Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/10

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LÉOPOLD COLLIN, Libraire (3p. 1-70).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE X.



Sir Claypole et sa femme s’étaient unis par inclination plus que par les intérêts, qui, pour le malheur social, règlent souvent le destin des époux. À cet amour qui, au printemps de la vie, occupe exclusivement les âmes innocentes, avait succédé avec l’âge ce sentiment composé, si l’on ose s’exprimer ainsi, sentiment moins ardent que l’amour, plus vif que l’amitié, tenant de l’un et de l’autre, et ne pouvant plus se remplacer. Un fils était leur seule espérance ; tous deux l’avaient élevé, tous deux s’étaient disputé le soin de l’instruire et de lui donner l’exemple des vertus. L’amour filial était le prix de l’amour paternel, et sir Henry ne respirait que pour son père et sa tendre mère. Son union avec Amélia était l’objet de leurs vœux comme des siens, car Fenny Claypole avait voué à cette aimable fille un attachement maternel. Sarah imprudemment éloignée de chez milady Falcombridge, avait été se réfugier chez mistriss Claypole, et n’avait gardé, comme de raison, aucun des secrets qu’Amélia l’aurait empêchée de révéler. Fenny connaissait donc la haine de sa sœur pour la jeune Caroline ; Sarah en avait assigné la cause ; Sarah était persuadée que Charles Goring était dans sa fuite le compagnon de miss Caroline, et la rectitude des principes de Fenny Claypole ne pouvait souffrir une injustice qui pesait à la fois sur sa chère Amélia et sur une infortunée qu’elle aimait. Peut-être un peu d’antipathie entre elle et sa sœur, et le ressentiment d’une conduite qu’elle ne pouvait excuser, l’animait aussi en faveur de ces jeunes gens ; enfin, elle avait conçu le projet de leur être utile. Elle engagea donc sir Claypole à faire un voyage chez le vieux Law, et à prendre des informations sur Caroline et Déborah. Malgré les soins d’Adélina, Amélia avait eu le temps de confier à Sarah le dépôt qu’elle tenait de lady Goring, et qui prouvait au moins que les parents de Caroline étaient nés dans la splendeur ; car il n’était pas probable que ces effets trouvés dans la cassette de M. Melvil, n’appartinssent pas à sa pupille, puisqu’il lui avait dit que ce coffret renfermait son bien. Sarah les avait confiés à Fenny par ordre de sa maîtresse, et du moins là, ils étaient en sûreté.

C’était l’apparition de mistriss Claypole, chez milord Falcombridge, qui avait engagé Milady à retourner à Londres au lieu de suivre sa belle-fille à Édimbourg. Elle ne doutait plus que Sarah n’eût parlé, et une fois Amélia séquestrée pour un temps, il lui importait de veiller sur sa sœur, et de rompre les mesures qu’elle pourrait prendre en faveur de Caroline. Elle préférait même enfermer Sarah près de sa maîtresse, et son dessein était de lui donner pour surveillante mistriss Madely, sa confidente, afin de captiver l’esprit actif de cette fille, et d’entraver les ressources que fournissent par fois et la jeunesse et les grâces, et cette irréflexion qui déconcerte les projets des gens âgés, par cela même qu’ils ne peuvent prévoir ce qu’elle enfante d’audacieux. En conséquence, elle avait ordonné au commandant de faire demeurer cette femme au château d’Édimbourg, sous un prétexte de décence et de régularité de mœurs.

Elle arriva donc à Londres dans un état de langueur et d’affliction dont son mari fut effrayé ; on la mit au lit, on appela des médecins, elle ne se rétablit que par degrés, et ne vit son père que pour l’irriter de plus en plus contre Caroline, et lui arracher l’ordre de la faire chercher dans toute l’Angleterre, et de la traduire dans les prisons les plus voisines du lieu où elle serait arrêtée. Bientôt on apprit l’incendie du village par où lady Amélia venait de passer. On sut qu’elle avait été très-effrayée d’un assassinat commis en sa présence ; qu’elle avait donné des secours qui avaient fait bénir son nom ; enfin, qu’elle en était partie, et l’on eut la certitude qu’elle était arrivée au lieu de sa destination.

Milady curieuse de savoir quels étaient les projets de sa sœur, alla la voir à sa maison de campagne qu’elle habitait toujours. Mais Fenny, sans être dissimulée, était assez prudente pour ne pas dévoiler des secrets ; milady parla beaucoup de ce village consumé par le feu, de cette femme assassinée, et appuya sur l’idée qu’elle avait allumé l’incendie. Fenny ne répondit point, et quant à l’absence de sir Claypole, elle l’attribua seulement aux intérêts d’Amélia, et si naturellement, que Milady crut qu’elle avait abandonné toutes recherches sur une fille, qu’après tout, elle ne connaissait pas, et qui ne pouvait l’intéresser.

