Anatole Leroy-Beaulieu (René Pinon)

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Anatole Leroy-Beaulieu (René Pinon)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 74-108).
ANATOLE LEROY-BEAULIEU

J’ai vu, pour la dernière fois, Anatole Leroy-Beaulieu très peu de jours avant sa mort ; il était dans son grand cabinet de travail de l’École des Sciences politiques, à demi couché dans son fauteuil ; sa tête amaigrie, presque momifiée, reposait sur des oreillers. Il avait voulu m’entretenir des examens qui allaient commencer et pour lesquels je devais le suppléer ; sa voix mourante se ranima pour parler, avec une sollicitude détaillée, de ses élevés, et pour s’enquérir des nouvelles de l’Orient balkanique, où la guerre italo-turque lui faisait prévoir des complications prochaines. Ses élèves, les peuples de l’Europe et particulièrement de la péninsule des Balkans, c’étaient les préoccupations les plus chères à son esprit. Il aimait ces jeunes générations et ces jeunes nations qui lui paraissaient porter en elles le secret d’un avenir dont il s’était plu à sonder le mystère avec toute la force de son esprit avide de science et toute l’ardeur de son âme passionnée d’espérance.

La lourde charge de lui succéder dans cet enseignement auquel il donnait sans compter son temps et son travail, le souci de suivre et d’expliquer, dans leurs complications dramatiques, les événemens d’Orient, m’ont empêché jusqu’ici d’achever l’article que la Revue, où, de 1872 à 1911, sa signature a paru si souvent, se devait à elle-même de consacrer à cette mémoire. Au lendemain de sa mort, M. Francis Charmes lui a déjà rendu, dans sa chronique, un bref, mais définitif hommage. Aussi bien un certain recul n’est-il pas défavorable aux vrais grands morts ; il permet, lorsque l’écho frivole des conversations mondaines et des regrets conventionnels s’est évanoui, de prendre plus juste mesure de leur statue, de mieux discerner ce que le temps, grand niveleur des réputations surfaites, épargnera pour l’inscrire au livre d’or de l’histoire. Ne devant rien a la mode, rien à la réclame, rien à ces passions d’une heure qui gonflent de vent des noms bientôt oubliés, la figure d’un Anatole Leroy-Beaulieu semble s’élever à mesure qu’elle s’éloigne.


I

La division classique : l’homme, l’œuvre, cadre si commode pour un portrait d’écrivain, ne saurait convenir à qui veut étudier la vie et les livres d’Anatole Leroy-Beaulieu. Ses livres, c’est sa vie ; ses livres sont des actes. Même dans le plus objectif d’entre eux, son ouvrage capital, l’Empire des Tsars et les Russes, on le retrouve lui-même avec toute sa personnalité ; l’homme transparaît à travers l’œuvre ; à plus forte raison, en est-il ainsi de ses études sur la vie sociale, religieuse, politique de son temps ; elles sont action, non pas spéculation, ni œuvre d’art. Anatole Leroy-Beaulieu était le contraire d’un « homme de lettres, » ajusteur de mots, ciseleur de phrases ; il était un homme de rêve que la hantise de l’idée incitait à l’action. Plusieurs de ses livres sont composés de conférences ; il a semé, çà et là, ici même surtout, de nombreux articles qu’il n’a jamais recueillis en volume. Il lui suffisait d’avoir dit une fois ce qu’il avait à dire. Il faut donc, si l’on veut caractériser sa personnalité et mesurer son influence, recourir à ses livres, et, pour comprendre la portée de ses livres, connaître sa personnalité.

Anatole Leroy-Beaulieu est, avant tout, un indépendant, un individuel ; on le comprendrait mal, si l’on prétendait l’expliquer uniquement par « le milieu et le moment » où il a vécu ; sa forte personnalité a marqué sur ses idées le cachet original de son jugement propre. La « Liberté, » dont il a parlé avec des accens presque lyriques, c’est d’abord, pour lui, la liberté de travailler à sa guise, de voyager, de penser, de rêver à son heure et selon l’inclination du moment. Cet amour presque farouche de l’indépendance, qui est l’une des sources et l’une des formes de son « libéralisme, » il le doit à son éducation première ; dès le lycée Bonaparte, sa santé délicate, l’extrême sensibilité de ses nerfs, font de lui un élève brillant, mais irrégulier ; ses études sont coupées de longs voyages, de séjours à la campagne. Ses camarades, qui sans doute enviaient un peu son sort, voyaient en lui un fantaisiste et le croyaient appelé à un brillant avenir dans les arts. Il avait, d’un artiste, l’imagination ardente, la sensibilité délicate ; il avait aussi quelque chose du type classique qu’on se plaît à attribuer aux artistes ; ses mains semblaient trop délicates et menues pour manier autre chose qu’un pinceau léger, ses pieds trop fins pour marcher autrement que dans un rêve, son corps trop frêle pour soutenir d’autre poids que celui de sa tête chargée de ses visions intimes. Ses longues boucles d’un blond cendré retombaient sur son front pâle, rejoignaient sur les tempes sa barbe soyeuse, et semblaient encadrer le dessin très pur de son visage d’une auréole de lumière dorée. Ses yeux d’un bleu profond et très doux, singulièrement pénétrans quand il les fixait sur l’objet de son attention, avaient parfois des extases, des absences, des étonnemens candides. Ceux qui l’ont connu, dans l’éclat de ses trente ans, croyaient voir marcher quelqu’un de ces beaux jeunes hommes sortis du pinceau des vieux maîtres du Nord. Tête d’artiste, non, plutôt tête rêvée et réalisée par un artiste. On a parlé, après ses travaux sur la Russie, de sa « tête de slave mystique. » J’ai entendu parmi ses amis étrangers, en Pologne notamment, vénérer « la tête de Christ d’Anatole Leroy-Beaulieu. »

A l’âge où les jeunes gens pâlissent sur les examens et les concours, lui formait son goût et ornait son esprit ; je crois bien qu’il ne possédait aucun diplôme, si ce n’est peut-être la peau d’âne du bachelier. Il voyageait, en Italie surtout ; il y accompagnait sa mère, veuve de bonne heure, âme délicate, d’une piété ardente et large, qui exerça sur la formation de ses sentimens intimes, de son âme idéaliste et sensible, une tendre et pénétrante influence. Il suffisait de connaître Anatole Leroy-Beaulieu pour deviner que de douces influences féminines avaient veillé discrètement sur sa vie, écartant de son chemin tout ce qui aurait pu troubler sa méditation : sa mère d’abord, ensuite cette compagne admirable qui sut, avec une sollicitude, une abnégation de tous les instans, créer, autour de son rêve, une atmosphère de calme, de sérénité, de charité. Au cours de ses voyages, il observait beaucoup et de près, non seulement les œuvres d’art, mais la nature et surtout les hommes, les sociétés et les nations. Il travaillait à ses heures, à sa manière : « J’ai beaucoup travaillé dans ma vie, pourra-t-il dire plus tard, jusqu’à en être parfois malade. » Il étudiait avec ardeur les sujets qui enchantaient son imagination. Il est, en un certain sens, un autodidacte ; il a lui-même dirigé ses études et ses recherches ; il connaît les maîtres, mais il ne jure sur la parole d’aucun. Il serait difficile de citer ceux qui ont exercé sur lui une particulière influence, si ce n’est peut-être Saint-Simon et les Saint-Simoniens, Le Play, les grands « catholiques libéraux, » Lamennais, Montalembert, Lacordaire, dont le lyrisme vibrant, la générosité entraînante, le romantisme religieux, séduisirent sa jeunesse et auxquels il a consacré de belles pages où s’exhale l’ardeur d’un disciple, mais d’un disciple qui n’abdique pas son sens critique et qui juge les idées avant de les faire siennes. Son père, député de Lisieux en 1848 et pendant les premières années de l’Empire, était lié d’amitié avec Guizot et l’on pourrait trouver, chez Anatole Leroy-Beaulieu, quelque chose de l’âme rigide du grand doctrinaire ; mais il ne faudrait rien exagérer ; le disciple, si disciple il y a, s’est émancipé. Par son milieu familial, il était en relations avec les Saint-Simoniens, qui commençaient à monnayer les puissantes utopies du prophète pour en faire sortir le magnifique essor industriel et commercial de la France sous le second Empire ; il doit, à cette école, la notion de l’importance essentielle de la religion dans la vie des sociétés et la pleine compréhension de la transformation radicale de la vie des grandes nations civilisées par le développement du machinisme, de l’industrie et du crédit. Les questions religieuses et les questions économiques, dans lesquelles Saint-Simon et ses disciples avaient apporté des vues si originales, seront aussi l’objet favori des études d’Anatole Leroy-Beaulieu ; mais là, sans doute, s’arrête la ressemblance, et encore faut-il se défier de certaines analogies de surface qui cachent de profondes et décisives différences.

Il est nécessaire de dire, pour éclairer la physionomie morale d’Anatole Leroy-Beaulieu, qu’il jouissait, par sa famille, d’une large aisance. La formation si particulière qu’il put se donner n’eût pas été possible s’il avait dû faire carrière, gagner son pain et celui des siens. La fortune, souvent corruptrice pour les âmes faibles, devient, pour les individualités fortes et naturellement élevées, un merveilleux outil de formation. La nécessité du travail régulier et quotidien, qui soutient les caractères sans relief et augmente leur rendement, peut aussi couper les ailes d’un talent qui voudrait prendre son essor. La misère et la persécution sont déprimantes aussi souvent que la richesse et la faveur ; la lutte sans répit, si elle n’aboutit pas au succès, use et brise les énergies. La fortune, qui donne le goût et l’habitude de l’indépendance, contribue à entretenir, chez certains hommes d’élite, la préoccupation des affaires publiques et l’illusion de croire que la « liberté » est le premier de tous les biens ; pour celui qui lutte chaque jour âprement pour sa vie, c’est souvent, comme on l’a dit, la liberté qui opprime. Le libéralisme d’Anatole Leroy-Beaulieu est d’abord fait de son amour de l’indépendance personnelle. Il vit, pense, travaille sans entraves, sans but immédiat. Il préféra toujours l’indépendance de sa vie aux honneurs, l’indépendance de sa pensée à la satisfaction de jouer un rôle sur la scène politique où trop de cabotins coudoient les grands acteurs. C’est ce trait de son caractère qui se dessine au premier plan dès les premières années de sa vie d’homme.

