Anciens mémoires sur Du Guesclin/14

La bibliothèque libre.
Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 306-312).

De l’origine de la guerre qui se fit en Espagne entre le roy Pierre, dit le Cruel, et son frère naturel Henry, comte de Tristemarre.


Bertrand cherchant toujours de nouvelles occasions de signaler sa valeur et son courage, trouva de quoy satisfaire son inclination guerrière en Espagne, dont les peuples se partagerent, les uns prenans le party du roy Pierre et les autres celuy d’Henry, comte de Tristemarre. Bertrand épousa la querelle de ce dernier, comme nous le verrons dans la suite. La source de ce different vint de la mauvaise conduite et de la cruauté de ce Pierre, à qui l’on reprechoit deux enormes injustices. La premiere étoit le mauvais traitement qu’il faisoit à la reine Blanche de Bourbon, sa femme, sœur de celle de France. Les indignitez qu’il faisoit à cette princesse scandalisoient tous ses sujets, qui ne pouvoient voir sans indignation toutes les cruautez qu’il exerçoit contr’elle, étant une dame dont la douceur, la naissance et la beauté devoient être les trois liens les plus capables de l’attacher étroitement à elle. Mais l’amour ardente qu’il avoit pour Marie de Padille, qui l’avoit enchanté par un philtre qu’elle luy fit prendre, étoufa dans son cœur tous les mouvemens de tendresse qu’il devoit naturellement avoir pour une reine si accomplie. Cette concubine s’étoit aquise un si grand ascendant sur son esprit qu’elle le gouvernoit absolument et luy faisoit faire mille outrages à sa propre femme, qu’elle regardoit comme sa rivale. L’autre injustice que l’on reprochoit à ce roy, c’est qu’il n’entretenoit aucun commerce avec les Chrétiens, dont les mœurs et la religion luy deplaisoient extrêmement.

Jes Juifs étoient les seuls confidens de tous ses secrets ; il leur donnoit toute son oreille et leur faisoit part de tout ce qu’il avoit de plus caché dans le cœur. Il gardoit à l’égard de tous les autres une dissimulation profonde, se rendant non seulement impenetrable à tous les seigneurs de sa cour, ausquels il ne pouvoit pas refuser son accès, mais encore impraticable sur les affaires qu’on ne pouvoit pas se defendre de luy communiquer à cause de l’eminence de son caractere et de l’autorité royale qu’il avoit dans les mains. Ses plus proches parens mêmes ne pouvoient avoir la clef de son cœur, tant il leur faisoit mystère de tout. Cette surprenante conduite aliena tous les esprits et luy attira l’aversion de tous ses sujets, qui ne souhaitoient qu’une revolution, dans l’esperance de voir changer les affaires d’assiette. Ce prince, que l’on appelloit avec raison Pierre le Cruel, poussa si loin l’inhumanité qu’il avoit pour sa femme, qu’il ne se contenta pas de luy ôter la liberté, la confinant dans une prison, mais il en voulut encore à sa vie, sur laquelle il entreprit par un poison qu’il luy fit donner, mais dont elle sçut se garantir par des vomitifs, parce que connoissant le mauvais fonds de ce prince et la jalousie de sa concubine, elle se tenoit toûjours là dessus sur ses gardes. Tous ces outrages ne luy firent point perdre ny le respect, ny les égards qu’elle devoit avoir pour luy, se premettant que Dieu luy toucheroit le cœur et luy dessilleroit les yeux, pour le faire sortir de son aveuglement.

Autant que Pierre se faisoit haïr, autant Henry, son prétendu frere naturel, se faisoit aimer. Il sembloit que la Couronne luy étoit plus deüe qu’à ce roy barbare ; car il avoit trouvé le secret de se concilier tous les cœurs par des airs tout à fait engageans, et personne ne sortoit d’auprés de luy que très satisfait de l’accueil qu’il en avoit reçu, tant il avoit le don de plaire à tout le monde. Tous les cœurs étoient tournez de ce côté là. La fierté du premier faisoit adorer la douceur du second, et la religion catholique, dont il faisoit une haute et sincère profession, rendoit odieux ce penchant que Pierre témoignoit pour la superstition des Juifs. On souhaitoit donc de le voir sur le trône à la place de ce dernier, dont on ne pouvoit plus supporter la conduite. Henry cachoit de son mieux son ambition, demeurant toujours à la Cour de son frere, qui faisoit son séjour à Burgos, et se ménageant avec luy, de même qu’un sujet à l’égard de son souverain, sans s’émanciper aucunement, à cause de la proximité du sang qui le lioit avec luy.

Les seigneurs d’Espagne voulans profiter des entrées qu’il avoit auprés de son frère, le prierent un jour de vouloir un peu rompre la glace, en representant au Roy le tort qu’il se faisoit de vivre de la sorte, et qu’il étoit à craindre que ses sujets rebutez d’une si pitoyable conduite, ne secoüassent un jour le joug de son obeïssance, et ne se portassent à des extremitez dont il pouroit se repentir trop tard ; qu’il devoit donc faire cesser le grand scandale qu’il donnoit à toute la chrétienté, par le commerce tout visible qu’il entretenoit avec les juifs, qui sont les ennemis les plus déclarez de la veritable religion ; qu’il devoit aussi mieux vivre avec la reine Blanche de Bourbon, sa femme, qui descendoit du sang de saint Loüis, et dont les mœurs répondoient beaucoup à la noblesse de son extraction ; qu’appartenant comme elle faisoit, à tous les princes de l’Europe, il devoit apprehender qu’ils ne se ressentissent, à ses propres dépens, de tous les outrages qu’il luy faisoit. Enfin ces seigneurs conjurerent Henry de persuader au Roy de rompre avec sa concubine, et de s’en séparer pour jamais pour ôter ce pernicieux exemple d’incontinence qu’il donnoit à tous ses sujets.