Cependant, sir Claypole était arrivé chez le prince de la musique ; il avait trouvé le vieillard instruit du désastre arrivé à Héales ; le crime commis sur sa Déborah, l’avait pénétré de tristesse, il n’était pas en bonne santé. Nul n’avait pu donner aucune lumière ni sur l’auteur de l’incendie, ni sur celui de l’assassinat, quoiqu’on fût convaincu que c’était une seule et même personne ; quoiqu’on fût à peu près certain que le feu avait été mis à la maison du sergent, ce qui était trop bien d’accord avec le vol qui avait été fait auparavant, et l’enlèvement de Caroline, qui était certainement dans cette maison, puisque Déborah s’y trouvait. La lettre d’Amélia avait été reçue par cette femme, et aussitôt elle s’était mise en marche pour trouver Caroline. Sir Claypole demanda quel intérêt elle prenait à cette jeune fille. — Elle a été impénétrable, même avec moi, répondit Law, mais elle m’a dit en partant d’ici, qu’elle périrait ou qu’elle la sauverait. Pauvre Déborah ! elle ne l’a point sauvée, et la nuit du tombeau enferme son secret avec elle. Encore si j’avais avec moi mon cher Cowlay ! il célébrerait sa mort ; moi, je la chanterais, et ma douleur pourrait ainsi s’épancher dans le sein des arts et d’un ami. Claypole ne prenait à Caroline qu’un intérêt secondaire, celui d’Amélia l’occupait tout entier. Il demanda au vieillard s’il avait vu la lettre qu’elle écrivait à son amie. — Oui, et c’est sur cette lettre que j’ai permis à Déborah de me quitter. — Mais, qui la lui a remise ? — Elle l’avait écrite en arrivant à Londres, pendant le sommeil de sa belle-mère. Sa femme de chambre trouva un villageois, notre voisin, qui, étant allé à la ville pour affaire, se chargea de la lettre, et l’apporta ici. — Claypole comprit difficilement comment un paysan des hameaux voisins de la maison de Law, se trouvait à Londres, comment Sarah avait pu le découvrir dans cette ville pour une commission de cette nature, dont on est ordinairement pressé de se défaire ; il était d’autant plus surpris, que Sarah lui avait avoué qu’elle avait donné la lettre à un jeune homme dont elle était parente, et qui lui avait promis de la porter lui-même. — » Ce fut un paysan qui la remit à Déborah, et ce ne fut pas sans peine qu’il en vint à bout, car elle était obsédée par un valet de milady Falcombridge, qui a demeuré ici plus long-temps qu’il n’aurait dû, parce que l’un de ses camarades avait eu le bras cassé par des voleurs dans le parc du château de Rochester, et qu’il se fit rapporter dans ma maison où l’autre demeura pour le soigner. »

Ils partirent tous deux avant Déborah, qui avait eu besoin de prendre des informations secrètes sur la route qu’elle aurait à tenir. — Comment cette lettre se trouve-t-elle dans les mains du protecteur ? — Je l’ignore. — Vous avez vu qu’Amélia savait que Caroline n’était pas seule. — Oui. — Et ce jeune homme avec qui elle était ? — On dit que c’est le malheureux prince, fils de Charles Ier. — Le croyez-vous, M. Law ? — Je ne sais que ce qui circule dans le public ; moi, jadis dévoué au père qui attachait un grand prix à mes talents, je ne pourrais, sans danger, témoigner de l’intérêt pour le fils : on m’a enlevé Cowlay sur de simples soupçons. Ce qu’il y a de certain, c’est que Charles Stuart est passé en France, et l’on assure qu’une jeune fille déguisée en homme l’a suivi jusqu’au vaisseau. Charles Stuart, suivant les rapports vulgaires, a résidé à Héales, et c’est sans doute à Héales que Caroline vient d’être enlevée. — Vous ignorez la route qu’ont prise les valets de milady Falcombridge ? — Ils sont retournés à Londres, du moins tel était leur dessein. — Grand Dieu ! se pourrait-il que lady Amélia !… Elle, trahir les intérêts de sa famille ! Law ne répondit rien. Dans ses opinions, Caroline avait bien fait de secourir Charles II, et Amélia ne lui paraissait pas fort coupable ; mais ce qu’il ne concevait pas plus que sir Claypole, c’était la lettre qui se trouvait former un chef d’accusation auquel on ne pouvait opposer que la substitution de nom et de personne, alléguée par Lady Amélia. D’un autre côté, le dépôt des diamants qui formaient un autre chef d’accusation contre Caroline, se serait trouvé expliqué à peu près, par le vol dont on se plaignait à Héales, si les temps s’étaient rapportés. Au milieu de tant d’incertitudes, sir Claypole quitta le musicien de Charles Ier, beaucoup plus incertain qu’avant de l’avoir vu, ou plutôt presque convaincu, qu’il fallait abandonner une cause qu’on ne pouvait défendre avec succès.

En arrivant à sa maison près de Londres, il apprit par la trop sensible Fenny, que l’on ne doutait plus que Caroline et Amélia se fussent entendues pour faciliter le départ de Charles II. Les espions du gouvernement avaient intercepté une lettre de ce prince à sir Francis Windham, par laquelle il parlait des obligations qu’il avait à Carolinę, des vœux qu’il faisait pour qu’on la retrouvât, et le priait, lui et le peu d’amis qu’il avait laissés en Angleterre, de la faire passer à Fécamp, où il l’avait recommandée à un négociant chargé par lui de l’envoyer à la reine sa mère.