Né en 4842, il assiste à la période de pleine prospérité du second Empire ; c’est l’époque où il parcourt l’Europe, éduquant sa sensibilité, meublant sa mémoire, et où il ouvre les yeux sur la vie et sur le mouvement des sociétés. A l’âge où les idées que l’adolescence emmagasine commencent à se coordonner pour laisser jaillir la pensée personnelle, il a déjà vu la mêlée des opinions et l’anarchie des illusions généreuses aller se perdre, avec la seconde République, sous le manteau semé d’abeilles d’or d’un Napoléon. Mais l’idéal libéral survit à la chute de la liberté politique et, pour l’avoir longtemps cultivé dans le secret de leur cœur, les hommes de cette génération y sont restés fidèles à travers toutes les déceptions. Anatole Leroy-Beaulieu est du nombre de ceux qui entretiennent la flamme sacrée. Sous l’Empire, il est dans l’opposition, et, pourtant, en 1872, à l’âge où les passions politiques sont les plus ardentes, les plus impitoyables, on le voit prendre la plume et juger Napoléon III, vaincu et malheureux, avec sévérité, mais sans haine et sans partialité : c’est son premier article à la Revue des Deux Mondes qui fonde sa réputation, séduit Buloz et ouvre toutes grandes au jeune écrivain les portes de la maison.

Conflit, dans l’Etat, des anciens partis politiques ; conflit, dans l’Église, des opinions ultramontaines et des espérances libérales ; proclamation de l’infaillibilité doctrinale du Pape, cause d’inquiétude pour les uns, objet, pour d’autres, d’un enthousiasme sans mesure ; conflit, en Europe, des grandes forces historiques ; naissance, sous l’influence des idées françaises, et application du principe des nationalités qui unifie l’Italie, agite la Pologne, rassemble les Allemagnes et qui, finalement, faussé par Bismarck, adapté aux besoins de la force germanique, se retourne, en 1870, contre la France : tels sont les grands contrastes qui se déploient devant les yeux d’Anatole Leroy-Beaulieu. Il se passionne pour la « liberté des peuples, » son cœur est avec tous les révoltés du droit contre la force ; il est tenté, en même temps, de se faire garibaldien et zouave pontifical. Ce joli trait, qui peint si bien les élans généreux de son caractère, je l’emprunte à l’excellent article que M. Pierre de Quirielle lui a consacré, au lendemain de sa mort, dans la Revue hebdomadaire. Déjà, dans cette anarchie des idées, dans ce déchaînement des forces, Anatole Leroy-Beaulieu cherche, parmi tant de ruines, ce qui demeure, et, parmi tant de sujets de divisions et de guerre, ce qui unit.

Nous avons, sur les premiers contacts de cette intelligence curieuse et de cette sensibilité délicate avec la vie, avec l’art, avec la politique, avec l’amour, un précieux témoignage, ce sont ces « fantaisies poétiques » qu’il publiait à vingt-cinq ans sous le titre : Heures de solitude. Rien n’est plus révélateur pour l’histoire d’une intelligence d’écrivain que ces premières confidences de son cœur à sa plume ; il est caractéristique qu’Anatole Leroy-Beaulieu ait débuté par un volume de vers et un roman. Il ne faut chercher dans ses poésies ni l’éclat du verbe, ni la fougue des passions, ni la richesse du rythme ; ces vers n’annoncent pas un Lamartine, mais ils nous montrent dans quelles avenues s’engageait déjà sa pensée et quelles régions sereines elle habitait. L’épigraphe, empruntée à Schiller, dit assez l’inspiration de ces rêveries :


Nicht langer wollen dièse Lieder leben
Als bis ihr Klang ein fühlend Herz erfreut
Mit schönern Phantasien es umgeben
Zu höheren Gefühlen es geweiht.


« Ces chants auront assez vécu s’ils résonnent jusqu’à une âme sensible, s’ils peuvent la réjouir, l’entourer des plus belles fantaisies et l’élever à de plus hautes pensées. » C’est une âme sensible qui parle aux âmes sensibles, et qui, à travers les fantaisies d’une imagination poétique, se donne déjà pour mission d’élever les pensées de ceux qui liront ses confidences. Ses sentimens sont tendres, doux, parfois naïfs. Les strophes consacrées à l’amour respirent la délicatesse et la pureté. Les yeux d’Anatole Leroy-Beaulieu ne se reposent sur rien qui ne soit élevé ; son romantisme n’évolue jamais vers le réalisme et le naturalisme.


J’en ai déjà bien vu de douces jeunes filles
Qui m’ont charmé le cœur
Et j’aimais à les voir alertes et gentilles
Car en les regardant je me sentais meilleur.


Les vers ne valent pas cher, — il en est de meilleurs dans le recueil, — mais la nuance du sentiment est de qualité fine :


Fleur, miel, ou jeune fille, admirer au passage.
Respirer sans toucher, telle est la loi du sage.


Amour platonique, vertu, idéal ; réminiscences romantiques, imitation de Schiller et de Gœthe ; inspiration religieuse et par- fois mystique[1], tel est le ton général de ces premières expansions poétiques. Mais on y voit aussi poindre l’apôtre futur de la justice internationale et de la liberté des nations. On est au lendemain de l’insurrection de 1863 ; plusieurs pièces chantent les malheurs de la Pologne ; voici une strophe curieuse, bien caractéristique des illusions de cette époque sur l’Allemagne que l’on ne voulait voir qu’à travers ses philosophes, ses poètes et ses musiciens ; c’est à propos de la Pologne :


Honte surtout au peuple artiste et libéral
Qui vit de poésie et comprend l’idéal,
A la terre de l’harmonie,
A ce peuple savant, philosophe et rêveur,
Qui n’en cache pas moins d’égoïsme en son cœur,
Honte à la noble Germanie.


D’autres vers célèbrent l’affranchissement de l’Italie et promettent à Venise le secours de la France.


La France a, de Milan, vengé le long outrage,
La France un jour viendra de l’impur esclavage
Délivrer la Reine des mers !


Le roman, assez médiocre, qu’Anatole Leroy-Beaulieu écrit vers la même époque : Une troupe de comédiens, a aussi en partie pour cadre Venise et retrace la prise de « la Reine des mers » par les Autrichiens en 1849.

Telles étaient les « fantaisies poétiques » où se plaisait la jeunesse d’Anatole Leroy-Beaulieu, fantaisies déjà sérieuses, austères même ; il promène son ardente curiosité à travers l’Europe où bouillonnent les aspirations nationales et où fermentent les espérances libérales, d’autant plus séduisantes pour un jeune cœur épris de justice et d’idéal qu’elles sont vaincues, refoulées, bridées. Déjà, dans ces « années d’apprentissage, » apparaissent ses goûts sérieux, les tendances élevées de son esprit. Ses pèlerinages d’art et d’études à travers le monde latin et germanique, dont il sait les langues et connaît les littératures, sont laborieux. « L’étude des différens peuples de l’Europe, pourra-t-il dire dans la préface de l’Empire des Tsars et les Russes, de leurs mœurs, de leur littérature, de leurs institutions, de leur état social, a été la principale occupation de ma jeunesse. « Il subsistait, malgré tout, dans ces études, un côté amateur, ou, pour employer sa propre expression, « fantaisie. » La guerre de 1870 va apporter à ce jeune homme de vingt-huit ans, déjà si au courant de ce qui se passe à l’étranger, des raisons patriotiques de s’en instruire davantage et d’éclairer ses compatriotes : ce sera sa manière à lui de travailler au relèvement de la patrie mutilée. L’année terrible a déterminé l’orientation intellectuelle et morale des hommes de cette génération. La précédente, celle du second Empire, avait été dupe de son optimisme ; elle avait cru, avec Bastiat, aux « harmonies économiques ; » l’essor industriel de la France sous Napoléon III, le succès du régime libre-échangiste, paraissaient inaugurer le règne de l’industrialisme, prédit par Saint-Simon, et annoncer l’âge d’or de la paix et de la concorde universelle ; la bourgeoisie française se laissait aller à la joie de vivre, de travailler, d’accroître ses richesses ; le Corps législatif rejetait ou mutilait les lois militaires proposées par le maréchal Niel ; la jeunesse libérale et républicaine était séduite par les utopies humanitaires ; on s’imaginait que les nations unifiées s’embrasseraient et tresseraient des couronnes à la France, apôtre du principe des nationalités. On avait cru à la force du droit, et voilà que l’on se réveillait en face de Bismarck et du droit de la force. La France s’était trompée sur elle-même et sur les autres. Pour éviter le retour de pareilles catastrophes, il fallait qu’elle se connût mieux elle-même et qu’elle connût mieux les autres ; il fallait qu’une génération réparatrice refit une France forte, une France complète. Taine se faisait historien et étudiait « les origines de la France contemporaine ; » Sorel renonçait au roman pour devenir un maître de la politique étrangère et montrer comment l’évolution interne de la France est conditionnée par les intérêts et les ambitions des autres puissances ; Boutmy fondait l’Ecole libre des Sciences politiques ; Anatole Leroy-Beaulieu allait révéler à la France que, là-bas, dans les plaines de l’Europe orientale, grandissait une puissance colossale, la Russie, qui pourrait un jour se dresser en face de l’Allemagne, et que le slavisme pourrait devenir un contrepoids au germanisme. Le tempérament moral d’Anatole Leroy-Beaulieu ne sera pas modifié dans son essence ; il restera idéaliste, il gardera même son optimisme ; mais il y trouvera désormais un principe d’action. La blessure de la France mutilée ne s’est jamais guérie dans le cœur de ce bon Français. Si objectives que soient ses études sur les pays étrangers, notamment sur la Russie ; si exactes que soient ses méthodes d’observation ; si scrupuleuse sa volonté de rendre à chaque peuple la justice qu’il mérite, il n’en est pas moins vrai que ses travaux ont pour mobile secret l’intérêt national ; comme une flamme interne et sacrée, l’amour raisonné de sa patrie malheureuse vivifie toute son œuvre et lui confère son unité. L’humanitarisme un peu flottant de sa jeunesse n’a pas résisté aux leçons de l’expérience ; un patriotisme ardent, qui n’est pas exclusif et qui reste idéaliste, lui succède.


