Anciens mémoires sur Du Guesclin/22

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 400-410).


Des lettres de cartel dont le prince de Galles envoya défier Henry, avec menaces aux Anglais qui servaient sous luy de confisquer leurs biens, et de les punir comme criminels de haute trahison, s’ils ne le quitoient.


Le prince de Galles prit si fort à cœur la protection de Pierre contre Henry, qu’il en fit tout son capital. Il écrivit là dessus des lettres si fortes à tous les seigneurs qui dépendoient de luy, que chacun n’osa pas balancer un moment à le venir joindre. Le comte d’Armagnac, le sire d’Albret, Chandos, Aimery, Guillaume et Jean de Felton, les senéchaux de Poitou et de Bordeaux, le comte de Pembroc et grand nombre de chevaliers, se rendirent auprés de luy. Le duc de Lancastre passa la mer avec beaucoup de gendarmes et d’archers, pour grossir ses troupes. On ne vit jamais une armée si leste ny si complette. C’étoit un plaisir de voir la fierté, l’adresse et la contenance de ceux qui la composoient. Il sembloit que ce prince avoit envie de marcher à la conquête de toute l’Europe, tant il avoit fait de preparatifs pour cette expedition. Mais avant que d’ouvrir cette guerre, il voulut braver Henry en personne, en luy dépêchant un gentilhomme qu’il fit porteur d’une lettre par laquelle il le déficit et le provoquoit à un combat singulier, disant qu’il vouloit tirer raison de l’outrage qu’il avoit fait au roy Pierre, son parent, qu’il avoit dépoüillé de ses États par violence et par injustice, et que s’il n’avoit pas assez de cœur pour accepter le party qu’il luy proposoit, il luy commandoit de sortir au plûtôt de l’Espagne, et de deguerpir toutes les villes et tous les châteaux dont il s’étoit emparé par felonnie, le menaçant que s’il n’obeïssoit sur l’heure, il viendroit fondre sur luy pour l’accabler par une si formidable armée, qu’il ne pouroit pas se defendre de tomber dans ses mains et de mourir avec tous les siens, ausquels il ne feroit aucun quartier ; qu’à l’éyard des Anglois qui combattoient sous ses enseignes, s’ils ne revenoient dans le jour qu’il leur marquoit, il les traiteroit tous comme des traîtres, confisqueroit tous les biens qu’ils possedoient en Angleterre, et les feroit condamner à la mort.

La lecture de cette lettre déconcerta fort Henry, qui fît aussitôt appeller Bertrand, pour luy communiquer une affaire de cette importance. Ce prince tomba dans un si grand abbattement de cœur, qu’il n’avoit presque pas la force de parler, et ce qui luy causoit encore plus d’embarras, c’est qu’il se voyoit obligé de laisser aller les Anglois, en qui consistoit la principale force de ses troupes, jugeant bien que leur retraite alloit beaucoup les éclaircir. Mais Bertrand, que rien n’étoit jamais capable d’ébranler, luy dit qu’il ne falloit point se laisser intimider des menaces de ce fanfaron ; qu’il avoit encore bien du chemin à faire avant qu’il pût rétablir Pierre dans ses États, puis qu’il auroit en tête plus de cent mille hommes à combattre ; et maudit soit-il qui s’esbahira. Ce discours diminua beaucoup la crainte et la consternation d’Henry, qui se reposoit beaucoup sur le courage, l’expérience et la fidélité de ce general, qui seul valoit une armée toute entiere. Hugues de Caurelay, chevalier anglois, vint prendre congé de ce prince, luy témoignant le déplaisir qu’il avoit de ce qu’il se voyoit obligé de quitter son service, l’assûrant que sans ce severe ordre qu’il avoit reçu de son maître, il se seroit fait un mérite de continuer jusqu’au bout ; et se tournant en suite du côté de Bertrand, il l’embrassa pour la derniere fois, le priant qu’ils se separassent bons amis, et que si dans le partage qu’ils avoient fait ensemble des dépoüilles qu’ils avoient gagnées dans les combats et par droit de guerre, il avoit plus reçu que luy, il étoit prêt de le dédommager avant que de partir. Comme Bertrand étoit fort genereux, il l’interrompit là dessus, luy disant qu’il ne vouloit pas descendre dans tout ce détail, et qu’il falloit qu’ils demeurassent tous deux quites et bons amis ; qu’au reste, quoyque cette séparation luy fût fort sensible, il le loüoit du zele et de la fidelité qu’il avoit pour son prince, pour qui l’on devoit tout sacrifier.