Le mystère était donc éclairci, et la seule Adélina osait révoquer en doute la trahison de sa belle-fille ; Fenny Claypole était désespérée, d’autant plus que Crumwell venait de lui faire défendre de penser désormais à unir le sort de son petit-fils Henry, à celui d’une fille qui, par grâce singulière de sa part, ne pouvait s’attendre qu’à finir ses jours dans la prison où elle était confinée.

Milady était désespérée ; ne pouvant douter des soins qu’avait rendus Caroline à Charles II, ne pouvant croire à la complicité d’Amélia, et ne pouvant refuser sa confiance aux rapports du seul de ses agents qui lui restât, elle crut que Charles Goring était aussi compagnon de la fuite du roi, et que c’était pour le suivre que Caroline se trouvait attachée à ce parti. Le soin de sa vengeance n’en était pas moins actif, sa haine s’accroissait en proportion de ce que lui coûtait cette innocente fille ; elle l’accusait de la perte d’Amélia, du sort déplorable d’une jeune personne privée de sa liberté à l’aurore de sa vie, sans que nul moyen pût s’offrir pour la lui rendre ; Caroline portait tout le poids des maux que l’insensée avait elle-même attirés sur la bienfaisante amie des deux jeunes gens. Milady avait à supporter les chagrins de son mari et les siens. Milord Falcombridge aimait tendrement sa fille, il aimait aussi le jeune Henry ; il ne partageait pas la haine de sa femme contre Caroline ; car la conduite de cette fille, son attachement pour le prince, quelle qu’en fût la cause, n’étaient pas des objets intéressants pour lui ; et la seule chose qui l’inquiétât, c’était la part que sa fille avait prise à la fuite du roi, sans même en être sollicitée, car sa lettre prouvait que l’on ne s’était pas adressé à elle, et que c’était d’elle-même, qu’elle avait couru au-devant du fugitif. Cependant Milady ne cessant de l’aigrir contre sa victime, vint à bout d’en faire un persécuteur et d’engager Crumwell à faire plus d’attention qu’il ne l’aurait dû à un être sans consistance et dont la faiblesse ne pouvait pas, selon lui-même, avoir eu beaucoup d’influence sur le départ de Charles Stuart. Politiquement parlant, Caroline était nulle ; Amélia, fille de gendre de Crumwell, était d’une autre importance ; mais il est facile d’étendre les soupçons, et l’âme du protecteur n’était pas assez grande pour limiter ses précautions.

Il avait donné l’ordre d’arrêter Caroline ; Milord Falcombridge, pressé par son épouse, lui remit un jour le signalement de cette infortunée. Soudain il fut envoyé à tous les lieutenants de province, à tous les gouverneurs des châteaux forts, au général Monk, et aux autres capitaines. Caroline fut entourée d’ennemis intéressés à obéir et à plaire au chef de l’état. Quel mouvement contre une fille qui, s’ignorant elle-même, devait confier le repos de sa vie à l’obscurité de sa naissance et de sa fortune !

Ce qui avait engagé milady Falcombridge à prendre tant de précautions contre elle, c’était l’arrivée de son agent Will ; elle se croyait bien certaine que Charles Goring avait d’abord blessé l’autre dans le parc du lord Wilmot, et qu’il l’avait tué dans la chaumière du paysan ; elle avait appris que cet homme était porteur de la lettre d’Amélia. Tous deux l’avaient surprise à celui qui en était chargé ; mais Déborah ne l’avait point reçue. Ils avaient cru devoir retenir dans leurs mains une partie de l’argent et la lettre qui en faisait mention ; ils avaient contrefait l’écriture de lady Amélia, et remis la copie à la Galloise, afin de l’attirer hors de la maison de Law ; Will avait reçu des informations secrètes sur la route qu’avaient prise Caroline et celui qu’il croyait être Charles Goring ; il fit marcher son compagnon sur leurs traces, tandis que lui-même s’attacha aux pas de Déborah, qui, marchant au hasard, fut moins prompte a trouver celle qu’elle cherchait. Il avait appris que son camarade avait été tué dans la chaumière, par le même homme qui l’avait blessé ; il s’était muni de la lettre et du portefeuille pour les remettre aux mains de milady Falcombridge, et ne pouvait deviner comment la lettre était parvenue en celles du protecteur. Quant aux diamants, il s’en était emparé à Heales chez le sergeant Hydes, et n’osant les conserver sur lui, il les avait déposer à Salisbury chez un officier de justice ; celui-ci, sans doute saisi de la même crainte, les avait remis en d’autres mains, et il n’avait pu s’en informer avant de fuir. Le jour de l’incendie, il avait enlevé Caroline de la maison du sergent, et l’avait mise en lieu sûr ; mais comme il revenait s’emparer aussi de Déborah, il l’avait trouvée près d’une voiture dans laquelle, à son grand étonnement, il avait reconnu lady Amélia. Déborah sans doute allait aussi la reconnaître, lui parler, faire réclamer la jeune fille, et dans cette extrémité, il n’avait vu d’autre expédient que de lui ôter la vie. Amélia troublée, prête à s’évanouir, environnée d’une foule nombreuse, ne l’avait pas reconnue. Effrayé lui-même lorsque sir Henry donna l’ordre de l’arrêter, poursuivi par les habitants et les troupes, il n’avait dû son salut qu’à sa fuite précipitée. Mais comme il lui paraissait impossible qu’on découvrît le lieu où il avait enfermé Caroline mourante de frayeur, il assura Milady qu’elle était délivrée d’elle et de Déborah. Ces services importants lui donnaient le droit de réclamer la récompense qui d’ordinaire en est le prix. Mais Adélina ne se croyait sûre que de la mort de la Galloise, et quant à Caroline, elle pouvait être encore vivante. Elle se contenta donc de donner une partie de cet or, au poids duquel on mesure les crimes, et remit le complément de ses promesses au temps où elle serait assurée de n’avoir plus à craindre la présence de Caroline. Elle se montra même sévère aux yeux de son complice ; elle osa dire que le meurtre et l’incendie n’avaient pas été ordonnés par elle ; qu’elle ne voulait que s’assurer de la liberté de Déborah, jusques au moment où elle aurait privé Caroline des secours qu’elle pouvait lui fournir ; qu’on l’avait mal servie, et qu’elle ne pouvait approuver un tel excès d’inhumanité.