II

Vers 1870,1a France ignorait presque tout de la Russie ; elle ne la connaissait que par son gouvernement et sa diplomatie ; l’âme russe, les mœurs russes, les ressorts profonds qui déterminent les manifestations extérieures de la vie dans ce corps immense, lui étaient inconnus. Anatole Leroy-Beaulieu, sur une indication de Buloz, entreprit de les lui révéler. Dès lors commença pour lui un immense labeur de quinze années d’où sortirent les trois volumes de l’Empire des Tsars et les Russes[2] et de nombreux articles qui n’ont pas été recueillis en volume. Il faut y ajouter ce livre si intéressant : Un homme d’Etat russe (Nicolas Milutine) d’après sa correspondance inédite, Etude sur la Russie et la Pologne pendant le règne d’Alexandre II (1855-1872)[3] où il explique les grandes réformes du « Tsar libérateur » et montre, pour ainsi dire, la politique russe en action. Dans une abondante documentation, précise, contrôlée par lui-même, grâce à sa connaissance approfondie de la langue russe, Anatole Leroy-Beaulieu fait un classement et un choix ; il ordonne, il compose ; son analyse du caractère russe, de la société et du gouvernement, est un modèle de conscience et de pénétration en même temps que d’exposition claire, précise et colorée : œuvre de science en même temps qu’œuvre d’art. Non seulement Anatole Leroy-Beaulieu a révélé la Russie à la France, ainsi qu’en témoigne un bon juge, E.-M. de Vogüé, mais il a aidé les Russes à se mieux connaître eux-mêmes, à prendre conscience plus nette des traits dominans de leur nature. La méthode est celle de Taine ; mais on trouve aussi, dans l’Empire des Tsars et les Russes, la trace de l’influence de Le Play. La supériorité de l’œuvre d’Anatole Leroy-Beaulieu vient de ce qu’il a le goût des études économiques dans leurs rapports avec la vie, et le sens des problèmes religieux : par là il s’élève très au-dessus de l’école positiviste. Cette compréhension de l’importance capitale des questions religieuses dans la vie des peuples, que l’on trouve aussi chez Saint-Simon et chez Le Play, fait du troisième volume du grand ouvrage d’Anatole Leroy-Beaulieu, consacré à la Religion, un véritable chef-d’œuvre. Nulle part l’auteur n’a fait preuve d’une pareille ampleur de vues, en même temps que d’une égale pénétration psychologique. « Partout de nos jours, écrit-il, il y a, entre les questions religieuses et les questions sociales, une corrélation qui éclate aux yeux les moins ouverts ; et cette connexité deviendra plus manifeste à chaque génération ; » c’est pour avoir compris cette compénétration réciproque des questions religieuses et des questions sociales qu’Anatole Leroy-Beaulieu a si bien expliqué « le fond religieux de l’âme russe ; » c’est aussi pourquoi il a si finement analysé les idées et expliqué l’apostolat social et mystique de Tolstoï, soit dans l’Empire des Tsars, soit dans le bel article qu’il écrivit ici même après la mort du vieux barine de Iasnaïa Poliana avec qui il avait eu, au cours de ses voyages, de longs entretiens. Il y avait, entre ces deux apôtres du « renouvellement intérieur de l’homme, » du salut des sociétés par la réforme des individus, de secrètes affinités. « Son originalité, a dit, du grand romancier russe, l’écrivain français, était dans le sentiment moral, dans l’inspiration évangélique ; » on pourrait lui appliquer à lui-même ces paroles. Tolstoï eut plus de génie, mais Anatole Leroy-Beaulieu l’emporte par le sens de la mesure, par le bon sens.

Nous chercherons moins ici à analyser l’œuvre d’Anatole Leroy-Beaulieu qu’à faire comprendre son âme. Mais il faut, une fois pour toutes, avoir dit que son grand ouvrage sur la Russie le classe parmi les maîtres de la littérature politique, parmi les initiateurs d’un genre d’études si nécessaire, dans un temps d’âpre concurrence internationale, à un peuple vaincu. Il a complété et mis à jour son grand ouvrage par des articles d’actualité chaque fois qu’un grand événement est venu modifier ce qu’il avait dit de la Russie. C’est d’abord la naissance et le développement, dans l’Empire des Tsars, particulièrement en Pologne et dans le bassin du Donetz, de la grande industrie. Le moujik, qu’il avait décrit si foncièrement paysan, abandonne son isba, quitte son mir et vient s’agglomérer autour des hautes cheminées et des puits de mines : c’est le commencement d’une évolution sociale et morale qui désespérait Tolstoï vieillissant, et dont Anatole Leroy-Beaulieu a montré ici, avec plus de sérénité d’esprit, les inévitables conséquences[4]. « Ainsi se modifie, disait-il, sans révolution et sans secousse brusque, sous l’action lente et continue des agens économiques, la structure intime, avec les conditions sociales, de l’immense empire. » Encore quelques années et les « secousses brusques, » la « révolution » même, allaient venir. Personne ne suivit de plus près ces événemens, et avec plus d’attention sympathique, qu’Anatole Leroy- Beaulieu. Il aimait la Russie et la liberté ; il crut, avec tout son cœur de « libéral, » et aussi avec tout son patriotisme de Français, à l’heureuse issue des réformes constitutionnelles inaugurées par le manifeste du 17 octobre 1905. Il assista à l’ouverture, par le tsar Nicolas II, de la première Douma, dans la salle Saint-Georges au palais d’Hiver, « un des spectacles les plus grandioses et les plus impressionnans qu’il m’ait été donné de contempler dans ma vie déjà longue, » a-t-il dit[5] ; il a décrit en une page saisissante le tableau de « ces deux Russie qui se regardaient, se toisaient, se défiaient l’une l’autre, » la Russie officielle et bureaucratique d’une part et les représentans du peuple russe de l’autre ; et, dès cette première séance, il a prédit la dissolution prochaine de la Douma et l’échec de réformes dont la tendance révolutionnaire allait s’affirmer dans le manifeste de Wiborg. Nul ne déplora davantage cette faillite des espérances libérales que l’ami de toutes les libertés sages, Anatole Leroy-Beaulieu, mais il ne désespéra pas de l’avenir. « Selon un proverbe national, écrivait-il ici même[6], la Russie a quitté une rive et n’a pas atteint l’autre ; mais elle ne peut ni retourner à la rive ancienne, ni jeter l’ancre entre les deux bords opposés. Si périlleux que semble le passage, il le lui faut achever, et, avec de la prudence, de la persévérance, de la décision, rien ne lui interdit d’y réussir. Au lieu d’être au terme d’une révolution avortée, la Russie est au début d’une longue évolution qui peut encore s’accomplir sans catastrophe, sans rupture brusque entre le passé et l’avenir ; mais pour que cette évolution, de l’absolutisme au régime constitutionnel, s’achève sans révolution, quelques mois ou quelques années ne suffiront pas ; il y faudra un demi-siècle de luttes, les efforts d’une au moins, de deux ou trois générations peut-être. » « En dehors du régime constitutionnel, a-t-il dit ailleurs, il n’y a plus d’issue pour le peuple russe[7]. »

Pour l’homme qui avait si admirablement analysé et décrit l’organisation et la psychologie religieuse de la Russie, l’ukase d’avril 1905 était un événement dont nul mieux que lui ne pouvait mesurer l’importance. La liberté religieuse, Anatole Leroy-Beaulieu l’avait demandée dans son livre ; il la salua avec enthousiasme quand elle parut assurée, il la défendit quand elle fut attaquée et retirée : c’est l’objet des deux articles que nous venons de citer. L’Empire des Tsars n’est pas habité par une seule race, un seul peuple ; on y trouve plusieurs religions et de nombreuses sectes ; tout autour du noyau grand-russe s’étendent des provinces frontières, des Oukraïnes, qui ne sont ni les moins prospères, ni les moins civilisées : la Finlande est protestante, la Pologne catholique, le Caucase arménien et musulman ; beaucoup de Moscovites de pur sang russe appartiennent, ouvertement ou en secret, aux sectes du raskol. C’est pourquoi la politique des partis de droite, le nationalisme intransigeant des « hommes russes, » les mesures de concentration autocratique de M. Stolypine, l’abandon de la méthode « libérale » vis-à-vis des religions non « orthodoxes, » n’avaient pas l’approbation d’Anatole Leroy-Beaulieu ; il croyait cette méthode dangereuse pour la Russie, il aurait préféré, pour elle, la liberté religieuse et « un régime constitutionnel... appuyé sur un large self-government régional. » Telles étaient ses vues ; il ne nous appartient pas de les discuter ; il suffit qu’elles aient été celles d’un ami sincère et désintéressé de la Russie et de l’un des hommes de tous les pays, — y compris la Russie elle-même, — qui l’ont sans doute le mieux connue.

Un empereur, un roi, un pape, une restauration, paru en 1879, est le recueil des premiers articles politiques, refondus et complétés, d’Anatole Leroy-Beaulieu. Napoléon III, Victor-Emmanuel, Pie IX, Alphonse XII y sont étudiés dans leur personnalité et dans leur politique. C’est, à propos d’eux, toute l’Europe et trente ans d’histoire que l’auteur fait revivre ; œuvre de maturité déjà, où apparaît une connaissance directe et personnelle des personnages et des faits, mais où l’on retrouve encore les traces de la ferveur du jeune pèlerin, qui s’enthousiasmait pour l’unification et la libération de l’Italie. L’étude sur Pie IX le montre « catholique libéral, » convaincu des dangers, pour l’Église, de l’esprit infaillibiliste et de l’excessive centralisation gouvernementale. Un des premiers parmi les écrivains catholiques, Anatole Leroy-Beaulieu indique les avantages qui peuvent résulter, pour l’extension du pouvoir spirituel et du magistère moral de la Papauté, de la perte de son domaine temporel.

Dans la France, la Russie et l’Europe, qui date de 1888, Anatole Leroy-Beaulieu analyse la situation de l’Europe au moment où un jeune empereur vient de monter sur le trône des Hohenzollern et où s’ébauche, entre Paris et Pétersbourg, une alliance destinée à faire contrepoids à la Triplice et à rétablir l’équilibre de l’Europe. Lorsqu’il s’en est allé, pour la première fois, en Russie, François Buloz lui a dit : « Allez voir si la Russie n’est pas une planche pourrie. » Il a vu ; il a constaté que, si l’écorce est, par endroits, attaquée, « le cœur du bois est sain. » Dans un chapitre très remarquable, il expose quels seraient, dans une alliance, les avantages des deux pays, l’apport de chacun d’eux, les risques inégaux qui en résulteraient pour l’un et pour l’autre. La conclusion est très favorable à la conclusion d’une alliance, alliance de paix, de sécurité, de garantie sur laquelle la France ne peut pas compter pour une politique de « revanche, » et à laquelle elle ne doit sacrifier ni ses grands intérêts en Orient[8], ni ses bonnes relations avec l’Autriche. Sur la nécessité, pour l’équilibre de l’Europe, de l’existence et de l’intégrité de l’empire des Habsbourg, sur l’avantage, pour nous, d’un rapprochement entre Vienne et Pétersbourg, Anatole Leroy-Beaulieu apporte des argumens que le temps n’a pas affaiblis. Au contraire, son étude sur la rivalité anglo-russe n’a plus qu’un intérêt historique ; il y expose très clairement la politique russe en Asie, ses fins, ses moyens. Il est piquant de remarquer que, cherchant quels alliés l’Angleterre pourrait trouver contre la Russie, en cas de conflit en Asie, Anatole Leroy-Beaulieu n’oublie que le Japon ; il a parfaitement vu et expliqué que le point vulnérable de l’empire russe était sur le Pacifique ; mais, d’où viendrait le coup, il ne l’a pas deviné : l’avenir réserve de ces surprises aux écrivains politiques[9] !