Henry se posseda le mieux qu’il luy fut possible, quand il vit sortir de sa cour et de son armée tant de braves chevaliers anglois qui l’avoient servy jusqu’à lors avec tant de succés. Il les voulut regaler de presens, après leur avoir témoigné qu’il ne perdroit jamais le souvenir de tant de belles actions qu’ils avoient faites en sa faveur ; mais ils le remercierent de toutes ses honnêtetez, s’estimans trop bien recompensez de la gloire qu’ils avoient acquise en portant les armes pour luy. Les choses s’étant ainsi passées avec une satisfaction reciproque, Henry tint conseil avec Bertrand et les autres seigneurs, pour sçavoir quelle conduite il devoit garder à l’égard du prince de Galles et de toutes les bravades qu’il luy avoit fait, pour appuyer les interêts d’un renegat et d’un meurtrier qui ne s’étoit pas contenté d’abjurer la religion chrétienne, mais s’étoit rendu l’execration de toute l’Europe par le coup détestable qu’il avoit fait faire à deux juifs sur la personne de sa propre femme, qu’il avoit eu l’inhumanité d’immoler au caprice et à la jalousie de sa concubine. Bertrand le conjura de ne point perdre cœur et de compter non seulement sur luy, mais sur tant de braves qui luy restoient encore, et qui ne craindroient point de sacrifier leur vie pour le maintenir dans le trône sur lequel ils l’avoient placé. Mais il ne put pas s’empêcher de luy dire, tout bas à l’oreille, qu’il apprehendoit que les Espagnols, dans l’occasion, ne se dementissent beaucoup et ne fissent pas bien leur devoir. Il falut pourtant dissimuler cette crainte et faire toûjours bonne mine, comme si l’on ne doutoit pas du courage et de la generosité de ceux de cette nation.

Ce prince assembla donc de tous cotez le plus de forces qu’il luy fut possible, mandant les archers, les gendarmes et les arbalêtriers pour renforcer son armée. Ce luy fut un spectacle fort agreable, quand il vit venir vingt mille hommes de Séville seule, dix mille de Burgos, autant de Sarragosse, si bien que toutes ses troupes pouvoient monter, avec ce qu’il avoit déjà, jusqu’à soixante mille hommes. Il falloit voir le superbe attirail des tentes, pavillons, munitions de guerre et de bouche que cette armée traînoit après elle. L’avant-garde étoit commandée par le Besque de Vilaines, et le maréchal d’Espagne marchoit à la tête du second corps, ayant à ses cotez le comte d’Aine, prince d’Arragon, tous deux suivis de gens fort lestes et qui paroissoient fort déterminez. Le prince de Galles venoit aussi de son côté dans une fort belle ordonnance, comptant dans son armée plus de dix sept mille hommes d’armes, sans le grand nombre d’arbalêtriers génois qui servoient dans ses troupes, et qui tiroient avec tant de justesse et de force, que leurs coups étoient sûrs. Tous ces grands apprêts promettoient un fort grand fracas des deux cotez. Le prince de Galles demanda passage au roy de Navarre sur ses terres, et des vivres, en payant ; on n’osa pas les luy refuser, de peur qu’il n’y fit des hostilitez et ne s’emparât des meilleures places de ce royaume, pour s’en assûrer la domination, sous prétexte qu’on n’auroit point eu d’égard à sa demande. Le passage luy fut donc ouvert ; mais il trouva peu de quoy subsister dans un païs si maigre ; ce qui fit soufrir à ses troupes d’étranges incommoditez : les païsans même, avoient la malice d’enfoüyr sous terre leurs bleds et leurs provisions, afin que ces étrangers en manquassent, et qu’il ne leur prit aucune envie de faire chez eux un plus long séjour. Guillaume Felton, qui commandoit l’avantgarde angloise, fit dans la Navarre des dégâts horribles, pillant, ravageant par tout sur sa marche, et faisant enlever par ses gens, bœufs, vaches, moutons et tout ce qu’ils trouvoient sous leur main.

