, sans éclats, sans fanfaronnade : l’Est de la France est à mille lieues du Midi. Ceux qui seront contraints de passer sous les fourches caudines se soumettront avec dignité.

L’opinion publique fera la part des uns et des autres avec un bon sens qui l’honore : on plaindra ceux-ci, on redoublera d’estime pour ceux-là ; personne ne sera hué ni acclamé dans les rues. Cette race est pleine de sens ; elle admire les hommes qui luttent bravement contre le sort, elle n’accable pas ceux qui le subissent. Ce qu’elle exècre et flétrit sans pitié, c’est la bassesse active, le vil empressement des pleutres qui courent au-devant de la servitude pour en tirer quelque profit. Notre petite ville, qui est assurément une des moins héroïques de l’Alsace, ne sait pas mauvais gré aux officiers ministériels que le besoin va transformer en fonctionnaires prussiens ; mais elle flétrit ceux qui hantent, sans nécessité, le tribunal ou la sous-préfecture. Elle a montré une profonde émotion le jour où quelques plats valets, en minorité, Dieu merci, ont tenté vainement d’admettre au Casino la magistrature allemande. Et la population entière a hurlé d’indignation lorsque les filles du concierge, deux vénérables coquines qui avaient dévoué leur jeunesse aux plaisirs des magistrats français, ont enguirlandé les abords du tribunal en l’honneur de la Prusse.

Puisque je tiens Saverne et son tribunal, je ne les lâcherai pas que nous n’ayons éclairci la grosse affaire de la pétition. Une ville de 5, 400 âmes qui écrit à M. de Bismarck : « Nos origines, nos noms, nos mœurs, nos cœurs sont allemands » mérite de comparaître devant le tribunal de l’opinion publique. Nos ennemis ont exploité cet acte de faiblesse, les bons Français de l’Alsace en ont gémi, mais personne, que je sache, ne s’est encore donné la peine de l’analyser.

De même que les Français se distinguent des autres nations par l’acharnement avec lequel ils poursuivent et retiennent les fonctions publique on peut dire que le caractère le plus saillant d’une ville vraiment française est un désir immodéré d’obtenir, ou de conserver quelque institution publique entretenue aux frais de l’État. Homère appelle l’Océan le père des fleuves, sans ajouter qu’il est alimenté par les fleuves. Les Français considèrent le budget comme le père des revenus collectifs et privés, sans songer que cet océan prend sa source dans toutes les poches. Après le bonheur d’émarger, directement nous-mêmes, nous plaçons en première ligne la consolation de partager avec les heureux du budget, et de leur reprendre une partie de ce qu’ils ont touché. Voilà pourquoi les grandes villes se disputent les préfectures, les cours d’appel, les manufacture de l’État, les écoles nationales, tandis que les petites font des vœux pour obtenir un tribunal, s’enrichir d’une caserne, jouir d’une prison ! Une cité qui loge et nourrit un certain nombre de serviteurs publics regarde ses voisines de très-haut comme si elle-même était peu ou prou fonctionnaire. La grande jalousie de la province contre Paris s’explique pur le nombre des chefs de bureau que Paris accapare au détriment de la province.

La belle phrase des « cœurs et des mœurs » est donc au moins inexacte en un point. Les Savernois sont Français par les mœurs, puisqu’ils se sont cramponnés à leur tribunal avec une furie toute française. Nos maîtres de Berlin, qui cachent un certain fonds de malice sous leur couenne, avaient voulu tâter le moral du pays et se donner par surcroît le spectacle d’une émotion ridicule. Ils insinuèrent à petit bruit, par demi-mots, qu’il était question de transporter le tribunal à Sarre-Union, et la ville se crut perdue. Saverne, sans tribunal, n’était plus que l’ombre d’elle-même ; le dernier reflet de son antique splendeur allait s’éclipser pour toujours ; la ville des Rohan tombait au niveau de Wasselonne ou de Drulingen, les natifs de la rue de l’Oignon n’auraient plus dit, avec le légitime orgueil qui les caractérise : « Je suis moi-même de Saverne même. » Il fallait renverser le célèbre obélisque où l’on a marqué la distance de toutes les villes du monde, lorsque le nombril de la terre était évidemment la place du Château.