Après la Russie, l’Orient balkanique, l’Empire ottoman, ont été l’objet de ses études. Il ne nous a laissé aucun ouvrage important ni sur les Slaves des Balkans, ni sur les populations de la Turquie ; aussi bien n’en a-t-il pas fait une étude méthodique et complète. Ce qu’il va chercher en Orient, c’est l’application d’un principe de justice internationale : la libération des peuples. En Italie et en Allemagne, le principe des nationalités, venu de France, a fait son œuvre au détriment de la France ; dans le monde slave, dans la péninsule des Balkans, il servira la politique française en créant des contrepoids à la puissance germanique : c’est l’espérance d’Anatole Leroy-Beaulieu. Il trouve l’intérêt de sa patrie d’accord avec un principe supérieur de justice ; double raison pour lui de soutenir la cause des peuples d’Orient. Il fit campagne, en 1896, pour une intervention française en faveur des Arméniens. Dans son éloquente conférence : les Arméniens et la question d’Arménie[10], il demande que l’Europe, et, à sa tête, la France, obligent la Turquie à donner à toutes les nationalités des garanties de sécurité et des réformes, conformément au texte du traité de Berlin. L’intérêt de l’humanité et celui de la France, dans cette question arménienne, lui semblaient coïncider : il y voyait un cas particulier d’une loi générale qui fait qu’en Orient, la cause des peuples, sans en excepter le peuple turc, ne fait qu’un avec celle de l’influence française. Il connaissait, pour les avoir visités chez eux, tous les peuples de l’empire ottoman et il avait constaté quel est encore, parmi eux, le prestige de la France. Ces magnifiques vestiges de la grandeur de l’ancienne France, qui assurent à la France d’aujourd’hui, à sa langue, à ses intérêts politiques et économiques, une si précieuse avance sur ses concurrens, Anatole Leroy-Beaulieu ne comprenait pas qu’on en pût méconnaître l’importance, en compromettre le maintien. Son patriotisme et son libéralisme, si désintéressés et si purs, n’arrivaient pas à concevoir qu’un gouvernement français d’esprit sain pût sacrifier à des passions sectaires, à la chimère du laïcisme, les intérêts les plus évidens de la France. Dans un vigoureux article[11], il a flétri ici même les lois Waldeck-Rousseau appliquées par le cabinet Combes. L’état d’esprit de certains « radicaux » était, pour lui, une énigme indéchiffrable. « Nous croyons volontiers au patriotisme de tous, disait-il ; comment prétendre rester patriotes, si, dans le vote ou dans l’application des lois, on ne veut tenir aucun compte de la répercussion de ces lois sur la puissance du pays ? » Il se désespérait de penser que les solutions libérales, qui lui étaient chères, auraient été, en même temps, les plus favorables à l’influence française : « Et dire que, pour échapper à cet avilissement d’une double politique ou d’une double morale, pour conserver à la France le droit de porter la tête haute en face des nations, il n’y avait qu’à rester fidèle à soi-même, à se fier à l’esprit moderne, à la raison ou au bon sens français ; il n’y avait qu’à laisser la France donner, chez elle, l’exemple de ces principes qu’elle prétend représenter aux yeux des peuples, et qu’à reconnaître, à tous les Français, sans privilège pour les uns, sans exception pour les autres, l’égal bénéfice de la liberté, dans le droit commun ! » Tout Anatole Leroy-Beaulieu « libéral » et patriote est là ! Et voici comment cet homme, l’un des Français qui connaissaient le mieux les autres peuples, qui avait le plus réfléchi aux destinées et aux intérêts de la France au dehors, républicain et libéral sous l’Empire, concluait son article : « Le jour où, pour obéir aux sommations de l’anticléricalisme, la France aura lâchement abdiqué sa fonction de grande nation catholique, elle sera singulièrement diminuée aux yeux mêmes des peuples où le nom français avait gardé le plus d’éclat et le plus d’amis. Ce sera ; pour nous, le signal de la décadence définitive, de l’irrémédiable déchéance préparée et hâtée par des mains françaises. A l’heure fatidique des compétitions universelles, entre les peuples et les races, nous aurons, nous-mêmes, rejeté ou brisé, comme inutile, le traditionnel instrument de notre ascendant ou de notre suprématie au loin... Veut-on la caractériser d’un mot... je n’en trouve qu’un : la politique de l’anticléricalisme est, pour la France, une politique de suicide national[12]. »

J’ai déjà dit comment, après 1870, les études un peu flottantes, un peu « fantaisistes, » d’Anatole Leroy-Beaulieu s’étaient précisées et orientées vers un but : la reconstitution de l’intégrité et de la grandeur française, l’avènement de la justice internationale. Il ne séparait pas ces deux grandes causes, l’avènement de la justice internationale ayant pour condition essentielle et devant avoir pour premier effet la reconstitution de l’intégrité française. La question d’Alsace-Lorraine est partout, invisible et présente, dans les ouvrages de ce grand Français ; il en a peu écrit, mais il y a pensé toujours et il en a beaucoup parlé, dans ses cours, avec une émotion que ses auditeurs n’oublieront jamais. « Durant de longues années, je me suis demandé, anxieusement, quel était notre devoir et quel était notre droit vis-à-vis de l’Alsace-Lorraine. Avions-nous le devoir, avions-nous même le droit d’en parler, d’en écrire publiquement[13] ? » Il ne rompit le silence qu’en 1911, pour étudier la question de l’autonomie de l’Alsace-Lorraine et de la lutte pour la culture française ; il le fit avec un tact et une discrétion parfaite, mais aussi avec joie, comme s’il eût voulu, avant de mourir, libérer sa conscience. La solution, il ne la trouve pas dans un vague internationalisme humanitaire, dans une abdication de nos revendications françaises, mais plutôt dans la constitution d’une fédération européenne[14] ; il n’en aperçoit d’ailleurs la possibilité qu’à travers des obstacles pour le moment insurmontables, dont le premier est la question d’Alsace-Lorraine elle-même. Anatole Leroy-Beaulieu ne s’est laissé séduire par aucun des sophismes pacifistes qui ont cours aujourd’hui ; il était plus « humain, » cependant, que tous nos faiseurs de systèmes ; il l’avait prouvé par l’admirable et bien rare effort d’objectivité qu’il avait réalisé toute sa vie pour connaître les peuples étrangers et entrer dans leur mentalité. Nous sommes tous portés à mesurer les autres d’après notre propre échelle, à les juger d’après notre propre conception du droit. S’il existait, pour Anatole Leroy-Beaulieu, des critères invariables du juste et de l’injuste, il savait aussi se garder de prendre pour l’absolue justice ce qui n’en est que la forme relative, transitoire ou locale. Avant de juger, il s’efforçait de comprendre.il croyait que pénétrer l’âme des autres peuples, analyser leurs sentimens, interpréter leurs besoins, étudier leurs intérêts, ce n’est pas seulement la condition nécessaire pour les juger avec impartialité, c’est encore le moyen de mieux connaître, de mieux aimer notre propre pays, de comprendre, par une expérience personnelle, qu’il est le seul où nos intelligences puissent fleurir, nos âmes s’épanouir pleinement, le seul où nos morts parlent à nos cœurs et où les pierres mêmes ont un sens.


III

Il serait difficile et factice de faire une classification rigoureuse parmi les œuvres d’Anatole Leroy-Beaulieu. Toutes, sans en excepter même les œuvres politiques dont nous venons de parler, sont inspirées ou dominées par une idée morale, jusques et y compris une brochure datée de 1875 sur la Restauration de nos monumens historiques. Elles n’appartiennent pas à un genre nettement défini. Entre la Révolution et le Libéralisme (1890), la Papauté, le Socialisme et la Démocratie (1892), Israël chez les nations (1893), Le règne de l’argent (1894-1897), le Dialogue sur le socialisme et l’individualisme, les Doctrines de haine (1902), un grand nombre d’articles et de conférences, où sont abordés les sujets les plus variés, le lien est facile à saisir ; je le chercherais, pour ma part, non point tant dans les divers aspects de l’idée de liberté, si chère qu’elle ait été à Anatole Leroy-Beaulieu, que dans le développement, et je dirais presque, la prédication de l’idée de justice. Il n’est ni un historien, comme Taine ou Sorel, bien qu’il ait écrit d’excellentes. pages historiques, ni un économiste, comme son frère M. Paul Leroy-Beaulieu, bien qu’il ait abordé certaines questions qui touchent à l’économie politique, ni un publiciste spécialement occupé des affaires religieuses, comme Montalembert ou Veuillot, bien qu’il les ait étudiées avec passion : il est tout cela en quelque mesure, mais il est surtout autre chose : il est un moraliste, c’est-à-dire qu’il s’abstrait rarement de ses préoccupations morales. Il tempère même la rigueur de ses doctrines « libérales » en économie politique, en sociologie, par des considérations d’ordre moral. M. Pierre de Quirielle a bien raison d’hésiter à le ranger parmi les « doctrinaires ; » ce grand idéaliste a eu, certes, dans tous les domaines de la pensée, ses préférences et ses répugnances très caractérisées, mais il s’est toujours placé plus haut que les controverses doctrinales, il a toujours été prêt à subordonner ses opinions à ce qu’il croyait être la justice. On a dit de lui qu’il recherchait en tout « la justesse ; » disons tout simplement la justice. Il a poussé l’amour de la justice jus- qu’au degré héroïque qui est la charité. C’est là le point central de son œuvre, ce qui en fait l’unité, ce qu’elle renferme de plus bienfaisant et de plus durable. Cet amour de la justice. qui a été la lumière de sa vie, avait sa source dans l’Evangile, dans le sentiment chrétien très élevé et très large qui vivait dans son cœur et qui, de là, éclairait son intelligence et dirigeait son jugement ; il est le trait dominant de sa personnalité morale ; il donne à sa physionomie ce qu’elle a de plus noble, de plus désintéressé. Même ses prédilections pour la « liberté » sont, chez lui, une forme de ce besoin de justice. Lorsqu’un conflit s’élève dans son esprit entre les doctrines « libérales, » qui lui venaient de son milieu, de son éducation, de son goût personnel pour l’indépendance, et son ardent et profond désir de justice, c’est le second qui l’emporte.