« Vous avez toujours passé mes ordres, lui dit-elle, et sans jamais remplir mes intentions. Me délivrer de cette fille était le but de vos efforts ; vous avez fait plus qu’il ne fallait mille fois, et peut-être elle vit encore. Je suis bien malheureuse de n’avoir à mon service que des gens aussi maladroits ! Will fut déconcerté de ce langage, il s’était attendu à des récompenses, à son mariage avec Madely, promis depuis long-temps, et il trouvait Madely enfermée au château d’Édimbourg : milady très-irritée et déterminée à ne point livrer les sommes promises. Mais réfléchissant que si une pareille femme venait à le craindre, elle pouvait le perdre, il sut feindre comme elle des regrets que ni l’un ni l’autre n’éprouvaient, et demanda des pardons qu’on n’accorda qu’aux conditions qu’il repartirait immédiatement pour s’assurer du sort de Caroline.

Adélina jouissait cependant de prévoir que cette infortunée ne pouvait avoir échappé à une mort funeste que pour tomber entre les mains de Crumwel irrité ; le silence qui régna quelque temps sur sa destinée lui fit espérer qu’elle en était tout à fait délivrée. Il ne lui restait plus qu’un seul désir et un seul objet d’inquiétude, c’était de se venger de Charles Goring et de savoir jusqu’à quel point Caroline leur était connue, à quelle famille ils attribuaient son origine, et qui elle pouvait avoir à redouter dans la suite, si l’on découvrait qu’elle l’eût poursuivie avec acharnement. Crumwel était heureux et puissant, il donnait des lois à l’Angleterre, il la faisait respecter au-dehors ; il était prêt à punir les Hollandais des secours qu’ils avaient donnés au parti de Charles Ier et de son fils ; le Régent de France envoyait une ambassade auprès de lui ; pendant sa vie, milady Falcombridge pouvait se croire en droit d’abuser de son pouvoir ; mais sa santé chancelante, usée par les travaux, les fatigues et les inquiétudes que lui avait coûtés sa grandeur, pouvait faire craindre à sa fille le moment où il faudrait rendre compte à tout autre qu’à un père. Elle résolut donc d’envoyer son agent en France s’informer du lien où résidait mistriss Belmour ; elle le fit venir de nouveau à Londres, lui promit beaucoup s’il lui rendait bon compte de sa commission, et le fit partir.

Cependant Amélia avait été remise entre les mains du gouverneur du château d’Édimbourg. L’officier qui l’avait conduite rendit témoignage de sa docilité, de sa résignation, et le gouverneur lui témoigna des égards. Elle fut logée commodément, on lui accorda toutes les douceurs qui peuvent adoucir le séjour d’une prison ; on lui permit des livres, des instruments de musique, du crayon, des pinceaux, car elle savait peindre, et le gouverneur lui présentait tous les jours des fleurs rares qu’elle pouvait tracer sur la toile. Les attentions augmentèrent encore, quand elle eut reçu la visite du général Monk qui voulut la voir. Amélia lui raconta l’événement qui l’avait confinée dans une prison ; elle le fit avec franchise ; quant à ce qui la regardait, elle n’avait rien à cacher. Dans son récit, elle ne ménagea que sa belle-mère, qu’elle peignit comme trompée par de faux rapports ; elle parla de Caroline avec toute l’éloquence d’une sincère amitié : l’éloquence d’une belle personne de vingt ans est ordinairement si persuasive !

