Anatole/10

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 48-54).


X


Au bout de huit jours le commandeur de Saint-Albert revint de la campagne, et son premier soin, en arrivant, fut de se rendre à l’invitation de madame de Saverny. Elle était seule quand il se fit annoncer chez elle ; l’entretien tomba naturellement sur le danger qu’elle avait couru.

— J’ai bien regretté, dit le commandeur, de ne pouvoir vous témoigner, madame, à quel point je partageais les inquiétudes de vos amis, mais un devoir impérieux me retenait à dix lieues d’ici, auprès d’un malade ; cela ne m’a point empêché d’avoir tous les jours de vos nouvelles.

— Je ne méritais pas tant de sollicitude, dit Valentine ; ce n’est pas moi qui ai souffert des suites, de cet événement, mais on assure que la personne à qui j’ai tant d’obligation, est dangereusement blessée.

À ces mots la physionomie de M. de Saint-Albert prit un air si triste, que Valentine ajouta, avec émotion :

— Ah ! mon Dieu ! serait-ce un de vos amis ?

— Que je le connaisse ou non, reprit-il, en s’efforçant de paraître calme, il a fait une action très-simple, et quand il lui en coûterait quelque chose pour vous avoir secourue, il ne serait pas fort à plaindre.

— Certainement il ne le serait pas plus que moi, car l’idée de savoir que je puis être cause d’un semblable malheur, ne me laisse aucun repos. Encore si je pouvais découvrir à qui j’en dois témoigner ma reconnaissance.

— Il serait trop récompensé vraiment, s’il était témoin de votre inquiétude ; mais ce n’est peut-être, de votre part, qu’un peu de curiosité. Ne vous blessez pas de cette supposition, ajouta-t-il, en remarquant l’air offensé de Valentine ; il est aussi naturel de vouloir connaître son bienfaiteur, que de l’oublier ; passez-moi de grâce ces petites vérités-là ; j’aime à penser qu’elles n’en sont pas pour vous, mais l’habitude m’emporte : j’ai tant vu le monde, qu’il me reste bien peu d’illusion sur les motifs qui le font agir ; j’ai surtout le tort de les dire aussitôt que je les devine, même au risque de me tromper ; et je vous demande, pour ma franchise, la même indulgence que l’on accorde ordinairement à la dissimulation.

— Ce ne serait pas beaucoup exiger de moi, car je hais tout ce qui trompe ; mais si je réclame toute la sévérité de votre franchise, je ne veux pas qu’elle me calomnie.

— Vous me croyez donc injuste ?

— En ce moment, par exemple.

— Eh bien, tant mieux, vous vous défendrez et vous me verrez bientôt persuadé de mon injustice.

— Je suis fort honorée de cette preuve de confiance, et…

— Il n’est pas besoin de confiance pour entendre la vérité.

— Et si je ne la disais pas ? reprit en souriant Valentine.

— Je le verrais.

— Vous êtes bien heureux de savoir distinguer ainsi la vérité.

— C’est un talent bien commun, je vous jure ; et les dupes sont plus rares qu’on ne pense. Les discours sont devenus une monnaie de convention dont chacun sait la valeur réelle. Quand un ministre promet une place au solliciteur qui le comble de remercîments, ils savent parfaitement ce qu’ils doivent attendre l’un de l’autre. Un amant jure de se donner la mort, sans causer le moindre effroi à sa maîtresse, et lorsqu’elle paraît s’évanouir, en entendant sa menace, il sait que c’est un procédé reçu, et qu’elle n’en est pas moins bien décidée à lui survivre. Les souverains mêmes ne sont plus la dupe des flatteries de leurs courtisans, et n’ignorent pas qu’en langage de cour : Vous êtes le plus grand des rois, veut dire tout simplement, accordez-moi une faveur. Enfin, depuis que l’on s’écoute des yeux, personne ne s’abuse ; car rien n’est aussi franc que la physionomie ; et je puis vous assurer que si dans le monde on ment beaucoup, on trompe fort peu.

— Alors, pourquoi se donner une peine inutile ?

— Je pense comme vous, qu’on pourrait se l’épargner avec beaucoup de gens, mais on en rencontre toujours un petit nombre dont l’inexpérience peut servir d’amusement.

— Ceci n’est pas fort rassurant pour une femme qui débute dans le monde.