Peu d’hommes de notre temps ont eu, du rôle du christianisme et en particulier de l’Église catholique, dans la société moderne, une idée plus grande qu’Anatole Leroy-Beaulieu ; peu d’hommes ont été plus préoccupés que lui de l’avenir de cette Église dont le pouvoir lui apparaissait comme le plus haut qui ait jamais existé en aucun temps et comme le seul capable, encore aujourd’hui, d’opérer dans les sociétés humaines cette réforme morale sans laquelle il estimait que toutes les autres sont caduques. Il pense, avec Saint-Simon, que le grand magistère moral de l’humanité doit appartenir à un pouvoir religieux ; et il croit, à l’encontre de Saint-Simon, que ce pouvoir peut être l’Église catholique et la Papauté. Il a beaucoup lu les grands catholiques de l’école « libérale ; » il voit, comme eux, l’avenir dans une alliance, une collaboration de l’Église et de la « liberté. » J’ai dit déjà comment il comprenait la « liberté ; » mais il n’était pas, comme ces foules dont parle Bossuet, prêt à suivre tous les faux prophètes, « pourvu qu’il en entende seulement le nom. » Il n’était pas un doctrinaire du « libéralisme, » moins encore dans le domaine religieux que dans le domaine économique. Dans l’introduction de son livre l’Église et le Libéralisme, il a soin de spécifier qu’il s’agit de la « liberté » politique, et que d’ailleurs « la liberté n’est qu’un moyen et non un but. » Il croit à la nécessité et à l’avenir de la « liberté » politique et il a beau regarder autour de lui, il ne découvre pas « pour les questions religieuses notamment, d’autres solutions que les solutions libérales. » La « liberté » qui lui est chère, ce n’est pas l’idole révolutionnaire, le principe abstrait et absolu condamné par Grégoire XVI et Pie IX, c’est plutôt les « libertés, » telles qu’on les comprend en Angleterre ou, au sens négatif, l’habeas corpus, les garanties des individus contre les abus du pouvoir, la faculté de résister à tout absolutisme humain, de ne subir aucune contrainte dans sa pensée et dans sa volonté. Il a horreur du jacobinisme qui sacrifie l’individu à l’État et qui aboutit, au nom de la « liberté, » à la pire des tyrannies. Il voit dans le christianisme la plus forte barrière contre cette absorption de l’individu ; il a affranchi l’homme ancien ; il garantira la « liberté » de l’homme moderne. Jésus-Christ est mort pour chaque individu, non pour l’Etat ou la société, et sa mort donne un prix infini à chaque âme individuelle ; elle condamne tous les genres d’oppression comme incompatibles avec la dignité de chaque homme. « Il faut qu’un peuple croie ou qu’il serve, » dit Anatole Leroy-Beaulieu citant Tocqueville. Voilà, si je le comprends bien, en quel sens il est un « catholique libéral ; » peut-être serait-il plus exact de dire qu’il est un libéral catholique.

Il a épanché dans son livre Les catholiques libéraux quelques-unes des angoisses de son propre esprit, partagé entre les sentimens profondément catholiques ancrés dans son cœur par son éducation et fortifiés par ses méditations intimes, et ses tendances « libérales » en politique et en sociologie. On y sent vibrer des accens très personnels, comme dans cette page éloquente où il s’élève contre Emile de Laveleye et combat sa proposition de faire adopter aux nations modernes le protestantisme comme plus compatible avec la liberté politique et la démocratie. Il ne va pas jusqu’à admettre, avec Tocqueville, que le catholicisme soit, de toutes les formes du christianisme, la plus favorable à la démocratie, mais il rejette aussi la proposition contraire. « Ce que l’Église combat dans la démocratie moderne, dit-il, ce n’est pas la démocratie elle-même, ce n’est ni l’égalité, ni la fraternité, c’est l’esprit de la démocratie contemporaine, ses passions, ses convoitises, ses instincts antireligieux, ses appétits de domination. » Ceux qui font la guerre au catholicisme préparent le lit de la révolution et du socialisme ; mais il faut bien se garder aussi de faire, de la lutte contre la révolution, de la contre-révolution, l’accompagnement obligé de la religion ; l’Église doit être au-dessus de tous les régimes politiques, la religion au-dessus des querelles des partis, car « en religion, non moins qu’en politique, la faveur des partis va presque toujours aux opinions les plus tranchées et aux thèses les plus outrées. » L’esprit mesuré d’Anatole Leroy-Beaulieu ne sympathise nullement avec Louis Veuillot dont il admire cependant le talent ; il craint, pour l’Église, cette domination du « laïcisme journalistique » qui s’arroge le droit de juger les évêques et à qui tout semble permis parce qu’il défend l’ultramontanisme. Entre les « ultramontains » et les « libéraux, » entre Veuillot et Dupanloup, Montalembert, Lacordaire, ses sympathies vont nettement au second groupe.

Qu’Anatole Leroy-Beaulieu, apôtre ardent de la liberté, ne soit cependant pas un « doctrinaire » du libéralisme et qu’il n’admire pas intégralement la révolution française et ses principes, c’est ce que prouve surabondamment son ouvrage La Révolution et le Libéralisme qui parut d’abord ici même, en 1889, après l’Exposition du Centenaire, et qui est l’un des plus originaux qu’il ait écrits. Il est l’adversaire de tous les blocs ; ses conceptions sont assez larges et assez élevées pour lui permettre de faire une place dans ses admirations même à des idées qui pourraient sembler contradictoires. Il est un aristocrate de la pensée, il se refuse à penser avec la foule ; penser ne peut être, à ses yeux, qu’un acte individuel et personnel, l’acte par excellence où se révèle la liberté de chaque homme. En face du culte officiel de la Révolution, il maintient son droit de juger, d’exercer sa critique personnelle. Ses articles sont moins amers, moins profonds peut-être aussi, que les fortes Remarques sur l’Exposition du Centenaire de Vogüé. Anatole Leroy-Beaulieu est un psychologue moins pénétrant, un logicien moins rigoureux que Taine, dont il admire les travaux sans approuver toutes ses conclusions, mais il met peut-être mieux en lumière tout ce qu’a de complexe l’œuvre de la Révolution ; il fait mieux le départ de ce qui, pour lui, mérite de survivre et de ce qu’il voudrait voir disparaître. Somme toute, malgré ses réserves, Anatole Leroy-Beaulieu est plutôt un défenseur de la Révolution ; elle a lancé dans le monde une conception nouvelle du droit, droit des individus, droit des nationalités, droit de résistance à l’oppression ; et c’est de quoi il lui est reconnaissant. Les « Droits de l’homme, » tels qu’ils ont été écrits par les Constituans, lui apparaissent comme la base indestructible de toutes les libertés sans lesquelles nous ne pourrions plus vivre. Il regrette que les révolutionnaires aient fait table rase d’un passé où subsistaient d’excellentes institutions, il se fait le défenseur attristé de la tradition abolie, il constate que la Révolution a échoué dans son œuvre politique, mais il reconnaît que son œuvre sociale a réussi : elle a établi l’égalité.

La partie la plus originale de ce livre est celle où Anatole Leroy-Beaulieu expose « les mécomptes du libéralisme ; » on l’y sent partagé entre son penchant théorique pour le « libéralisme » et la constatation loyale de certaines de ses conséquences. Le libéralisme, — c’est la définition qu’il en donne, — a prétendu résoudre toutes les questions au moyen de principes abstraits ; il a été » rationnel, spéculatif, idéaliste, optimiste même ; » il a voulu faire tout découler de deux principes : liberté, égalité. Partout il a éprouvé des mécomptes. « L’essence du libéralisme moderne, c’est d’être rationnel avant tout ; » or, il est impossible de plier le monde « aux déductions absolues de la raison abstraite et du droit spéculatif. » De là maintes désillusions. La démocratie, issue de lui, s’est retournée contre lui ; elle ne s’est pas contentée des solutions libérales, elle a fait appel à la loi ; elle est restée « éprise des maximes abstraites et absolues du rationalisme politique, » mais la notion d’égalité est passée au premier rang. « Ce besoin de liberté, qui répond aux plus nobles instincts de l’esprit, était moins fort que le goût d’égalité qui flatte les moins nobles. La notion de liberté s’est étendue au domaine social et elle a signifié « affranchissement du joug de la pauvreté et du travail. » L’idée de « liberté, » le sens du mot « libéral, » ont été faussés. La démocratie a été ainsi, pour le libéralisme, une cause de perversion.

Dans quatre domaines le libéralisme a prétendu appliquer ses solutions, partout les résultats ont été contraires à ceux qu’on avait espérés.

Mécomptes politiques. Le libéralisme prétendait transporter le gouvernement de la nation à ses élus ; on pensait qu’ainsi le gouvernement deviendrait plus national et plus compétent. On a eu le règne des partis, une moitié de la nation foulée et opprimée par l’autre ; la politique est devenue un métier où réussissent souvent les plus médiocres et les moins scrupuleux. La multitude ne comprend pas la liberté ; « elle identifie la liberté avec le pouvoir, et, s’imaginant être libre dès qu’elle peut tout, elle traite en ennemis de la liberté les hommes assez osés pour braver sa puissance. »La liberté ne saurait résulter non plus des groupemens locaux ou corporatifs, car, « ce néo-fédéralisme démocratique, la liberté et les droits individuels, dont le respect est la mesure de toute vraie liberté, n’ont, contrairement à de spécieuses illusions, rien à en espérer. » Ainsi la démocratie aboutit à la tyrannie au nom des droits de l’État et des intérêts généraux, à l’anarchie au nom des droits de la commune et des intérêts locaux ou de classe. Anatole Leroy-Beaulieu s’apitoie, en un passage éloquent où l’on sent vibrer l’accent de ses déceptions personnelles, sur la ruine des anciennes espérances des libéraux.

Mécomptes dans les questions nationales. On avait cru renouveler, par l’application du principe des nationalités, la base des relations internationales ; « de l’égale liberté des nations devait sortir la fraternité des peuples. » Mais on avait mal défini ce que c’est qu’une nation, et il s’est trouvé un Bismarck pour « ramener hypocritement l’Europe au vieux droit de conquête. » Au principe national, la démocratie tend à substituer l’internationalisme.

Mécomptes dans les questions religieuses. On se flattait de résoudre la question des relations de l’Église et de l’État par la liberté et la tolérance ; mais l’État démocratique s’est laissé entraîner à l’irréligion, à la guerre contre la religion. Même la séparation de l’Église et de l’État ne serait pas un remède, car l’Etat ne peut pas ignorer les religions et elle serait, par ailleurs, funeste à la puissance française[15].

Mécomptes dans les questions économiques. Là aussi on s’était flatté de tout résoudre par la liberté, en proclamant l’incompétence de l’État ; là aussi on aboutit à un échec ; partout la démocratie fait appel à l’État ; l’Allemagne est étatiste, l’Angleterre elle-même le devient.

