Anatole/42

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 241-247).


XLII


Valentine prévoyait depuis longtemps les malheurs qui menaçaient sa famille, et cependant, en les apprenant, elle en fut frappée comme d’une nouvelle inattendue ; le bonheur de reconquérir l’estime de son frère, qui la priait en grâce de se charger de l’éducation d’Isaure, ne la consolait pas du triste événement qui lui valait une aussi éclatante réparation. En répondant à la lettre ou M. de Nangis la conjurait de lui pardonner son injustice et les injures qui lui avaient été dictées par une femme perfide, elle avait tenté de modérer l’indignation de son frère, en excitant sa pitié pour le sort de cette malheureuse mère, qui, lui disait-elle, serait encore digne de sa tendresse, si de misérables flatteurs, trop bien accueillis par lui-même, ne s’étaient fait un jeu d’égarer sa raison. Il y avait autant de vérité que d’indulgence dans cette supposition ; mais M. de Nangis était trop irrité pour se rendre aux avis de sa sœur ; il les mit sur le compte de la générosité naturelle au caractère de Valentine, et n’en persista pas moins dans le dessein de punir rigoureusement celle qui venait de l’outrager.

Comme il se méfiait avec juste raison de l’extrême bonté de sa sœur, ce n’est qu’après avoir exigé d’elle la promesse de ne jamais confier à une autre le soin d’élever Isaure, qu’il s’était déterminé à la lui envoyer. Avec quel plaisir cette aimable enfant se retrouva dans les bras de Valentine ! et combien de fois elle remercia son père de l’avoir confiée à sa tante pendant le grand voyage que venait d’entreprendre sa mère ! car c’est ainsi qu’on avait motivé l’absence de la comtesse, et la cause des larmes qu’elle avait vue inonder son visage au moment de leur séparation.

La présence d’Isaure sembla ranimer l’existence de Valentine. Elle consentit à quitter la campagne pour se rendre à Paris, dans l’unique intention d’y faire donner à son élève les leçons des meilleurs maîtres. Mais l’attachement qu’elle portait à ses amis ne lui permettant pas de s’en séparer, elle accepta la proposition que lui fit madame de Réthel, de partager l’hôtel qu’elle occupait avec son oncle.

De retour à Paris, il se fit un grand changement dans les habitudes de la marquise : on la voyait sortir tous les matins à la même heure, et passer le reste de la journée dans la retraite. Le salon du commandeur était le seul où l’on pût la rencontrer quelquefois ; car pour les fêtes et le spectacle, elle paraissait également décidée à les fuir ; et l’on trouvait cette conduite assez simple après l’éclat qui venait d’avoir lieu dans sa famille. Mais ce qui parfois échappe aux yeux des indifférents, attire l’attention d’un ami, et M. de Saint-Albert, loin d’expliquer si facilement les motifs qui inspiraient à Valentine le désir de s’éloigner de toutes les personnes qui possédaient autrefois sa confiance, redoutait les suites de cet état de contrainte perpétuelle. Il essayait quelquefois de vaincre la résolution qu’elle semblait avoir prise d’éviter toute conversation relative à Anatole, en se faisant apporter devant elle les lettres qu’il recevait de lui ; mais il en lisait tout haut le timbre, la date, et même les premières lignes, sans que Valentine lui témoignât la moindre curiosité d’en savoir davantage ; et le commandeur ne retirait d’autre résultat de ces petites épreuves, que de voir se prolonger le silence rêveur de Valentine.

Un jour pourtant que M. de Saint-Albert lisait, comme à l’ordinaire, sa correspondance, tandis que sa nièce et madame de Saverny s’occupaient à broder, elles l’entendirent prononcer quelques mots sans suite, et d’une voix qui semblait altérée par l’émotion la plus pénible.

— Ciel ! s’écria madame de Réthel, quelle triste nouvelle vous apprend-on ?