— Ne croyez pas cela, le danger est tout entier pour celle que la vanité aveugle : la femme qui ne cède qu’aux impulsions de son cœur est rarement trompée ; pour l’attendrir il faut l’aimer ; et la plus ignorante sait si bien apprécier la sincérité des sentiments qu’elle inspire !

— Vous m’étonnez ; j’avais toujours entendu dire que sur ce point les plus spirituelles étaient souvent dupes des hommes les moins fins.

— Elles le disent, parce que c’est une manière d’excuser leurs faiblesses, et d’exciter l’intérêt qu’on a pour la victime d’une perfidie ; mais le fait est que rien ne s’imitant aussi mal que le véritable amour, il faut bien se prêter aux ruses d’un trompeur pour en être séduite. Vous avez peut-être déjà remarqué des preuves de cette vérité, car je vous crois l’esprit assez juste pour apprécier la valeur des hommages que l’on vous prodigue. On a dû vous répéter souvent que vous étiez belle, qu’on vous adorait ; et vous avez sagement jugé que de ces deux choses, l’une était vraie et l’autre fort douteuse.

En disant ces mots, le commandeur regarda Valentine attentivement. Il semblait vouloir deviner si son cœur ignorait encore le bonheur d’être aimée. La naïveté qu’elle mit à lui répondre, ne lui laissa aucun doute à ce sujet : elle ne lui cacha point l’espèce d’effroi que lui causait ce tourbillon du monde où elle se trouvait lancée malgré elle, et lui fit entendre qu’elle attacherait un grand prix aux conseils d’un homme assez éclairé pour la bien guider. C’était réclamer ceux de M. de Saint-Albert. Touché de tant de confiance et de modestie, il lui promit tout le zèle d’un ami dévoué, et finit par lui dire :

— Savez-vous qu’il faut bien vous aimer pour consentir ainsi à vous déplaire ; car le rôle d’un vieil ami est parfois celui d’un censeur.

— Rappelez-vous le premier mot que j’ai entendu de vous, et vous conviendrez qu’on peut me censurer sans me déplaire.

— Ah ! je ne doute pas de votre indulgence pour les sots jugements, je ne crains que pour ceux qui sont justes et sévères ; ce sont les seuls qu’on ne pardonne pas.

— Qu’avez-vous à craindre, je supporte bien vos injurieux soupçons, quand il vous plaît de mettre sur le compte d’une curiosité frivole, le désir si naturel de connaître une personne qui s’est blessée pour moi.

— Ah ! vous y revenez : cela vous inquiète donc véritablement ?

— Plus que je ne saurais vous le dire.

— Aimable personne ! ajouta le commandeur, en voyant l’émotion de Valentine. Votre bon cœur ne peut supporter l’idée du malheur d’un autre ! même de l’être le plus indifférent pour vous ! Peut-être n’avez-vous pas même aperçu celui qui excite votre reconnaissance ?

— Je crois… l’avoir… vu, répondit-elle, en hésitant, et madame de Nangis assure qu’il est remarquable par la tournure la plus distinguée.

— Il l’est bien davantage par son esprit et son cœur, dit en soupirant M. de Saint-Albert.

— Vous le connaissez, s’écria Valentine, en laissant tomber son ouvrage ; ah ! de grâce nommez-le moi !

— Je ne le puis.

— Quelle raison peut vous en empêcher ?

— Ma parole.

— On vous aura demandé le secret pour se soustraire à des remercîments souvent importuns, et vous aurez promis de seconder cet excès de délicatesse ; mais on peut trahir sans inconvénient une promesse de ce genre.

— S’il fallait calculer l’importance d’un engagement pour le tenir, on risquerait souvent d’être infidèle : il est si commun de regarder comme une chose indifférente celle qui ne touche que nos amis.

— Ah ! vous êtes incapable de tant d’égoïsme ; et votre raison vous éclaire assez pour distinguer le serment qu’on doit tenir de la promesse qu’on peut enfreindre.

— Je n’entends rien à ces distinctions-là. Sans examiner si le secret en vaut la peine, je le garderai ; mais je ne serai pas si discret sur votre sensibilité, et je vous demande la permission d’en répéter les expressions touchantes.

En finissant ces mots, le commandeur salua Valentine, et partit sans attendre sa réponse.