Monk cependant, plus dissimulé que Crumwel, ne laissait pas échapper une parole, un geste, un regard qui pût dévoiler sa pensée. Crumwel voulait persuader ce qui n’était pas, Monk voulait cacher tout ce qui était ; il écouta le plaidoyer d’Amélia, mais rien ne fit connaître l’impression qu’il en recevait ; il ne s’occupa que de recommander au gouverneur d’avoir pour elle des égards recherchés : du reste, il ne lui promit aucun service auprès du protecteur, ne la flatta d’aucune espérance, et la laissa dans cette situation, où l’on n’est ni satisfait ni mécontent d’un homme duquel on peut espérer ou craindre. Il se proposait de quitter bientôt l’Écosse, presque entièrement pacifiée ; et comme on croyait son retour plus prompt qu’il ne le fut en effet, sir Henry Claypole l’attendait pour joindre sa troupe à celles qu’il ramenait à Londres. Le lendemain de l’incendie, il reçut l’ordre d’avancer du côté de Worcester, où se ferait la jonction des différents corps. Henry se prépara au départ et ne laissa à son détachement que le temps de prendre du repos après une nuit aussi fatigante. Les soldats n’ayant plus de logement chez les habitants du bourg, s’étaient jetés dans les ruines de l’abbaye ; les corridors, autrefois la demeure des silencieux cénobites, retentissaient du bruit des armes et des chants de guerre ; le feu pétillait dans un seul foyer capable de le contenir encore, et quelques curieux parcouraient les restes de cet antique et triste édifice ; il ne restait de vestiges d’un jardin que des pins, dont la sombre verdure ajoutait à l’aspect lugubre des murs dégradés et des débris qui couvraient l’enclos, jadis peuplé sans doute d’arbres fruitiers, de plantes potagères et de fleurs aimables. Plongé dans une profonde mélancolie, Henry, assis sur une pierre détachée depuis peu d’une des hautes tours, pensait à son Amélia, à Caroline, à l’étrange accusation qui pesait sur toutes deux ; on sait ce qu’est l’amour au premier âge, et sans doute il regrettait avec amertume que le soin d’une étrangère eût entraîné son amie dans un malheur semblable ; mais il se rappelait aussi qu’Amélia, plongée dans cette infortune, n’avait pas montré de ressentiments, qu’elle avait au contraire recommandé Caroline au ministre du lieu. Il communiquait ses réflexions à un jeune enseigne, son proche parent, auquel il pouvait confier ses chagrins ; et quoiqu’il fût naturel d’en vouloir à cette fille, qui semblait avoir quitté Barclay pour s’attacher à Charles Stuart, il promettait de n’épargner rien pour obéir aux désirs de la bienfaisante Amélia. Il y avait une demi-heure qu’ils conversaient ensemble, et que le bruit des militaires, leurs clameurs, leurs chants bizarres et leurs entretiens bruyants leur laissaient à peine entendre ce qu’ils se disaient, quand le silence succéda au tumulte ; c’était le moment du repas. Alors Henry crut entendre des gémissements : il se lève, il écoute ; son chien, couché à ses pieds, dresse les oreilles, et courant autour des murs, s’approche d’une ouverture excessivement étroite, flaire, remue la queue en signe de joie, tourne autour de cette fente, traversée par des barreaux de fer, et gratte la terre comme pour s’ouvrir un passage. C’était un chien de chasse qui avait appartenu à lady Amélia ; elle l’aimait beaucoup, elle le lui avait donné lorsqu’il avait quitté avec Crumwel le château de l’hermitage. Qu’on juge s’il était cher a sir Henry ! Il crut que l’animal avait senti quelque pièce de gibier réfugiée dans quelque trou, et craignant qu’il ne se blessât, il le rappèle. Le chien revient, s’asseoit devant lui et se met à hurler ; sir Henry se lève une seconde fois, le chien le regarde et court de nouveau au même endroit, il revient sur ses pas, le regarde encore, retourne à son poste, aboie et gratte encore avec tant d’empressement que la terre cède ; une pierre se détache et roule dans une cave profonde. À ce bruit succède un cri d’effroi ; Henry, certain qu’une créature humaine est renfermée dans ce lieu souterrain : « Cherchons, dit-il à son jeune ami, et tâchons d’être seuls. » Ils tournent l’un et l’autre autour du bâtiment ; ils entrent dans une chambre spacieuse, qui, par la disposition du lieu, leur paraît avoir été une cuisine ; une porte se présente dans un enfoncement, mais elle est fermée, elle est traversée par des barres de fer, et il semble difficile de la forcer. Cependant, comme depuis le règne d’Henry VIII, les planches, quoique épaisses, avaient souffert de l’humidité, elles cédèrent aux efforts d’un homme robuste qu’Henry fut contraint d’appeler à son aide ; avec un levier, on parvint à faire sortir la porte de ses gonds, et la serrure se brisa. Pendant ce temps, le chien trépignait d’impatience, et dès qu’il put passer, il se précipita dans un escalier assez profond. — Quand on y fut descendu après lui, on le trouva