Anciens mémoires sur Du Guesclin/10

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 264-273).

De la célèbre victoire que Bertrand remporta sur les Anglois devant Cocherel, où le captal de Buc, leur general, fut pris et toute son armée défaite.


Tandis que les deux armées étoient en présence, campées entre la rivière d’Evre et la montagne de Cocherel, située prés d’un bois, le captal de Bac s’apperçut que le cœur manquoit à ses Anglois, qui voyans une montagne à leur dos, comprirent bien qu’en cas qu’il leur mesarrivât, ils n’auroient pas la liberté de gagner au pied. Cette tiedeur luy fit naître la pensée de reculer le combat et d’amuser Bertrand, en attendant qu’il luy vînt un secours de six cens hommes, que luy devoit amener un chevalier anglois. Il envoya donc un héraut dans l’armée des François pour dire à Bertrand, en présence de tous les officiers qui servoient sous luy, que les Anglois touchez de la langueur où la famine avoit réduit les François, leur vouloient bien faire l’amitié de les accommoder de leurs vivres et de leurs vins, et ne pas profiter de l’avantage qu’ils pouroient remporter sur eux, en l’état où leur longue disette les avoit plongé ; qu’ils leur donneroient donc la liberté de s’en retourner où bon leur sembleroit, sans aucunement les troubler dans leur marche. Mais Bertrand qui vouloit jouer des mains, luy répondit dans le langage de ce temps-là : Gentil herault vous sçavez moult bien preschier. Vous direz à vôtre retour par de là, que se Dieu plaît je mangeray aujourd’huy du captal un quartier, et ne pense aujourd’huy à manger d’autre char.

Cette fiere réponse fit comprendre au captal qu’il ny avoit plus rien à ménager avec Guesclin. Ce fut la raison pour laquelle il commanda sur l’heure qu’on se mît sous les armes et que l’on commençât l’attaque. Les valets et les enfans perdus des deux camps en vinrent les premiers aux mains, et s’acharnèrent les uns sur les autres avec tant de rage et de furie, que le sang en couloit de toutes parts. Cependant les goujats françois eurent de l’avantage sur ceux des Anglois ; ce qui fut un heureux augure pour Bertrand, qui se flatta de la victoire, voyant de si beaux preliminaires. Après que les enfans perdus se furent separez, il y eut un chevalier anglois qui se détacha de son gros, pour demander à faire un coup de lance contre celuy des François qui seroit assez brave pour vouloir entrer en lice avec luy. Roulant du Bois se présenta pour luy prêter le colet, sous le bon plaisir de Bertrand. Le François eut encore de l’ascendant sur l’Anglois, car non seulement il perça les armes et la cuirasse de celuy-cy, mais le coup ayant porté bien avant dans la chair, le chevalier anglois fut renversé de son cheval à la veüe des deux camps, ce qui fut une grande confusion pour ceux de son party, qui de tous ces sinistres evenemens ne dévoient rien presumer que de fatal pour eux.

Cependant le captal voulant toujours faire bonne mine, s’avisa, pour braver les François, de faire apporter sa table au milieu du pré toute chargée de viande et de vin, comme voulant se moquer de Bertrand, qui jeunoit depuis longtemps avec ses troupes. Les archers et les arbalêtriers commencèrent la journée par une grêle de flèches, qu’ils se tirèrent les uns aux autres, mais qui ne firent pas grand effet des deux cêtez. Il en fallut venir aux approches ; les gendarmes se mêlèrent et combattirent à grands coups de haches, de sabres et d’épées. L’action fut fort meurtrière de part et d’autre. Guesclin s’y faisoit distinguer par les Anglois, qui tomboient à ses pieds et qu’il couchoit par terre, par tout où il paroissoit. Ce foudre de guerre éclaircissoit les rangs des ennemis par le fracas qu’il y faisoit. Il fut fort bien secondé du vicomte de Beaumont, de messire Baudoin d’Ennequin et de Thibaut Du Pont, qui se signalerent beaucoup dans cette bataille.