L’imminence et la grandeur du péril dictèrent une résolution désespérée. Le conseil municipal se réunit ; on parla d’adresser une pétition au chancelier, de soutenir énergiquement les droits de la ville. Si la pièce ne fut pas rédigée séance tenante, c’est que notre conseil, composé de fort honnêtes gens, compte plus d’aubergistes, de bouchers et de brasseurs que de journalistes : ce n’est pas le conseil municipal de Paris ! Tel membre qui jouit d’une légitime influence aurait besoin d’une demi-journée pour arrondir une phrase en bon français ; or c’est en allemand qu’on écrit à M. de Bismarck, et la difficulté n’en est que plus grande. Si la plupart des conseillers parlent couramment le patois, il n’y en a pas deux qui sachent le haut allemand, la langue officielle, savante et quelque peu pédante, qui seule a cours dans les bureaux de la chancellerie. Bon gré mal gré, il fallut ajourner une affaire si urgente, et déléguer la tâche à des hommes capables ; on ne vota que le principe de la pétition ; c’était beaucoup ; quand la ville le sut, elle se sentit déjà soulagée.

Les gens du peuple et les bourgeois, tous bons Français, se réjouissaient de dire son fait à M. de Bismarck, et de lui prouver que Saverne n’est pas ville à subir une injustice sans protester. Les habiles de la classe supérieure comptaient bien que le document serait conçu dans une forme très-courtoise. Les mots ne sont que des mots, pensaient-ils, tandis que les affaires sont les affaires. Tout le monde attendait la pétition avec impatience, non pour la discuter et la juger, mais pour la signer vite et parer le coup fatal s’il était temps encore.

Un petit avoué rachitique du nom de Fetter, gaillard sans préjugés, écrivit la pièce en français ; il y mit tout le feu d’un homme qui plaide pour son pain et qui se moque du reste. La traduction fut savamment élucubrée par l’archéologue Dagobert Fischer. Celui-là n’est ni avoué, ni avocat, il n’a pas d’enfants à nourrir, c’est un vieux garçon, bien partagé de la fortune, soigneux conservateur de son patrimoine et qui n’a besoin de rien pour lui-même. J’ai sous les yeux une lettre qu’il écrivait la semaine dernière ; il y professe les meilleurs sentiments pour la France, « que nous considérons toujours, dit-il, comme notre patrie. » Ce n’est pas le langage d’un renégat. Mais ce brave homme, qui n’est plus jeune, a germanisé toute sa vie ; il a respiré la poussière de nos archives, il s’en est imprégné, il se meut dans le moyen âge alsacien, comme un vieux poisson rouge dans un bocal d’eau croupie. Son archéologie et sa littérature, médiocrement appréciées dans nos pays, ont obtenu quelque ombre de succès dans quelque coin de l’Allemagne. Il n’est guère qu’un maniaque à Saverne, il est un demi-savant et une façon d’homme de lettres sur la rive droite du Rhin. De là ses demi-sympathies pour l’Allemagne et l’espèce de complaisance qu’il met dans ses rapports avec l’ennemi. En traduisant les basses flatteries du petit Fetter, peut-être a-t-il rêvé que les érudits de sa sorte sont comme des ponts vivants que la Providence a jetés d’une nation à l’autre. Peut-être aussi les soins du mot à mot, le tour des phrases, le choix des expressions classiques, la satisfaction de prouver aux messieurs de Berlin que le culte du beau langage n’est pas mort en Alsace, en un mot, la niaiserie du pédant lui a-t-elle fait oublier qu’il traduisait des platitudes et se rendait complice d’une infamie.