léchant le visage et la main d’un jeune homme étendu à terre, et n’ayant de connaissance que ce qu’il en fallait pour repousser faiblement des caresses peu précautionnées. Les trois libérateurs l’emportèrent et lui firent respirer un air plus pur ; ses cheveux lui couvraient presque le visage ; Henry les écarte pour lui présenter des sels ; il tressaille, jète un regard sur son ami et se tait. Le jeune homme ouvre un œil appesanti, le fixe sur lui, et par le même sentiment de discrétion qui tient à sa sûreté, il lève les mains au ciel, les joint ensuite, et garde le silence. Henry lui fait apporter du vin, il en avale un peu, et ses forces renaissent. Mais que faire de lui ? Comment l’exposer aux regards d’une soldatesque désœuvrée, curieuse et peu discrète ! Le jeune enseigne avait compris le regard de son capitaine ; d’ailleurs il était clair que le chien reconnaissait bien cette personne, qu’en effet il avait vue plusieurs fois et qui souvent l’avait gardé quelque jours. Il emmena le soldat dont on avait eu besoin, et lui recommanda la discrétion. Cet homme était né en France de parents anglais et n’était revenu que vers l’âge de douze ans en Angleterre. Il tenait de son pays natal beaucoup de vivacité, d’intelligence et d’empressement à servir l’humanité. Il avait des parents âgés proche du lieu où l’on était campé ; il offrit d’y conduire le jeune homme, si Henry pouvait lui obtenir un congé de quelques heures, sous un prétexte de santé. Pendant ce temps, Henry était demeuré seul auprès de celui qu’il avait si heureusement délivré à l’aide de son chien. On sent que c’est la malheureuse Caroline. Dès qu’elle n’eut que lui pour témoin : « Est-ce vous, lui dit-elle, à qui je dois la vie ? — Est-ce vous, Caroline, répondit-il, à qui je l’ai sauvée ? Et comment vous trouvez-vous ici ? — On m’y a portée lorsque la maison du sergent Hydes a été en feu ; sous le prétexte de me sauver, un malheureux, qui sans doute voulait ma mort, m’a enfermée dans ce lieu souterrain et m’y a laissée sans pitié. Sans vous, la terreur et la faim auraient terminé mes jours. — Savez-vous que le village est entièrement consumé ? — Consumé, dites-vous !… Eh ! qu’est devenue Déborah ? — Henry garda le silence, Caroline l’entendit et versa d’abondantes larmes… Elle n’est plus !… s’écria-t-elle… Grand Dieu ! que vais-je devenir. Pauvre Déborah ! vos montagnes étaient le seul asile qui me fût désormais offert. — Henry aima mieux lui laisser croire qu’elle avait péri dans les flammes, que d’arrêter sa pensée sur l’image de cette femme assassinée sans doute à cause d’elle. Bientôt il lui parla d’Amélia. — Surcroît de maux, reprit vivement Caroline… — Quoi ! il faut encore que je coûte la liberté à ma bienfaitrice !… Ô lady Amélia !… Que puis-je donc faire pour vous ? Que n’ai-je péri dans ce tombeau où l’on m’avait plongée vivante !… Que n’ai-je péri plutôt encore avec M. Melvil ! Éloignez vous de moi, sir Henry ; je traîne à ma suite le malheur qui m’accable ; laissez-moi seule et sans secours… — Moi ! s’écria Henry, non jamais ! vous souffrez, Caroline, et vous êtes chère à lady Amélia ! » Caroline ne répondit que par des larmes. Il en vint enfin à lui faire des questions sur Charles Stuart. Oui, lui dit-elle ; c’est avec ce prince qu’on m’a rencontrée ; c’est à lui que j’ai rendu des soins ; c’est avec lui que j’ai partagé les bienfaits d’Amélia. Cet homme était malheureux ; mes faibles services ont pu lui être utiles, ce n’est pas du roi d’Angleterre que j’ai eu pitié ; c’est d’un homme souffrant comme moi, errant comme moi, et j’ai dû passer en France avec lui. Si l’on regarde cet acte d’humanité comme une trahison envers le gouvernement, on se trompe ; nul autre intérêt ne m’a guidée ; je n’espérais de lui que de retrouver sous un autre ciel mes amis, mes protecteurs, mon époux et sa mère, et j’ai couru avec lui plus de dangers que je n’aurais pu en courir seule. « Henry lui demanda pourquoi elle l’avait quitté. » Quand nous pensâmes être arrêtés à Lyme, dit-elle, et que nous revînmes à Héales, je suivais sur un mauvais cheval, quand nous rencontrâmes un régiment de cavalerie avec lequel je vis Charles Stuart obligé de faire route. La peur me saisit, mon cheval s’effraya aussi du bruit des armes et des tambours ; il voulut reculer ; je ne le retins point, et il m’emporta loin du sentier où la troupe défilait. Je repris bientôt un peu de calme, et je voulus gravir la montagne afin de voir de loin ce que devenaient Charles et son compagnon. Comme j’étais à couvert sous les arbres qui en ombragent le sommet, un coup de feu tiré à vingt pas de moi effraya l’animal, qui, faisant un écart, me jeta si rudement contre un arbre que je perdis connaissance. En revenant à moi, je me trouvai dans les bras d’une vivandière du régiment qui s’était arrêtée en chemin pour se délivrer d’un