Ce dernier frappoit[1] sur les Anglois avec tant de rage et de violence que son sabre ayant rompu de la force des coups, il se seroit trouvé tout à fait hors de combat, si l’un de ses gens ne se fût heureusement rencontré là pour luy mettre une hache à la main, dont il fit une si grande execution, que d’un seul coup il enleva la tête d’un chevalier et la fit tomber à ses pieds. Guesclin couroit par tout, les bras nuds et le sabre tout ensanglanté, criant aux François que la journée étoit à eux, et qu’ils l’achevassent aussi courageusement qu’ils l’avoient commencée ; qu’il étoit important pour la gloire de la nation de gagner cette victoire en faveur du nouveau roy de Fiance, sur les ennemis qui vouloient luy ravir la Couronne que ses bons et fidèles sujets venoient de luy mettre sur la tête. Ce peu de paroles, prononcées par ce fameux general dans la plus grande chaleur de la mêlée, fit un si grand effet, que les François revinrent aussitôt à la charge avec un plus grand acharnement, et reprirent de nouvelles forces pour achever la défaite des Anglois.

Le captal de Buc, general des Anglois, paya fort bien de sa personne, et donna dans cette journée des marques d’une bravoure extraordinaire ; mais du côté des François, ceux qui se signalèrent davantage aprés Bertrand, ce furent le comte d’Auxerre, et le Vert Chevalier seigneur françois, qu’on nommoit ainsi pour la force et la vigueur avec laquelle il avoit accoûtumé de combattre. Le vicomte de Beaumont, le sire d’Ennequin grand maître des arbalêtriers de France, le Besque de Vilaines, le sire de Sempy, le sire de Ramabure et messire Enguerrant d’Eudin s’y distinguerent aussi par leur courage et par leur valeur. Les Anglois, aussi de leur côté, disputèrent longtemps le champ de bataille et tuerent beaucoup de chevaliers François, entre lesquels le sire de Betancour, Regnaut de Bournonville, Jean de Senarpont, Jean des Cayeux et Pierre de l’Epine, tous gens d’une illustre naissance, y laisserent la vie. L’on dit que le baron de Mareüil, qui tenoit pour les Anglois, tout fier de ce petit succès, crioit à pleine tête aprés Guesclin, comme le voulant affronter, et luy faire sentir que les choses prenoient un autre train qu’il ne s’étoit imaginé. Mais Bertrand, pour luy faire rentrer ces paroles en la bouche et le punir de sa temerité, revint sur luy tout en colère, et luy déchargea sur la tête un coup si violent, qu’il l’abbatit à ses pieds, et Guesclin l’alloit achever, s’il n’eût été promptement relevé par les siens, qui coururent à luy pour le secourir. La mêlée recommença pour lors avec plus de chaleur ; mais les Anglois succomberent à la fin, quelques efforts que fissent le captal de Buc et le baron de Mareüil pour leur inspirer du courage et leur faire reprendre leurs rangs, leurs disans toujours qu’il leur venoit un fort grand secours. Bertrand, de son côté, ne manquoit pas d’animer les siens, et de les exhorter à si bien combattre, qu’on pût donner au nouveau Roy, pour son joyeux avènement à la couronne, la nouvelle d’une victoire bien complette.

Ces paroles inspiroient une nouvelle chaleur aux François, et les faisoient revenir à la charge avec plus de furie. Toute cette grande action ne se passa point sans qu’il y eût aussi du côté de Bertrand quelques personnes distinguées qui perdirent la vie : le vicomte de Beaumont, et le grand maître des arbalêtriers furent de ceux là. Ce dernier fut tué de la propre main du baron de Mareüil, qui n’eut pas le loisir de se réjoüir de cet avantage ; car le comte d’Auxerre et le Vert Chevalier luy firent payer sur le champ cette mort aux dépens de sa propre vie, s’étant acharnez avec tant de rage et d’opiniâtreté sur luy, qu’ils ne le laisserent point qu’après luy avoir donné le coup de la mort. Le même sort tomba sur Jean Joüel, qui, s’étant trop avant engagé dans la mêlée, n’en put sortir qu’après avoir reçu beaucoup de blessures qui luy furent mortelles peu de temps après. Il arrive souvent dans les combats des avantures si bizarres, ausquelles on ne s’attendoit pas, qu’elles font souvent toute la decision de la journée : celle de Cocherel en est un exemple ; car comme on étoit aux mains, deux coureurs vinrent à toute jambe avertir les Français qu’ils combatissent toujours sans relâche, parce qu’il leur venoit un fort grand renfort qui les alloit rendre victorieux, et cependant les deux hommes s’étoient mépris, car ce secours étoit pour les Anglois.