Henry voulut bien se charger d’une si perilleuse commission pour la décharge de sa conscience et le soulagement des peuples, se préparant à toutes les disgrâces qu’un compliment semblable luy devoit attirer. Il choisit le temps qu’il crut le plus propre pour insinüer avec succés toutes les veritez qu’il avoit à dire à ce prince. Il les luy proposa le plus respectueusement qu’il luy fut possible, ajoutant aux remontrances qu’il luy fit sur le commerce et les intelligences qu’il avoit avec les juifs, et les outrages qu’il faisoit à sa femme, cette dangereuse prediction qui couroit par toute l’Espagne, et dont le fameux Merlin étoit réputé l’auteur, que bientôt un aigle s’élanceroit de la Petite Bretagne pour fondre sur l’Espagne avec grand nombre d’autres oiseaux de proÿe, dans le dessein de travailler à la rüine d’un roy violent, impudique et sans religion, qui perdroit la couronne et la vie dans une bataille. Que cet aigle, après s’être rendu le maître de toutes les campagnes qu’il auroit désolées, s’empareroit des villes et des châteaux, dont il mettroit les clefs entre les mains d’un successeur dont il épouseroit la querelle. Il luy déclara qu’il devoit donc apprehender que l’evenement de cette prophetie ne tombât sur luy, puisque l’on ne doutoit plus qu’elle le regardoit plus particulièrement que personne, et qu’enfin pour écarter cet orage qui le menaçoit, il devoit tâcher de fléchir la misericorde de Dieu sur ses déreglemens passez, changer de conduite et de vie, se reconcilier avec les Chrétiens en leur donnant part aux affaires, dont il devoit éloigner les juifs pour jamais, et rendre à la reine Blanche sa bienveillance et son amitié, qu’il luy avoit injustement ôtée, et qu’elle n’avoit pas mérité de perdre.

Toutes ces raisons devoient faire quelque impression sur un esprit moins endurcy que l’étoit celuy de Pierre le Cruel ; mais au lieu de profiter de ces charitables avis, il les écouta comme autant d’injures que ce pretendu bâtard avoit entrepris de luy dire : et ce n’est pas sans raison que le poëte satyrique[1] disoit autrefois : Sed quid violentius aure tyranni ? En effet, Pierre outré de ces remontrances, qui luy furent d’autant plus odieuses qu’elles étoient fondées sur la vérité, se déchaîna contre Henry, luy reprochant son ambition, qui le faisoit aspirer à la Couronne, dont il empêcheroit bien qu’il eût jamais la possession, n’étant qu’un bâtard indigne de régner, et jura qu’il luy feroit payer bien cherement l’indiscretion qu’il venoit de commettre. Henry tâcha de le radoucir, en luy témoignant qu’il n’avoit fait ces avances auprés de luy que pour luy montrer l’abyme dans lequel il s’alloit plonger et le détourner du précipice qu’il se creusoit à luy même par sa propre conduite.

Cette réponse ne fît que l’aigrir encore davantage ; car au lieu de luy sçavoir bon gré de tous ces avis, il luy commanda de sortir incessamment de son royaume, s’il ne vouloit encourir les effets d’une plus grande indignation. La saillie de ce prince fut fort mal à propos soutenue par un juif nommé Jacob, qui se trouva là ; car voulant flatter Pierre et luy faire sa cour aux dépens d’Henry, il eut le front de dire à celuy-cy qu’il étoit bien hardy d’entreprendre de faire des leçons au plus sage roy de la terre, et que le meilleur party qu’il auroit à prendre à l’avenir, ce seroit de ne se jamais présenter devant luy, mais Henry luy fit bientôt recogner ces paroles aux dépens de sa propre vie ; car après luy avoir reproché les pernicieux conseils qu’il donnoit à Pierre, et l’infamie de sa nation, il luy perça le cœur de sa dague, et le renversa mort par terre. Le Roy, tout surpris et tout indigné de cet attentat commis en sa présence, voulut venger à l’instant sur son frère la mort du Juif par un autre meurtre, tirant un couteau de sa gaine pour le tuer ; mais il en fut empêché par un chevalier qui luy saisit le bras comme il alloit faire le coup.

Henry s’évada dans le même instant, et n’eut pas plûtôt descendu le degré, qu’il dit à ses gens de seller ses chevaux, afin qu’il pût sauver incessamment sa vie par la fuite. Pierre se faisoit tenir à quatre, donnant mille malédictions à ceux qui le retenoient, et leur reprochant qu’ils étoient les complices de ce bâtard, auquel il ne pardonneroit jamais le sang qu’il venoit de répandre. On eut beau luy dire qu’il ne s’agissoit que de la mort d’un juif, dont la race avoit attiré la malédiction de Dieu sur elle, étant une nation qui s’étoit rendue l’horreur et l’exécration des hommes, par le deïcide qu’elle avoit commis en la personne du Sauveur : mais toute cette huile qu’on jetta sur ce feu le ralluma si fort, que Pierre fit pendre dans la suite ce pauvre chevalier qui l’avoit empêché de tuer Henry.


  1. Juvénal.