— Ce n’est rien, reprit-il, en cherchant à se remettre, mais vous savez qu’il est impossible de ne point partager les impressions que la duchesse de Linarès sait peindre avec tant de vérité ; sa manière touchante de parler de ses peines, de ses inquiétudes, les fait passer tout entières dans le cœur de ses amis.

— Lui serait-il arrivé quelque malheur ? demanda vivement Valentine.

— Non, pas à elle.

Cette réponse fit pâlir la marquise, et parut lui ôter la force de faire une autre question. Madame de Réthel, s’apercevant de ce qu’elle éprouvait, s’empressa d’interroger son oncle sur la santé d’Anatole.

— Mais, lui répondit-il, d’après ce que me mande sa mère, il se porte aussi bien qu’on peut le faire avec un coup d’épée dans le bras.

— Un coup d’épée s’écrièrent à la fois Valentine et son amie.

— Il faut bien, reprit le commandeur, d’un ton calme, payer de quelque chose le plaisir de punir les impertinences d’un fat.

Ce nom de fat, que M. de Saint-Albert ne prononçait jamais qu’en parlant de M. d’Émerange, fit tressaillir Valentine, elle pensa qu’elle seule était cause de l’événement malheureux dont elle n’osait demander les détails ; elle s’en fit tout haut le reproche, et ses yeux se remplirent de larmes.

— Cessez de vous accuser, lui répondit le commandeur, d’un fait dont vous êtes complétement innocente. C’est pour y soigner la santé de sa mère qu’Anatole est resté à Bagnères un mois de plus qu’il ne le devait. Vous savez quel motif vient d’y conduire dernièrement M. d’Émerange ; ce n’est pas vous qui lui avez dicté les couplets insultants qu’il s’est amusé à composer sur les amours discrets d’un muet de naissance, et dont, malheureusement pour lui, une copie est tombée entre les mains d’Anatole. Ainsi donc ne vous reprochez pas la blessure qui vient de défigurer pour toujours un visage moins joli qu’insolent ; c’est un trait de la justice divine, dont la gloire était réservée à l’adresse d’Anatole. M. d’Émerange a follement pensé qu’on pouvait insulter impunément un homme que son infirmité dispensait du devoir de la vengeance. Cette lâcheté a été justement punie ; et la Providence devrait frapper de même tous ceux qui ne consacrent qu’à nuire les dons heureux qu’ils ont reçus du ciel.

— Mais Anatole est aussi blessé, dit Valentine, avec inquiétude.

Très-légèrement, reprit le commandeur, et sur ce point on peut en croire la duchesse : je voudrais bien être aussi rassuré sur l’état de cette bonne mère. Jugez de ce qu’elle a dû souffrir lorsqu’elle a appris par l’effet du hasard le moment où son fils allait se battre. Je m’étonne qu’elle ait résisté à une semblable épreuve, et j’en redoute les suites pour sa santé.

— Ah ! mon cher oncle, interrompit madame de Réthel, si vous avez cette crainte, ne souffrez pas que la duchesse de Linarès se livre avec confiance aux médecins des eaux. Écrivez à son fils de nous la ramener. C’est ici qu’elle trouvera les plus savants docteurs et ses meilleurs amis.

— Vraiment elle avait bien le projet de se rendre à Paris ; mais son fils refuse de l’y suivre, ajouta le commandeur, en regardant Valentine, avant d’avoir obtenu un consentement à son retour de la même personne qui ordonna son départ…

— Eh qu’allez-vous répondre ? demanda la marquise.

— Mais ce qu’il vous plaira.

— Je ne saurais, reprit-elle, me prévaloir d’un ordre que je n’ai donné qu’en obéissant. C’est à vous à le rétracter.

— Je ne le puis.

— Qui vous en empêche ?

— Le devoir que je me suis imposé de ne plus décider des actions de mes amis.

— Vous n’avez pas juré, j’espère, de ne plus leur servir d’interprète.

— Non ; mais c’est un oubli que je peux réparer.

— Attendez pour cela, dit Valentine, en se levant, que vous ayez répondu au duc de Linarès que rien ne s’oppose à son prochain retour.