Ainsi l’avènement de la démocratie a dérangé les calculs du libéralisme. Le problème est aujourd’hui de concilier la démocratie et la liberté, car la liberté est d’autant plus nécessaire que la démocratie est plus triomphante et plus portée à abuser de sa victoire. Au surplus, les choses politiques sont contingentes ; il ne faut pas essayer de les plier à la rigidité d’une doctrine. « La vérité, c’est que, en politique, il n’y a pas d’ordinaire de solution définitive ; c’est que les doctrines absolues ne peuvent s’appliquer, dans toute leur intégrité, au monde mobile des faits. La vérité, c’est que, pour opérer un changement durable dans les mœurs et dans l’esprit public, il faut plus de temps, plus d’efforts, plus de luttes que ne l’imaginaient nos pères ; c’est que la fondation d’un gouvernement libre est une œuvre singulièrement plus longue et plus compliquée qu’ils ne l’avaient rêvé. La vérité, enfin, c’est que le libéralisme, non moins que l’ancien dogmatisme autoritaire, a eu, lui aussi, des prétentions démesurées ; c’est qu’il a eu trop de foi dans les formules, qu’il a montré trop de dédain pour les droits historiques et les institutions traditionnelles, qu’il a trop cru à la facilité d’édifier un gouvernement sur des notions abstraites ; c’est, en un mot, qu’il a trop présume de l’Homme et de la Raison, et peut-être aussi de la Liberté, qui ne saurait être sa fin à elle-même, et qui ne possède pas toujours l’efficacité pratique ou la vertu créatrice que nous nous plaisions à lui attribuer ; car, si elle favorise le développement intellectuel et matériel des sociétés, la Liberté ne saurait suppléer aux doctrines morales, les seules dont une civilisation se nourrisse et vive.

« La faute ou, mieux, l’erreur du libéralisme, c’est de s’être montré trop spéculatif, trop dogmatique, trop optimiste. Cette noble erreur, qui tenait à l’époque où il est né, aux parens dont il est sorti, il l’a durement expiée ; l’événement l’en a, d’habitude, assez corrigé. Pour avoir, dans sa jeunesse, donné sur un écueil, le siècle vieillissant serait malavisé de s’aller jeter sur recueil opposé. Après avoir eu trop de foi dans la force des idées et dans l’ascendant de la raison, il serait triste de se laisser choir, par découragement, dans le scepticisme, dans le pessimisme, dans l’empirisme, où trop de libéraux désabusés sont enclins à se précipiter[16]. »

J’ai tenu à ne rien retrancher de cette page éloquente ; elle montre à quel point l’esprit d’Anatole Leroy-Beaulieu est exempt de dogmatisme, ouvert à toutes les idées, prompt à saisir les aspects multiples de la réalité et à les exposer avec une entière loyauté. M. Frédéric Masson, dans la séance publique des cinq Académies, a prononcé sur lui un mot très juste, dont cette page est la vérification : « A force d’avoir éduqué son libéralisme, il en avait perdu les préjugés. »

S’il en fallait donner d’autres preuves, on les trouverait dans le livre : la Papauté, le socialisme et la démocratie[17] qu’il écrivit à propos de la mémorable encyclique de Léon XIII sur la Condition des travailleurs. Il avait trop le sens inné de la grandeur morale, il avait une idée trop élevée du magistère spirituel de la Papauté, pour ne pas admirer de toute son âme le geste historique du Pape, gardien et interprète de la morale éternelle, qui a tracé, en face des conditions nouvelles du travail issues de l’industrialisme, les droits et les devoirs des employeurs et ceux des travailleurs, et les voies qu’il faut suivre pour aboutir à la paix sociale. Au point de vue religieux, Anatole Leroy-Beaulieu apprécie la portée de l’initiative hardie qui aurait pu, si elle avait été mieux comprise des catholiques et des travailleurs, faire du Saint-Siège l’arbitre suprême de la justice dans les rapports sociaux, le tuteur impartial de tous les droits. Ainsi avaient, de tout temps, parlé les Pères et les Docteurs ; ainsi avaient agi autrefois les grands pontifes pasteurs des peuples, législateurs des sociétés ; ainsi, à son tour, parlait leur successeur. Le moraliste qu’est avant tout Anatole Leroy-Beaulieu applaudit au langage de Léon XIII : « Les riches, les hautes classes, sont inconsciemment les grands facteurs du socialisme. Leur vie est une prédication contre la société. Combien se préoccupent de la mission sociale de la richesse ? La légitimité de la fortune est sans cesse mise en question par la façon dont le monde en use et en mésuse... » Mais, du point de vue économique, il fait quelques réserves et exprime certaines craintes ; ce qui l’inquiète, c’est l’intervention de l’État, l’Etatisme. Et il est curieux, ici, de voir son « libéralisme » anti-étatiste aux prises avec le sentiment profond de la justice qui est l’essence de sa nature morale. Il reconnaît que l’enseignement du Pape est bien « la justification philosophique du droit d’intervention de l’État. » La difficulté est dans l’application, dans la fixation d’une limite. « D’hommes qui n’admettent en aucun cas l’intervention de l’État, j’avoue que, pour ma part, je n’en connais point. » Le laissez faire absolu n’est ni possible, ni souhaitable. « L’État, notamment, est tenu de veiller à la liberté aussi bien qu’à l’exécution des contrats, au respect de la morale et de la dignité humaine dans l’atelier et dans l’usine, à la sécurité du travailleur dans la mine ou dans la fabrique ; il est tenu, en particulier, de défendre contre les périls d’un labeur excessif ou prématuré les enfans, les adolescens, les jeunes filles, tous ceux qui, par leur âge ou par leur sexe, semblent incapables de se protéger efficacement eux-mêmes. » Ce sont de très larges concessions, et qui peuvent entraîner tout le reste, car la borne est bien difficile à déterminer. Anatole Leroy-Beaulieu redoute qu’on ne se laisse séduire par les théories de « l’Etat providence ; » il dénonce le caractère anti-chrétien de cette déification de l’État ; il craint que l’on ne cherche à étendre le sens des paroles positivement dites par le Pape, au lieu de prendre garde plutôt à toutes les précautions dont l’encyclique a soin d’entourer l’intervention de l’Etat. « Oui, Très Saint-Père, s’écrie-t-il, nous nous défions de l’État, monarchique ou républicain, populaire ou bourgeois, parlementaire ou césarien ; nous nous défions de sa prudence, de ses lumières, de ses doctrines et de ses visées ; nous nous défions de ses procédés, de ses méthodes, de son goût de réglementation, de ses engouemens et de son outrecuidance ; nous nous défions de sa moralité, de sa conscience, de sa probité. Il nous est malaisé de voir en lui l’organe du Droit et l’instrument de la Justice. »

C’est par des organismes vivans, corporatifs, qu’Anatole Leroy-Beaulieu, avec Léon XIII, préférerait voir résoudre les problèmes sociaux ; il souhaite le développement des syndicats professionnels ; il est d’avis de leur conférer la personnalité civile. Mais, avant tout, et c’est toujours là qu’il en revient, la question sociale ne sera résolue que par une réforme morale. Convertissez-vous ! Allez au peuple ! Il le prêche avec Tolstoï. Il admire ceux qui se vouent aux œuvres sociales. « Si j’étais né un quart de siècle plus tard, il me semble... que j’irais, moi aussi, grossir le nombre de ces échappés du scepticisme qui s’ingénient, à la Pascal, à trouver la foi dans les œuvres. » A relire, après vingt ans, ce livre qui fut, en son temps, très discuté, j’y retrouve bien la marque d’une intelligence imprégnée des principes du « libéralisme » économique, d’un « libéralisme » très éclairé et très « éduqué, » mais j’y retrouve surtout le langage généreux et noble qui vient du cœur de ce grand affamé de justice.

« En étudiant l’action du Juif et le moderne Israël, comme en examinant les enseignemens du Pape sur le socialisme et sur la démocratie, j’ai toujours en vue le même objet : la liberté religieuse et la paix sociale. Caritas et pax, telle est ma devise. » Ainsi s’exprime Anatole Leroy-Beaulieu à la fin de la préface d’Israël chez les Nations. Et, de fait, tous ses livres sur les questions sociales, religieuses et morales ne sont, à les bien prendre, qu’un seul et même livre, un seul et même combat pour la justice et la paix. Son âme idéaliste, son intelligence nourrie en un temps de confiance optimiste en la « liberté, » assista avec un étonnement douloureux à l’explosion des haines sociales, nationales ou religieuses : commune de Paris, socialisme, anticléricalisme. Il fut blessé dans la délicatesse de ses sentimens les plus intimes, les plus personnels, par ces déchaînemens de passions et de violences ; il fit un effort méritoire pour les comprendre tout en les combattant. Israël chez les Nations[18] est un chef-d’œuvre de haute impartialité et d’information scrupuleuse. Pour connaître et peindre la vie juive, il voulut voir de ses yeux toutes les principales communautés israélites d’Europe, pénétrer dans les ghettos les plus sordides, interroger lui-même les rabbins, les membres les plus représentatifs des colonies juives, sur leurs idées, leurs tendances, leurs croyances, leurs mœurs. La première règle de l’honnêteté professionnelle, pour un écrivain politique, c’est de se renseigner exactement, d’envisager tous les aspects du sujet qu’il aborde : personne n’a observé cette règle, dans un sujet plus délicat, avec plus de conscience qu’Anatole Leroy-Beaulieu. L’abondance des renseignemens pris sur le vif, des impressions personnelles, donnent à son livre un intérêt durable et le fera vivre comme un témoignage véridique sur l’état social des Juifs d’Europe à la fin du XIXe siècle.

Dans son ardeur à redresser les injustices, Anatole Leroy-Beaulieu ne concède même pas à James Darmesteter que le Juif ait été un agent de destruction des sociétés vieillissantes et qu’il ait ainsi travaillé à en faire sortir des sociétés nouvelles et supérieures ; ce rôle historique, dont le grand écrivain et philologue juif fait gloire à Israël[19], et dont les antisémites lui font grief au nom du droit de légitime défense des sociétés nationales contre les élémens hétérogènes qui menacent leur homogénéité et leur existence, Anatole Leroy-Beaulieu le conteste. Il ne voit, dans l’antisémitisme, qu’une aberration du sentiment populaire dans les démocraties modernes ; il le combat comme un sentiment bas, indigne d’un peuple civilisé et libre, comme une injustice dont un chrétien doit rougir, comme un danger enfin, car il risque de détourner l’énergie des peuples modernes de la réforme morale interne qui seule recèle le secret de leur salut.