enfant qu’elle portait dans son tablier. Quoique grossière, elle était humaine ; elle prit soin de moi, me prenant pour un jeune garçon, car sous un grand manteau dont j’étais enveloppée, j’avais repris ces habits que m’avait fait faire John Barclay. Comme l’enfant était à peine couvert, je voulus prendre dans mon porte-manteau du linge et quelques vêtements de femme ; mais le cheval avait profité de sa liberté pour s’échapper, je ne le retrouvai plus et mes recherches furent vaines. Cette femme alors me pressa de la suivre ; la nuit était venue, l’air était piquant, l’enfant était malade, la mère épuisée ; nous cherchâmes un asile dans une chaumière de bûcheron, d’où nous ne pûmes partir que le lendemain au soir. En arrivant à Héales, le hasard me conduisit chez Hydes, où sir Windham était encore, mais Charles II était parti, et j’appris combien il avait été affligé de m’avoir perdue. Sir Windham me recommanda aux soins du sergent, et me remit des diamants que le roi avait laissés pour moi. Mais il ne pouvait rester dans ce lieu, et je n’aurais pu suivre un homme inconnu qui n’avait pas de retraite à m’offrir. Le désespoir d’avoir perdu la seule occasion qui pouvait me conduire en France, la fatigue que j’avais éprouvée, me firent tomber malade ; on m’a dit que j’avais été en danger, on m’a dit que j’avais perdu long-temps l’usage de ma raison. Ah ! que j’étais heureuse alors ! Mais, quand je revins à moi et au sentiment de mon malheur, je vis auprès de moi Déborah envoyée par lady Amélia et le bon Law ; elle avait, je ne sais par quel enchantement, suivi mes traces et m’avait enfin rejointe à Héales, où elle m’avait trouvée dans le délire et m’avait réclamée sous le titre de son fils ; car Hydes et sa femme connaissaient seuls mon sexe et mon nom. Law consentait à se priver d’elle pour qu’elle me fit passer dans le pays de Galles, où sa maison lui appartient encore et se trouve placée au pied du Snowdon. Je n’ai pu apprendre d’elle le motif qui l’attache à moi. Déborah était bonne, humaine, généreuse, mais sauvage et peu communicative. Elle était dépositaire d’un secret qui me regarde ; je ne saurais douter qu’elle ait eu des relations avec M. Melvil, mais elle a été impénétrable aujourd’hui, et tout est perdu avec elle. Elle attendait que mes forces me permîssent de faire une longue et pénible route, quand, nous étant promenées l’une et l’autre aux environs d’Héales par un beau jour, et afin de reprendre un peu de vigueur, nous nous apperçûmes en arrivant que nous avions été volées ; on avait forcé des tiroirs et l’on avait pris les diamants de Charles Stuart, et l’argent qui m’était resté, et celui qu’avait apporté Déborah. Nous questionnâmes nos hôtes, incapables de nous trahir ; ils n’avaient ni vu ni entendu personne ; on s’était introduit sans doute avec beaucoup d’adresse, et la nature des effets qu’on nous avait dérobés ne nous permettait pas de faire beaucoup de perquisitions. Il nous restait de quoi faire notre route, mais point assez pour nous établir dans la maison de Déborah. Elle fit écrire à son maître par Hydes et le fit prier d’en envoyer dans le pays de Galles, et nous nous préparions à partir lorsqu’enfin hier soir nous entendîmes crier au feu, et nous réveillant en sursaut, moi, qui, par l’ordre de Déborah, couchais toujours toute habillée, je me précipitai vers la fenêtre, et l’air ayant comprimé la flamme qui s’élevait du bas de la maison, je m’en trouvai subitement enveloppée et reculai d’effroi. Au même moment, un homme, qui avait placé une échelle, s’élança dans la chambre et se saisit de moi, malgré les cris de Déborah qui me tirait vers elle avec violence ; déjà le feu s’était communiqué à plusieurs maisons voisines, déjà la rue était pleine d’habitants qui emportaient aussi les vieillards et les enfants. Celui qui s’était chargé de moi m’apporta sans doute ici ; j’avais apparemment perdu connaissance, car je me suis trouvée dans ce lieu sombre sans pouvoir d’abord démêler comment et pourquoi je m’y trouvais. Le misérable est sans doute encore un agent de milady Falcombridge ; sans doute sa vengeance me poursuit toujours, et sans doute que c’était enfin à une mort lente et douloureuse que j’étais réservée. Plaise au Dieu qui vous a conduit, que l’incendie d’un village entier ne soit point un crime commis pour assassiner un être infortuné qu’on devrait laisser vivre et languir dans la misère et l’oubli ! On va plus loin qu’on ne veut dans cette horrible carrière, et des maux incalculables peuvent résulter d’un acte de violence dirigé seulement contre une victime désignée. Je ne doute point, sir Henry, que mon cheval ne soit tombé dans quelques mains perfides qui se sont emparées de la lettre de lady Amélia, et qu’on ne se soit servi des pierreries du roi pour me convaincre de la trahison dont on m’accuse. — Ciel ! dit alors