Cette esperance dont se flattèrent les François, leur fit redoubler leurs coups avec plus de vigueur, se jettans comme des lions au milieu des rangs de leurs ennemis, et ne doutant plus que la victoire n’allât se déclarer en leur faveur. Cette seule opinion leur donna tant de cœur et tant de succès, qu’ils firent une grande boucherie des Anglois, et tuèrent, entr’autres, Robert du Sart, chevalier, l’un des plus braves du party contraire, et Pierre de Londres, neveu de Chandos, qui s’etoit fait un grand nom dans l’armée angloise par plusieurs belles actions qui luy avoient aquis beaucoup de reputation. L’on ajoute que Bertrand se servit encore d’un autre stratagême qui luy procura la victoire. C’est qu’il s’avisa, dans la plus grande chaleur du combat, de détacher de son armée deux cens lances, sous la conduite d’Eustache de la Houssaye, auquel il donna ordre de s’aller poster avec ses gens derrière une haye que plusieurs grands buissons couvroient, au dessous de laquelle il y avoit une piece de terre où l’on avoit planté des vignes qu’on avoit laissées tout en friche. Ils se coulerent là dedans, et couvrirent leur marche si à propos, que s’étant emparez de ce terrain, les Anglois furent bien surpris de se sentir attaquez par derriere, et d’avoir à leur dos une partie de leurs ennemis, tandis qu’ils étoient occupez à se défendre de front contre les autres : si bien que se voyans frappez devant et derriere, il leur fut impossible de soutenir le choc plus longtemps, au milieu d’un carnage qui leur faisoit horreur, et les jettoit dans le découragement et le desespoir.

Le captal appercevant tout ce désordre, et voyant qu’il ny pouvoit pas apporter de remède, prit la resolution de vendre bien cherement sa vie. Bertrand et Thibaut du Pont, fort intrépide chevalier, luy tombèrent sur le corps. Ce dernier le prit à deux mains par le casque, et le serra tellement, qu’il ne se pouvoit dégager, et quelque effort qu’il fit pour le percer de sa dägue, du Pont le tenoit toujours luy criant qu’il se rendît sur l’heure s’il lui restoit quelque desir de vivre. Bertrand, qui ne s’accommodoit pas de toutes ces façons, luy dit : Jay à Dieu en convenant que se ne vous rendez, Je vous bouteray mon épée dans le corps. Le captal, sçachant qu’il étoit homme à faire le coup, ne se le fit pas dire deux fois. Il se rendit à luy sur l’heure. Pierre de Squanville suivit aussi son exemple, et luy tendit la main : si bien que tout le combat cessa dans l’instant. La plupart des Anglois furent tuez ou pris, et la victoire etoit tout à fait complette pour Guesclin, quand un espion luy vint dire que tout n’étoit pas encore achevé, qu’il avoit veu six vingt chevaux qui couroient à toute bride pour venir au secours des Anglois.

Bertrand voulant profiter de cet avis, fit aussitôt desarmer tous les prisonniers qu’il avoit dans les mains, pour les mettre hors de combat, et rangea ses gens en bataille, pour défaire ces recruës, qui venoient appuyer les Anglois. Il eut l’adresse de les envelopper, et de les tailler en pièces sans qu’il en pût échapper un seul, que le capitaine qui conduisoit ce secours, et qui, voyant que tout étoit perdu, se déroba de la mêlée pour s’en retourner au château de Nonencour, d’où il étoit sorty devant, à la tête de tout son monde ; et comme il avoit peur d’être dépoüillé sur sa route d’un habit tout en broderie, dont il étoit couvert, il alla chercher un sac dans un moulin, qu’il mit par dessus pour se déguiser, et sauver ainsi sa riche veste et sa propre vie. Quand le gouverneur le vit retourner tout seul dans ce bel équipage, il luy demanda la raison de tout ce changement. Ce capitaine luy fit le triste récit de tout ce qui s’étoit passé, luy disant que le captal et Pierre de Squanville étoient pris, que le baron de Mareüil, Jean Juüel et tous les autres chevaliers étoient morts, pris ou blessez à mort ; qu’enfin la defaite des Anglois étoit si entière, qu’on n’y voyoit aucune ressource.