La pétition ainsi faite et traduite, il restait à escamoter les signatures des habitants. Cela n’était pas malaisé dans une ville où l’allemand classique est lettre close pour quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent. On s’adressa d’abord au maire, qui, voyant trois pages d’écriture indéchiffrable dans une langue qu’il sait fort mal, eut plus tôt fait de signer que de lire. Je reproduis l’explication qu’il m’a donnée lui-même : « Pour comprendre la pétition, m’a-t-il dit, j’aurais eu besoin de piocher trois heures à coups de dictionnaire, et malheureusement, j’étais pressé. »

Il paraît certain que l’urgence fut pour beaucoup dans le succès de cette étrange opération. L’appariteur chargé de recueillir les signatures courait de maison en maison : « Voici la pétition, disait-il, signez vite. C’est pour le tribunal, il n’y a pas de temps à perdre ; le paquet part ce soir à quatre heures. » On avait choisi à dessein le jeudi, jour de marché, ou personne n’est de loisir. Nos Alsaciens étaient intimidés, comme le maire, par la longueur du document, par l’écriture allemande, et par leur ignorance de la langue. La signature du maire rassura les conseillers municipaux : ils firent comme lui ; et toute la ville emboîta le pas derrière ses élus. Quelques femmes signèrent, à la bonne franquette, pour leurs maris absents : c’est un peu l’usage. Plusieurs Welches de mes amis, qui s’apprêtaient à quitter l’Alsace, signèrent pour faire nombre, et pour donner un dernier témoignage de sympathie à la ville.

La chose avait marché sans un seul choc jusqu’à trois heures et demie, lorsqu’un honnête industriel, qui sait l’allemand, voulut lire avant de signer : « Mais c’est une infamie ! » s’écria-t-il à la dernière page. Il jeta l’appariteur à la porte, courut chez ses amis, leur ouvrit les yeux, donna l’éveil, et mit toute la population sur pied. On s’émut, on cria ; chacun voulut reprendre sa signature. Trop tard ! la pétition roulait déjà sur la route de Berlin.

Que faire alors ? rédiger une contre-pétition ? se démentir du jour au lendemain ? écrire au chancelier : « Nos origines, nos mœurs, nos cœurs sont français ? » C’était provoquer la colère de M. de Bismarck ; c’était envoyer le tribunal de Saverne à Sarre-Union par la poste. Les résolutions extrêmes ne sont ni dans les goûts ni dans les habitudes de l’Alsace. On se consola en disant : « Nos signatures ont été surprises ; si M. de Bismarck s’imagine que nous avons le cœur allemand, il se trompe, et nous avons du temps devant nous pour lui prouver le contraire. » Le fait est que la ville n’a jamais fait moins d’accueil aux Allemands que depuis cette malencontreuse et sotte pétition. On se venge sur eux de la sottise qu’ils ont fait commettre. Et l’on garde le tribunal !

Le lecteur me pardonnera d’entrer si avant dans le détail de cet épisode. Je devais insister, car c’est le seul acte de défection collective qui se soit produit, en un an, dans toute l’Alsace, et il fallait l’étudier de près pour le réduire à ses justes proportions.

Quant aux trahisons isolées qui sont le fait d’un seul individu, on n’en a vu que deux à Saverne. encore la plus coupable vient-elle d’un Allemand établi dans le pays. Cet homme a fait son métier d’Allemand ; ses compatriotes l’ont payé : il se promène la tête haute en compagnie des gendarmes prussiens, mais rien ne prouve qu’il ne recevra pas un jour, à la brune, quelque ample volée de bois vert. Ces corrections tombent du ciel à ceux qui les méritent, on en cite quelques exemples çà et là.

Il y a des mauvais drôles partout. Un misérable a livré pour trois cigares les canons de la Petite-Pierre (Lichtenstein), que nos soldats avaient pris soin d’enterrer. Un autre a vendu à l’ennemi les conduites d’eau qui alimentaient la place de Phalsbourg. Mais ces petites infamies ne sauraient étonner les Parisiens : ils en ont vu tant d’autres pendant le siège ! L’essentiel est que la masse des populations soit saine, loyale et française, et je l’ai trouvée telle à Saverne, aussi bien que dans les grandes villes de Strasbourg, de Colmar et de Mulhouse, où je vous conduirai dès demain.

  1. Ce raisonnement est faux ; les pensions des renégats seront servies par la Prusse.