« Elles sont malades, s’écrie-t-il, nos sociétés contemporaines, plus malades, peut-être, que ne l’imagine le plus convaincu des antisémites. L’erreur de l’antisémitisme est de se méprendre sur les causes du mal et sur le siège du mal. Il n’en aperçoit et n’en veut apercevoir qu’un symptôme, et ce symptôme, il le prend pour le principe morbide. L’antisémitisme est essentiellement « simpliste » comme on dit aujourd’hui : la complexité des phénomènes sociaux lui échappe, et cette infirmité, qui devrait être sa condamnation, est pour beaucoup dans ses succès près du populaire, dont la simplicité se laisse toujours séduire à ce qui lui semble simple... Il n’est pas vrai que, pour rendre la santé aux nations modernes, il suffise d’en retrancher le Sémite, comme le fer d’un chirurgien extirpe un kyste ou une excroissance maligne. Le mal est autrement grave et autrement profond. Le mal est en nous-mêmes, dans notre sang, jusque dans la moelle de nos os ; ce n’est pas un corps étranger qu’il suffise, pour guérir, d’enlever de nos chairs. Les Juifs seraient jusqu’au dernier bannis de la terre de France, Israël aurait disparu de la face de l’Europe que la France n’en serait guère plus saine, ni l’Europe mieux portante. La première chose, pour guérir, c’est de connaitre sa maladie. Or, l’antisémitisme nous fait illusion ; il nous aveugle sur nous-mêmes en s’efforçant de nous faire croire qu’au lieu d’être en nous, la cause de notre mal est hors de nous. Pas d’erreur plus dangereuse... »

« L’avènement de la justice sur la terre a été le rêve de Juda ; » c’est aussi celui d’Anatole Leroy-Beaulieu, et c’est de ce point de vue qu’il est revenu, à plusieurs reprises, sur la question juive, par exemple dans l’Antisémitisme, conférence faite à l’Institut catholique de Paris, le 27 février 1897[20], et dans un chapitre des Doctrines de haine, qui est aussi une conférence faite à l’École des Hautes Études sociales[21]. On était alors en pleine « affaire Dreyfus ; » les passions les plus violentes divisaient entre eux les Français, et l’on apercevait, dans cette tourmente politique et sociale, un mélange incroyable, chez les mêmes hommes, des sentimens les plus nobles avec les moins avouables ; dans de telles crises qui sont, pour parler comme Anatole Leroy-Beaulieu, de véritables « guerres civiles morales, » qui retentissent jusque dans l’intimité des consciences, le plus difficile n’est pas de faire son devoir, mais de savoir où est le devoir. Pour Anatole Leroy-Beaulieu le devoir fut avec tout ce qui unit contre tout ce qui divise, contre tous les « blocs, » contre tous les « anti ; » il voyait avec chagrin s’amonceler, entre Français, des haines qui ne pouvaient manquer de se traduire par de longs troubles civils et par un affaiblissement du rayonnement extérieur de la France. Les haines s’engendrent les unes les autres. Dès 1897, parlant à des catholiques sur l’antisémitisme, il condamnait avec vigueur « l’action actuelle de la franc-maçonnerie comme nuisible à la patrie française, funeste à la société contemporaine ; » mais il mettait son auditoire en garde contre les périls de l’antisémitisme : « Les violences des uns ouvrent la voie aux violences des autres. On commence par le juif, on finit par le jésuite. Prenez garde que l’histoire ne se répète encore. »

En 1902, la prophétie se réalisait ; on était en pleine crise d’anticléricalisme et Anatole Leroy-Beaulieu se désolait de tant de germes de division semés entre Français « L’anticléricalisme se retourne, en quelque sorte, contre le protestant et le juif... Chaque campagne anticléricale ranime et l’antisémitisme et l’antiprotestantisme. C’est, à mes yeux, une des raisons de repousser, résolument, l’anticléricalisme. J’oserai dire : semez l’anticléricalisme et vous récolterez l’antiprotestantisme et l’antisémitisme, car la guerre appelle la guerre, et l’intolérance, l’intolérance. » Un pouvoir libre de toute passion confessionnelle, tel est, selon lui, le meilleur remède. Dans l’état actuel de la France, toutes les tentatives qui, sous prétexte d’unité morale, aboutissent en fait à l’oppression d’une minorité, sont nuisibles à l’intérêt national : l’égalité devant la loi est la seule sauvegarde. « Liberté, tolérance, paix, » telle est, ici, comme dans tous ses livres, la conclusion d’Anatole Leroy-Beaulieu. A tout ce qui nous divise, opposons le patriotisme qui nous unit.

«... Mais où est notre idéal ? Il est écrit : le cœur de l’homme est là où est son trésor. Où est notre trésor ? N’est-ce pas dans les coffres du banquier juif ? Là est notre cœur, tout comme le cœur du Sémite. Le mal est que nous n’avons plus ni foi ni enthousiasme ; nous ne savons trop que croire, ni de quel idéal nous éprendre... Notre monde moderne ne croit plus qu’à la richesse. Et cette foi au dieu dollar, ni l’Europe, ni l’Amérique, n’ont eu besoin qu’elle leur fût prêchée par des apôtres de Judée[22] ? » Cette phrase d’Israël chez les nations résume l’idée qui inspire la série d’articles, non réunis en volume, parus dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1894 au 15 janvier 1898 ; ils constituent sous ce titre : Le règne de l’argent, comme un complément, une suite d’Israël chez les nations. Anatole Leroy-Beaulieu veut y démontrer que la toute-puissance du dieu Mammon, à notre époque, n’est pas le fait des Juifs, mais bien la conséquence d’une double transformation : transformation économique qui a amené la prépondérance de l’industrie et de la richesse mobilière ; transformation politique qui a amené l’établissement des régimes démocratiques qui toujours aboutissent, « au moins pour un temps, à la royauté de l’argent. » Elle est aussi et surtout la conséquence de l’affaiblissement de la foi et de l’abaissement de la moralité. Juifs et chrétiens sont entraînés par le même courant d’incrédulité, d’amour du luxe et des jouissances ; ils aiment également l’argent, « lettre de change sur toutes les voluptés. » Le vieil idéalisme juif disparait comme le grand renoncement chrétien : « le juif a oublié son Messie et le chrétien ne se souvient plus de son Sauveur. » « La soif dévorante, la soif diabétique de l’argent » est la caractéristique de nos sociétés démocratiques. « La démocratie enfante la ploutocratie. Quel remède à cette décadence des mœurs publiques ? Ce n’est pas l’intervention de l’État ; l’étatisme ne fait que développer le mammonisme... La loi est chose morte ; elle n’a point en elle de principe de vie. Elle n’a jamais arrêté la décadence des nations. Tolstoï et les mystiques ont raison, à travers toutes leurs outrances ; ni l’Etat, ni la loi, ni même la science n’ont de quoi fermer les plaies de nos sociétés. Le remède efficace est au dedans de nous, dans la rénovation morale. » Ce mai des sociétés contemporaines est un mal moral sur lequel peuvent seuls agir des remèdes moraux. « Le mal n’a pas son principe à la Bourse, mais dans nos cœurs et, pour le réprimer,... il faut une réforme intérieure, une réforme morale... Je ne sais qu’une façon de réformer la société, c’est de réformer les individus. » Pour entreprendre une telle conversion, « il nous faudrait des prophètes et des saints. » Anatole Leroy-Beaulieu n’est-il pas un prophète lui-même, si c’est être un prophète que de passer toutes les idées au crible de la loi morale, d’envisager toutes les questions sous l’angle de l’éternité, sub specie æternitatis, de se refuser à les voir sous l’aspect matériel des lois de l’économie politique « orthodoxe, » sub specie pecuniæ, et de prêcher la conversion des pécheurs pour le salut de la société ? Tels passages, que nous avons cités, font penser à Isaïe ou à Daniel. « S’ils s’inspiraient de l’Evangile, les chrétiens redouteraient plutôt d’être riches ; mais reste-t-il des chrétiens parmi nous ? Sous le froc du moine sans doute ou sous la guimpe de la sœur de charité. J’aperçois bien encore des catholiques, des protestans, voire des orthodoxes, qui croient et qui prient, mais combien de chrétiens parmi eux ? Pour la plupart, le christianisme s’est figé en formules et en rites[23]. » Le retour à l’esprit de l’Évangile, en même temps qu’il est le sel de la vie chrétienne, peut aussi devenir le prétexte de dangereuses perversions lorsqu’il renie toute direction et toute autorité, lorsqu’il cesse d’être mesuré et humain pour se perdre dans les nuages de l’humanitarisme anarchique d’un Tolstoï, dans les rêveries mystiques d’un Joachim de Flore : « qui veut faire l’ange fait la bête. » Anatole Leroy-Beaulieu s’est gardé de ces aberrations. Il a beaucoup lu l’Évangile et l’Ancien Testament ; il a médité les phophètes d’Israël dont s’alimentait son grand rêve de justice et de paix ; mais il n’est jamais tombé dans « l’Évangélisme. »

« Des prophètes et des saints, » l’âge n’en est-il pas passé ? Et qui donc aujourd’hui les écouterait ? « Il paraîtrait, sur les places de nos modernes Ninives, un Isaïe aux lèvres de feu, un Jonas la tête couverte de cendres, ou un jeune Daniel aux regards enflammés, que la foule, sceptique et souriante, n’en courrait pas moins à ses plaisirs et à ses affaires, au turf et à la Bourse[24]. « Telle est la conclusion aussi éloquente que décevante de cette série d’articles sur le règne de l’argent : vox clamantis in deserto ! La réforme morale serait seule efficace, mais elle est impossible. Que faire alors ? Se retirer dans le désert, sur un idéal rocher de Pathmos, et, de là, jeter l’anathème à la corruption du siècle ? Anatole Leroy-Beaulieu s’arrête devant cette conséquence logique et, par une heureuse contradiction, dans sa vie active, il se garde de le mettre en pratique.

Ces études où il touche aux questions sociales et économiques, si elles ne révèlent peut-être pas, disons-le franchement, un théoricien très supérieur de la science économique, sont particulièrement intéressantes pour la connaissance, de la méthode et du caractère, — c’est tout un, — d’Anatole Leroy-Beaulieu. Il recherche en tout la justice et la mesure ; il a le goût des nuances et des distinctions sans lesquelles les jugemens, inspirés souvent par la passion et le préjugé, risquent de tomber dans l’injustice ; une vérité partielle, trop vite généralisée et transformée en loi, conduit aux pires erreurs ; ces vérités globales, ces vérités « en bloc, » qui recouvrent souvent les plus odieux mensonges et abritent les plus détestables oppressions, il les fuit avec horreur. Dissiper des préjugés, faire tomber des haines pour aboutir à la paix sociale et nationale, voilà son but.