sir Henry, serait-ce donc Adelina qui aurait accusé sa belle-fille ? Quel trait de lumière ! Lady Amélia avait pénétré la passion insensée de cette femme pour Charles Belmnour ; elle s’y est opposée, elle vous a pris l’un et l’autre sous sa protection ; elle vous a voué cette amitié qui, dans les âmes généreuses, s’accroît par les difficultés et par chaque service qu’on rend aux objets aimés. Milady est capable d’avoir étendu sa vengeance sur cette respectable fille. — Lady Amélia me dicte mes devoirs ; reprit Caroline ; je vais me livrer moi-même à mes ennemis et justifier ma bienfaitrice. Je déclarerai que c’était Charles Stuart que j’avais rencontré, que je l’ai accompagné, mais que lady Amélia fut trompée par le nom, l’âge et les rapports qui pouvaient se trouver entre le prince et le fils de lady Goring ; qu’elle me croyait avec lui, et que sans doute elle savait que ce dernier était exposé à des dangers qu’elle ne pouvait m’expliquer. — Ils ne vous croiront pas, chère Caroline, et en vous perdant, vous ne sauverez pas Amélia ; elle vous a crue avec lui, elle l’a dit et on ne l’a point écoutée. — On en croira davantage celle qui viendra se dévouer, que celle qui cherchait à se défendre. — On regardera de votre part cet aveu comme un sacrifice dont vous voulez payer celui que vous a fait Amélia. Renoncez à ce projet inutile ; laissez faire au temps et à mes soins ; je retourne à Londres, je verrai milady Falcombridge et son époux ; je prendrai les conseils de ma mère ; ne nous occupons pour le moment que de vous trouver une retraite. — En ce moment parurent le jeune enseigne et le soldat qui apportaient au jeune homme des aliments propres à réparer ses forces. Concevoir un projet et l’exécuter, c’est le même instant pour un Français. Déjà il avait parlé à ses chefs, déjà il avait obtenu la permission de rester deux jours dans les environs ; déjà il avait intéressé un vieux capitaine qui lui avait avancé quelqu’argent. « Je vous réponds de cet enfant, mon officier, dit-il à Henry ; confiez-le-moi et je le mènerai chez mes vieux parents ; avec cette petite monnaie, car ils ont bon cœur et peu de moyens, je vous promets qu’il sera mieux qu’aucun de nos lords. — Il ne faut pas qu’il soit connu. — Le diable ne saura pas qu’il est là. — Garde ton argent, mon ami ; tu es généreux et brave, je te connais, mais tu as des besoins, et moi je n’en éprouve aucun. — Partez, mon officier, je vais conduire le petit camarade, et ne vous inquiétez de rien. Henry avait remarqué le silence de Caroline lorsqu’il avait voulu la dissuader de se rendre à Londres ; il lui répéta encore qu’elle se perdrait sans faire aucun bien, et lui fit promettre de suspendre toute démarche avant d’avoir eu des informations de sa part. Il fallait la quitter ; il la confia au jeune français ; et se mettant à la tête de sa troupe, il dirigea sa marche par un côté opposé à celui que prit Caroline avec son nouveau guide. Le soir même il arriva chez ses parents avec elle sans avoir eu la moindre idée de son sexe, et l’ayant recommandée à ces braves mais pauvres gens, ravis de rendre un service, il la quitta après l’avoir embrassée très-amicalement et avoir juré qu’il viendrait la revoir, et qu’il fallait absolument qu’elle prît le métier des armes quand son affaire serait arrangée ; car il supposait que c’était une intrigue d’amour, et que le beau garçon avait fait quelque conquête au dessus de son rang, et se trouvait poursuivi par les parents de sa maîtresse. Rien dans leur conversation n’avait pu lui faire présumer ainsi des raisons qui la forçaient à se cacher ; mais il faut que l’imagination des Français travaille ; elle est frappée d’un fait, il faut qu’elle en pénètre les causes, et si elle ne rencontre pas juste, elle compose un roman qui acquiert la consistance de la vérité jusqu’à ce que la vérité se découvre ; et comme enfin il y a presque toujours quelques rapports avec ce qu’on a imaginé, le joyeux inventeur s’y raccroche et dit au moins qu’il avait deviné assez juste. Caroline le laissa dans l’erreur et le vit partir avec regret ; car son caractère vif et enjoué l’avait distraite des sombres pensées qui l’accablaient. « Adieu, lui dit-il ; dans un mois je dois avoir mon congé, et je vais prier sir Henry de me charger de tout ce qui pourra vous être utile ; car vous êtes vraiment aimable, un peu trop sérieux pour votre âge, mais vous deviendrez comme moi quand vous aurez oublié votre petit chagrin. Sir Henry vous tirera d’affaire, car il est aussi généreux qu’un Français… Un peu grave comme vous, un peu l’air d’un vieux jeune homme, mais brave et bon cœur. Adieu, je serai toujours votre ami, si pourtant vous n’êtes pas d’un état qui ne me permettrait pas ce mot là ». Caroline sourit, le remercia, l’assura de sa reconnaissance, et demeura dans la retraite qu’il lui avait choisie.