Le gouverneur avoit de la peine à deferer à cette nouvelle, et se seroit déchaîné sur celuy qui la luy raportoit, si d’autres gens ne fussent venus aussitôt, qui la luy confirmerent. Le champ de bataille étant couvert de morts, tous les villageois d’alentour s’y rendirent pour les dépoüiller, tandis que les François achevoient de défaire le secours qui venoit aux Anglois ; mais après cette dernière execution, les gens de Bertrand revinrent sur leur pas. Leur présence épouvanta si fort ces canailles, qu’elles prirent aussitôt la fuite. Les soldats de Guesclin chercherent avec grand soin les cadavres du vicomte de Beaumont et du seigneur d’Ennequin, grand maître des arbalêtriers, qu’ils demêlerent entre les autres, et les firent transporter de là pour leur donner une sepulture proportionnée à leur rang et à leur naissance. Ils trouvèrent aussi Jean Joüel, du party anglois, qui tiroit à la fin, mais qui n’étoit pas encore mort des blessures qu’il avoit reçuës. Ils le firent charger sur une charette dont l’ébranlement acheva de le faire mourir.

Bertrand commanda qu’on ôtât de là tous les principaux officiers françois qui venoient de perdre la vie dans cette bataille, afin qu’on les fît inhumer honorablement, comme gens qui venoient d’expirer pour la gloire de leur nation. Guesclin fit monter aussitôt à cheval ses plus illustres prisonniers, comme le captal, Guillaume de Granville[2] et Pierre de Squanville, et leur fit faire une si longue traite, qu’il les mena le soir même à Vernon, d’où il les fit passer le lendemain jusqu’à Roüen, d’où Bertrand écrivit au Roy tout le succés de cette bataille, et le nombre et la qualité des prisonniers qu’il avoit dans ses mains pour sçavoir de Sa Majesté ce qu’elle vouloit qu’on en fît. Ce fut avec bien de la joye que Charles reçut une si agreable nouvelle à Rheims, où ce Prince s’étoit rendu pour la ceremonie de son sacre.

La conjoncture étoit la plus favorable du monde parce que cette victoire donnoit un grand poids aux affaires de Sa Majesté contre les Anglois, dont le party s’affoiblit à veüe d’œil depuis cette journée. Le Roy donna l’ordre qu’on resserât fort étroitement les prisonniers dans le château de Roüen, et fit decapiter Pierre de Squanville, parce qu’étant né son sujet, il avoit, été pris les armes à la main contre son souverain. Ce Prince revint en suite dans sa capitale, où les Parisiens le reçurent avec de grandes démonstrations de joye pour la victoire de Cocherel ; et pour recompenser Bertrand qui l’avoit remportée, il luy fit don de la comté de Longueville, et gratifia tous les autres officiers à proportion des services qu’ils luy avoient rendus dans cette glorieuse journée.

  1. Thibaut Du Pont tenoit à deux mains une épée, et frappoit sur les ennemis comme un forcené. Son épée se rompit. Mais un Breton, son serviteur, qui étoit auprès de lui, lui ayant donné une hache grande, pesante et dure, il en donna un si furieux coup à un chevalier anglois, qu’il lui coupa et abbatit la tête jus jus. Du Guesclin animoit ses gens par son exemple et par ses discours, en criant : Guesclin ! Il leur disoit : Or avant, mes amis, la journée est à nous : pour Dieu souviegne-vous que nous avons un nouveau Roi en france ; que aujourd’hui sa couronne soit honnorée par nous !

    De l’autre côté combattoient avec un pareil courage le bascon de Mareul, Joül, Saquainville, et sur tout le captal. Les Navarrois eurent d’abord quelque avantage, et tuerent plusieurs chevaliers françois… Le bascon de Mareul crioit, comme tout enragé : Ou êtes-vous, Du Guesclin ? Du Guesclin, qui l’entendit, se jetta sur lui comme lion crété, et lui porta un coup si rude, qu’il le renversa. (Mémoires hist. de Secousse, sur la vie de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, t. 1, 2e part., p. 45.)

  2. Là furent prins…. Guillaume de Graville, qui de Messire Guy de Bayeulz, fut prisonnier, et son compère étoit de son enfant….. Celui-cy le delivra moiennant milles florins. Le Roi en fut mécontent, et prit une telle malveillance contre Bayeux et ses enfans, qu’ils furent obligés de sortir du royaume. Charles V leur pardonna par la suite. (Mémoires de Secousse, t. I, 2e part. p. 48.)

    Ce Graville, seigneur normand et rebelle à son Roi, auroit eu la tête tranchée comme Pierre de Saquainville. Du Chaslelet, dans son Hist. de Du Guesclin, rapporte autrement sa délivrance. Suivant lui, le fils de Graville, qui tenoit prisonnier Brémor de Laval, manda qu’il useroit de représailles. Pour ne pas compromettre la vie de Brémor de Laval, fidèle serviteur du Roi, on rendit la liberté à Guillaume de Graville. (Ibid, p. 70.)