Bertrand envoya toûjours devant quelques espions à l’armée du prince de Galles, pour apprendre ce qui s’y passoit et quel mouvement elle faisoit. On luy rapporta qu’on n’avoit jamais veu de si belles troupes, mais qu’elles étoient fort attenuées par la faim qu’elles enduroient. Il demanda comment on appelloit celuy qui étoit à la tête de l’avantgarde : on luy repondit que c’etoit Guillaume Felton, qui n’avoit pour lors avec luy que six cens lances seulement, et qu’il s’étoit fort écarté du reste de l’armée. Bertrand renvoya les mêmes espions sur leurs pas, avec ordre de le venir trouver à Nadres ou Navarrette, pour luy rendre compte de ce qu’ils auroient nouvellement découvert dans l’armée du prince de Galles. Tandis qu’il étoit dans l’impatience de sçavoir ce qui s’y passoit, il s’entretenoit avec le Besque de Vilaines des forces qu’ils avoient pour tenir tête à leurs ennemis. Celuy-cy voyant la contenance fiere de tant d’Espagnols qui s’étoient rangez sous les enseignes d’Henry, s’en promettoit beaucoup ; mais Bertrand luy fit là dessus confidence de son sentiment, en luy declarant qu’il comptoit peu sur ces sortes de gens qui avoient moins de cœur que de faste, et qu’il étoit à craindre qu’ils ne leur saignassent du nez dans l’occasion ; qu’il n’avoit aucune bonne opinion de leur bravoure prétendüe ; qu’il apprehendoit enfin qu’ils ne prissent la fuite et ne les laissassent tout seuls soûtenir le choc des Anglois. Il ne put même dissimuler la crainte qu’il avoit qu’Henry ne tombât dans les mains de Pierre, qui le feroit cruellement mourir, s’il étoit assez malheureux pour ne se pouvoir pas sauver, en cas qu’il perdît la bataille, disant qu’il aimeroit bien mieux être prisonnier luy même, puisque le payement d’une bonne rançon luy pouroit procurer le recouvrement de sa liberté ; mais qu’il n’en ïroit pas de même d’Henry, qui ne sortiroit jamais vif des prisons de son ennemy.

Pendant qu’ils faisoient tous deux toutes les reflexions necessaires sur l’assiette de leurs affaires, leurs espions leur vinrent dire que Guillaume Felton faisoit de grands ravages par tout où il passoit. Bertrand se mit en tête qu’on pouroit bien charger ces fourrageurs et les surprendre lors qu’ils y penseroient le moins. Après qu’il eut fait agréer cette resolution par le maréchal d’Espagne, ils se mirent en marche les enseignes baissées, de peur que les Anglois ne les découvrissent, et détacherent quelques coureurs (dont il y en avoit un qui sçavoit l’Anglois) pour reconnoître leur mouvement et se pouvoir aboucher avec eux avec moins de soupçon. Celuy-cy sous le privilege de sa langue se mêla dans les troupes de Guillaume Felton, qui venoit de faire un butin de prés de trois mille bêtes à cornes, dont il pretendoit ravitailler l’armée du prince de Galles qui mouroit de faim. Bertrand, voulant donner dessus, partagea son monde en trois bandes, qu’il mit en embuscade dans un bois ; mais il ne put si bien concerter son entreprise que les coureurs anglois, qui étoient alertes, ne découvrissent une partie de ses gens dans le mouvement qu’ils faisoient, dont ils allerent donner aussitôt avis à Guillaume Felton, qui leur demanda si les Espagnols qu’ils avoient apperçus étoient en grand nombre. Ils luy dirent qu’ils étoient pour le moins autant qu’eux. Felton déclara que si ces gens là n’étoient qu’Espagnols, il ne reculeroit pas pour eux, et qu’il esperoit en avoir bien meilleur marché que si c’étoient des François, parce que les premiers avoient plus de fierté que de bravoure, et que les seconds avoient l’un et l’autre. Il voulut sçavoir si Bertrand étoit de la partie ; car il le craignoit beaucoup, et ne doutoit point que s’il tomboit une fois dans ses mains il auroit une peine incroyable à se racheter.