IV

« Presque tous les hommes illustres sont, dans leur vie, plus petits que leurs œuvres ; il y en a très peu qui échappent à cette dissection. » C’est M. Emile Faguet qui s’exprime ainsi dans son nouveau livre sur La Fontaine[25]. A la règle qu’il pose, Anatole Leroy-Beaulieu est une notoire exception. Il est supérieur à ses œuvres, il les domine ; elles traduisent ses idées, ses efforts à la poursuite de la justice. Ce qui nous intéresse surtout, dans ses écrits, — son grand ouvrage sur la Russie mis à part, — ce que la postérité retiendra, c’est l’orientation générale de sa pensée au milieu des problèmes qui ont occupé son époque ; j’en ai indiqué les points fixes, la ligne directrice, la préoccupation dominante, qui est toute morale, toute pénétrée d’idéalisme. Il est de cette lignée de grands bourgeois « libéraux » qui commence à Royer-Collard, à Benjamin Constant, qui se continue avec les Casimir Perier et les Guizot, pour aller s’éteignant avec les Léon Say et les Aynard ; ils ont cru à la « liberté politique » et ils ont pensé la réaliser sous Louis-Philippe ; ils ont espéré, d’après Cobden et Bastiat, avec de grands chrétiens comme Gratry, voir sortir de la « liberté économique » une fraternité nouvelle des hommes et des peuples ; ils s’inspiraient de l’exemple d’une Angleterre « libérale » qui, elle-même, a disparu, si tant est qu’elle ait jamais existé telle qu’ils se la représentaient. Il y avait, certes, dans toutes ces conceptions, une part d’illusions, mais il est de pires illusions ! Par là, Anatole Leroy-Beaulieu appartient à un passé qui ne reviendra pas, du moins sous la même forme. Mais je crois avoir montré que tout son système d’idées n’est, chez lui, que l’écorce de l’homme pensant ; elle recouvre une âme infiniment sensible et délicate, sous un extérieur froid et presque distant, un cœur enthousiaste et généreux, enflammé, pour la justice et la liberté, non pas d’une passion théorique et idéologique, mais d’un amour effectif qui s’applique à tous ceux, peuples ou individus, qu’il estimait victimes de l’injustice ou de l’oppression. L’idéologie d’Anatole Leroy-Beaulieu était profondément imprégnée de christianisme, de foi catholique.

J’ai indiqué la nuance de son catholicisme, à la fois « libéral, » en ce sens qu’il se faisait l’idée la plus élevée de la valeur sans seconde d’une âme humaine, d’un individu humain, d’une pensée humaine, et du respect que mérite une si haute dignité, — et traditionnel, en ce sens que sa foi reconnaissait l’autorité établie dans l’Église et acceptait l’enseignement séculaire de la doctrine. Apôtre de la réforme morale, il en voyait l’instrument indispensable dans la religion, et spécialement dans le catholicisme. La rupture de tout lien entre l’Église et l’Etat lui semblait une aberration également funeste à ces deux grands pouvoirs moraux ; aussi, au moment où fut votée, en France, la séparation de l’Église et de l’État, vit-on ce grand « libéral, » adversaire de l’étatisme, s’unir aux plus notoires des catholiques « sociaux » pour informer le Pape qu’il existait, chez nous, des catholiques persuadés que l’Église et l’État avaient l’un et l’autre intérêt à ne pas vivre en ennemis, à ne pas s’ignorer l’un l’autre, et qui les regardaient, selon l’enseignement traditionnel de l’Église, même lorsqu’ils sont séparés par des différends passagers, comme des collaborateurs naturels à une même œuvre de justice et de salut social.

Si l’on trouve, dans l’œuvre d’Anatole Leroy-Beaulieu, des traces d’idéologie, il faut, en revanche, admirer, dans sa vie, une magnifique et féconde activité. Une âme d’apôtre vivait en lui, si c’est être apôtre que de n’écrire et de ne parler que pour communiquer aux autres une pensée toujours élevée, toujours généreuse. Son grand apostolat fut son enseignement à l’Ecole libre des Sciences politiques. Comme professeur d’abord, comme directeur plus tard, il se sentait chez lui dans cette maison de Boutmy, de Taine, de Sorel, de Vandal ; il y trouvait un milieu d’idées sympathiques aux siennes, une même passion désintéressée de bien servir la patrie en lui préparant, au dedans, des citoyens éclairés, des fonctionnaires, des hommes d’Etat capables de travailler pour le bien public et de refaire une France forte ; au dehors, des amis impartiaux qui sachent rendre justice à notre pays si jalousé, si calomnié. Anatole Leroy-Beaulieu était surtout professeur ; il avait la vocation de l’enseignement, car enseigner, c’est se donner, établir entre ses auditeurs et soi une communion de pensées ; il aimait sa chaire autour de laquelle se pressaient des élèves venus de tous les pays du monde ; il a fait ainsi, par sa parole, passer un peu de sa grande âme généreuse dans les réalités politiques de son temps. C’était une joie pour lui, quand il lui arrivait, — et c’était fréquent, — dans quelque ville lointaine, d’être reconnu et salué au passage d’un « mon cher maître, » par quelqu’un de ces anciens élèves qu’il avait essaimes dans toute l’Europe. Nombreux sont aujourd’hui les hommes d’Etat, les parlementaires, les diplomates européens qui s’honorent d’avoir été ses disciples. On connaissait, à l’étranger, la droiture et la loyauté de son esprit, la haute impartialité qui faisait de lui l’un des rares hommes qui fussent pleinement capables d’apprécier et de proclamer les mérites de chaque peuple ; aussi était-il presque plus populaire au dehors que dans son propre pays. On ne savait pas assez, en France, quel prestige auréolait sa personnalité hors de nos frontières, ni que l’autorité de son nom était, pour notre patrie, un honneur et une force. Il le savait, lui, et c’était la joie de sa vie, car il était ardemment, profondément patriote, bien qu’avec discernement et sans ostentation. Il était de ceux qui se refusent à danser sur le « tréteau banal. » Nullement courtisan de l’opinion, il ne craignait pas de la heurter ; dût-il rester seul, il disait ce qu’il croyait devoir dire. Peut-être ne lui déplaisait-il pas trop de se sentir très loin du vulgaire profane : les prophètes ont toujours été secrètement flattés de prêcher dans le désert ; ils sont, par essence, des isolés ; ils ne sont pas des conducteurs d’hommes, et, si la masse les écoutait, ils perdraient leur raison d’être. Anatole Leroy-Beaulieu avait une aversion instinctive pour les idoles de la foule. Il ne partagea « l’engouement » public ni pour Boulanger, ni pour Skobeleff, « un Boulanger qui avait gagné des batailles. » Nous avons vu qu’après avoir été l’un des promoteurs de l’alliance franco-russe, il a jeté sur les entraînemens exagérés des avertissemens utiles. Il ne vibre pas avec l’âme populaire ; il ne change pas avec l’opinion, cette « reine évaporée » de notre époque. Pendant « l’affaire Dreyfus, » il ne prit pas parti publiquement, s’efforçant de juger de haut, de planer au-dessus des passions déchaînées. Ses préférences ne se traduisaient jamais en paroles sonores, en périodes bien équilibrées, comme celles de cet autre « libéral » qu’était Emile Ollivier. Il a dit lui-même qu’il « n’avait rien de l’avocat » et il a dit vrai. Il n’était pas non plus homme de parti ; aussi les partis ne l’ont-ils pas accueilli et est-il resté en dehors des assemblées politiques. Il était mauvais candidat, même, dit-on, à l’Académie française, où il aurait vivement souhaité d’entrer et où il aurait été à sa place.

Ce qui demeure, en définitive, de lui, c’est surtout, — outre son grand ouvrage, — ce qui, tout d’abord, ne frappe pas le regard : son exemple, son enseignement, ses élèves. Cette haute et douce figure était celle d’un patriote, d’un bon ouvrier de la grandeur nationale, qu’il ne séparait pas du progrès et du bonheur de l’humanité. Et s’il est vrai de croire, avec l’Évangile, que le Royaume de Dieu est inséparable de sa justice, il convient de dire, de ce grand passionné de justice, qu’il a travaillé de toute son âme à l’avènement du Royaume de Dieu.


RENE PINON.

  1. Voyez par exemple Un soir d’été à Paris, pièce assez curieuse qui finit par une paraphrase du Pater.
  2. Hachette, 3 vol. in-8. L’ouvrage est épuisé. Nous serait-il permis d’exprimer le vœu que les héritiers et les éditeurs d’Anatole Leroy-Beaulieu fassent faire un nouveau tirage d’un livre qui n’a rien perdu de sa valeur ?
  3. Hachette, 1884, in-16.
  4. Les transformations sociales de la Russie contemporaine, 1er août 1897.
  5. Voyez Questions actuelles de politique étrangère, 1 vol. in-16 ; Alcan, p. 365.
  6. Entre deux rives. — La Russie devant la troisième douma, 15 septembre l907.
  7. La Russie nouvelle et la liberté religieuse ; Revue des 1er et 15 avril 1910 ; Cf. Préface de l’ouvrage de M. Pierre Chasles : le Parlement russe (Arth. Rousseau, 1910). M. P. Chasles est aussi l’auteur d’un bon article sur Anatole Leroy-Beaulieu et l’Empire des Tsars'' paru dans la Revue des Sciences politiques (janvier 1913).
  8. Sur les inconvéniens de « l’engouement » franco-russe, l’auteur est revenu dans ses Études russes et contemporaines (1897, Calmann-Lévy) et particulièrement sur le danger de sacrifier à la Russie nos intérêts en Orient. Ce volume contient en outre divers articles ou préfaces : Alexandre II. — Alerandre III. — Le Pape Léon XIII.— Gladstone. — La Visite de Nicolas II. — La France, l’Italie et la Triple alliance, avec un échange de lettres entre l’auteur et Ruggiero Bonghi, etc.
  9. Ce volume renferme en outre une intéressante étude sur Katkof.
  10. Imprimerie Clamaron-Graff.
  11. Revue du 1er mars 1903. Les Congrégations religieuses, le Protectorat catholique et l’influence française au dehors.
  12. P. 112, 113. Cf. dans les Doctrines de haine, p. 227.
  13. Ces lignes sont le début de son article : l’Alsace-Lorraine et la lutte pour la culture française, dans le Correspondant.
  14. Il indique cette idée dans son Rapport général sur les États-Unis d’Europe au Congrès des Sciences politiques de 1900.
  15. Le même volume contient une intéressante étude, qui date de 1886, sur la séparation de l’Église et de l’État.
  16. La Révolution et le libéralisme, p. 212.
  17. 1 vol. in-12 ; 1892. Calmann-Lévy.
  18. Calmann-Lévy, 1893, in-12.
  19. Voyez la brochure : Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif, 1881, réimprimé dans les Prophètes d’Israël, 1892. — Cf. Israël chez les nations, p. 58.
  20. Calmann-Lévy, 1 vol. in-16 ; 1897.
  21. Les doctrines de haine. L’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme ; Calmann-Lévy, 1902, 1 vol. in-16.
  22. Les doctrines de haine, p. 328.
  23. Revue du 15 mars 1894, p. 245.
  24. Revue du 15 janvier 1898, p. 365.
  25. D’après le contexte, M. Faguet veut dire tous les écrivains illustres.