C’est ce qui luy fit donner de nouveaux ordres afin qu’on sçùt positivement à quelles gens il avoit à faire, si c’étoient Espagnols ou François. Les coureurs qu’il dépêcha pour en sçavoir la verité, rencontrerent le comte d’Aine, qui se détacha tout exprés pour leur demander ce qu’ils cherchoient. Ils luy dirent que Guillaume Felton les avoit envoyez pour sçavoir si Bertrand étoit là en personne. Le Comte répondit que non, que c’étoit luy seul qui, comme prince né d’Arragon, commandoit ce petit corps d’Espagnols qu’ils voyoient, et qui ne demandoient qu’à combattre contre les Anglois. Ce cavalier répondit qu’ils auroient bientôt satisfaction là dessus. Bertrand sçachant que Felton le croyoit fort loin de là, se tint à couvert dans son embuscade en attendant l’occasion de faire une sortie sur son ennemy. Les Anglois se persuadans que la défaite des Espagnols ne leur coûteroit pas beaucoup, se presenterent en bataille comme s’ils marchoient à une victoire certaine, et quand ils se virent assez prés des Espagnols, ils mirent pied à terre, faisans voltiger leurs enseignes et leurs drapeaux avec une fierté de conquerans. Les Espagnols firent aussi de leur côté fort bonne contenance. Ces deux petits corps d’aimée se tinrent si serrez qu’ils ne pouvoient entrer l’un dans l’autre, et disputerent longtemps le terrain pied à pied sans qu’on pût sçavoir à qui demeureroit l’avantage, quand Bertrand fit une irruption sur les Anglois à la sortie de son embuscade, et les prit en flanc avec tant de furie qu’il les tailla tous en pièces, en tua grand nombre, dont Felton fut un des premiers, et contraignit les autres de gagner au pied et de traîner le débris de leurs troupes battües jusqu’au camp du prince de Galles, qui fut bien étonné de cette déroute, où son general avoit laissé la vie.

Pierre à cette nouvelle donna mille maledictions à ce Bertrand, qui luy avoit toujours été si fatal et qui avoit fait toute cette fâcheuse execution. Le comte d’Armagnac prit la liberté de representer au prince qu’ayant une armée si nombreuse elle ne pouroit pas encore subsister ny vivre trois jours dans un païs si maigre et si ruiné ; qu’il valloit donc bien mieux mourir de l’épée de leurs ennemis que de la faim cruelle qui les consumoit. Chandos et les autres seigneurs appuyerent ce sentiment. Tandis qu’ils deliberoient ensemble, Bertrand prit le party de s’en retourner à Navarrette avec ses prisonniers et son butin. La joye d’Henry ne fut pas petite quand il apprit ce premier succés de ses armes, et que les Anglois manquans de provisions et de vivres seroient bientôt à bout. Guesclin luy conseilla de ne rien hasarder, puisque la famine seule pouvoit faire perir toute cette grande armée, qui seroit dans peu détruite par elle même. Il luy fit comprendre qu’ils n’avoient qu’à se retrancher dans de bons fossez et mettre les charrois devant eux, et qu’avec ces deux précautions ils seroient entièrement inaccessibles à leurs ennemis, qu’ils verroient avant qu’il fût trois jours se débander et se separer les uns des autres pour aller chercher dequoy vivre dans un païs plus reculé ; qu’alors quand ils seroient ainsi dispersez et marchans sans rang et sans discipline et tout attenüez de la faim, l’on pouroit leur courre sus, les charger et n’en pas laisser dix ensemble.

Le comte d’Aine, voulant faire le brave et l’intrépide, ne goûta pas un avis si sage. Il luy sembla que Bertrand ne l’avoit donné que dans la crainte d’en venir aux mains dans une bataille ; il luy reprocha même qu’il avoit peur. Cette parole indiscrette piqua Bertrand jusqu’au vif ; il dit tout en colère, par ma foy se nous combatons demain nous serons desconfiz et avendra grant meschief sur le Roy. Cependant pour faire voir que ce n’étoit point la crainte ny la lâcheté qui luy faisoit tenir un pareil discours, il protesta que puisque le comte avoit eu le front de l’en accuser, on donneroit le lendemain bataille, dans laquelle il payeroit si bien de sa personne qu’il s’y feroit prendre ou tüer, et qu’on verroit qui des deux, ou du comte ou de luy, s’aquiteroit mieux de son devoir. Henry, qui connoissoit le caractere de Bertrand, que la mort ny tous les dangers n’étoient point capables d’ébranler, en voulut revenir à son sentiment et ne rien tenter mal à propos ; mais Guesclin se sentant trop choqué du peu de justice que le comte luy avoit fait de croire que le cœur luy manquoit, dit qu’il avoit fait serment de combattre, et qu’il y auroit bataille le lendemain. On éprouva depuis que Bertrand n’avait rien avancé, dans le conseil d’Henry, que de fort judicieux et fort pratiquable, et qu’en effet, si le comte d’Aine ne luy eût pas ainsi rompu en visiere, et qu’on eut laissé les ennemis aux prises avec la faim seule, le prince de Galles et toute son armée auroient été sur les dents au bout de trois jours, et peut-être que de tous ces Anglois il n’en seroit pas resté trois pour annoncer en Angleterre une si funeste nouvelle.