Andromaque/Édition Girard, 1668/Acte III

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Th. Girard (p. 38-60).

ACTE III.


Scène première.

ORESTE, PYLADE.
PYLADE.


Moderez donc, Seigneur, cette fureur extréme.
Ie ne vous connoy plus. Vous n’eſtes plus vous-meſme.
Souffrez…

ORESTE.

Souffrez…Non, tes conſeils ne ſont plus de ſaiſon,
Pylade, ie ſuis las d’écouter la raiſon.
C’eſt traiſner trop long-temps ma vie & mon ſupplice.
Il faut que ie l’enleue, ou bien que ie periſſe.
Le deſſein en eſt pris, ie le veux acheuer.
Oüy ie le veux.

PYLADE.

Oüy ie le veux.Hé bien, il la faut enleuer.
I’y conſens. Mais ſongez cependant où vous eſtes.
Que croira-t’on de vous à voir ce que vous faites ?

Faites taire, Seigneur, ce tranſport inquiet.
Commandez à vos yeux de garder le ſecret.
Ces Gardes, cette Cour, l’air qui vous enuironne,
Tout dépend de Pyrrhus, & ſur tout d’Hermionne
À ſes regards ſur tout cachez voſtre courroux.
Ô Dieux ! en cet eſtat pourquoy la cherchiez-vous ?

ORESTE.

Que ſçais-je ? De moy-meſme eſtois-je alors le maiſtre ?
La fureur m’emportoit, & ie venois peut-eſtre
Menaſſer à la fois l’Ingrate & ſon Amant.

PYLADE.

Et quel eſtoit le fruit de cet emportement ?

ORESTE.

Et quelle ame, dy-moy, ne ſeroit éperduë
Du coup dont ma raiſon vient d’eſtre confonduë ?
Il épouſe, dit-il, Hermionne demain.
Il veut pour m’honorer la tenir de ma main.
Ah ! pluſtoſt cette main dans le ſang du Barbare…

PYLADE.

Vous l’accuſez, Seigneur, de ce deſtin bizare.
Cependant tourmenté de ſes propres deſſeins,
Il eſt peut-eſtre à plaindre, autant que ie vous plains.

ORESTE.

Non, non, ie le connoy, mon deſeſpoir le flate
Sans moy, ſans mon amour, il dédaignoit l’Ingrate

Ses charmes iuſque-là n’avoient pû le toucher.
Le Cruel ne la prend que pour me l’arracher.
Ah Dieux ! c’en eſtoit fait. Hermionne gagnée
Pour iamais de ſa veuë alloit eſtre éloignée.
Son cœur entre l’amour & le dépit confus.
Pour ſe donner à moy n’attendoit qu’vn refus,
Ses yeux s’ouuroient, Pylade. Elle écoutoit Oreſte,
Luy parloit, le plaignoit. Vn mot euſt fait le reſte.

PYLADE.

Vous le croyez.

ORESTE.

Vous le croyez.Hé quoy ? ce courroux enflammé
Contre vn Ingrat…

PYLADE.

Contre vn Ingrat…Iamais il ne fut plus aimé.
Penſez-vous, quand Pyrrhus vous l’auroit accordée,
Qu’vn prétexte tout preſt ne l’euſt pas retardée ?
M’en croirez-vous ? Laſſé de ſes trompeurs attraits,
Au lieu de l’enleuer, Seigneur, ie la fuirais.
Quoy ? Voſtre amour ſe veut charger d’vne Furie
Qui vous déteſtera, qui toute voſtre vie
Regrettant vn hymen tout preſt à s’acheuer,
Voudra…

ORESTE.

Voudra…C’eſt pour cela que ie veux l’enleuer.
Tout luy riroit, Pylade, & moy, pour mon partage,
Ie n’emporterois donc qu’vne inutile rage ?
I’irois loin d’elle encor, taſcher de l’oublier ?
Non, non, à mes tourmens ie veux l’aſſocier.
C’eſt trop gémir tout ſeul. Ie ſuis las qu’on me plaigne.
Ie prétens qu’à mon tour l’Inhumaine me craigne,

Et que ſes Yeux cruels à pleurer condamnez,
Me rendent tous les noms, que ie leur ay donnez.

PYLADE.

Voilà donc le ſuccez qu’aura voſtre Ambassade,
Oreſte rauiſſeur.

ORESTE.

Oreſte rauiſſeur.Et qu’importe, Pylade ?
Quand nos Eſtats vangez jouïront de mes ſoins,
L’Ingrate de mes pleurs jouïra-t’elle moins ?
Et que me ſeruira que la Gréce m’admire
Tandis que ie ſeray la fable de l’Épire ?
Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiſer,
Mon Innocence enfin commence à me peſer.
Ie ne ſçay de tout temps quelle injuſte Puiſſance
Laiſſe le Crime en paix, & pourſuit l’Innocence.
De quelque part ſur moy que ie tourne les yeux,
Ie ne voy que malheurs qui condamnent les Dieux.
Meritons leur courroux, juſtifions leur haine,
Et que le fruit du Crime en précede la peine.
Mais toy, par quelle erreur veux-tu toûjours ſur toy
Deſtourner vn courroux qui ne cherche que moy ?
Aſſez é trop long-temps mon amitié t’accable.
Éuite vn Malheureux, abandonne vn Coupable.
Cher Pylade, croy-moy, mon tourment me ſuffit.
Laiſſe-moy des perils dont j’attens tout le fruit.
Porte aux Grecs cet Enfant que Pyrrhus m’abandonne.
Va-t’en.

PYLADE.

Va-t’en.Allons, Seigneur, enleuons Hermionne.
Au trauers des perils vn grand Cœur ſe fait iour
Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?

Allons de tous vos Grecs encourager le zele.
Nos vaiſſeaux ſont tout preſts, & le vent nous appelle.
Ie ſçais de ce Palais tous les détours obſcurs.
Vous voyez que la Mer en vient battre les Murs.
Et cette Nuit ſans peine vne ſecrette voye,
Iuſqu’en voſtre vaiſſeau conduira voſtre Proye.

ORESTE.

I’abuſe, cher Amy, de ton trop d’amitié.
Mais pardonne à des maux, dont toy ſeul as pitié.
Excuſe vn Malheureux, qui perd tout ce qu’il aime,
Que tout le monde hait, & qui ſe hait luy-meſme.
Que ne puis-je à mon tour dans vn ſort plus heureux…

PYLADE.

Diſſimulez, Seigneur, c’eſt tout ce que ie veux.
Gardez qu’auant le coup voſtre deſſein n’éclate.
Oubliez iuſque-là qu’Hermionne eſt ingrate.
Oubliez voſtre amour. Elle vient, ie la voy.

ORESTE.

Va-t’en. Répons-moy d’elle, & ie répons de moy.


Scène II.

HERMIONNE, ORESTE, CLEONNE.
ORESTE.


He bien ? Mes ſoins vous ont rendu voſtre Conqueſte.
I’ay veû Pyrrhus, Madame, & voſtre hymen s’apreſte.

HERMIONNE.

On le dit. Et de plus, on vient de m’aſſurer
Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.

ORESTE.

Et voſtre ame à ſes vœux ne ſera pas rebelle ?

HERMIONNE.

Qui l’euſt crû, que Pyrrhus ne fuſt pas infidelle ?
Que ſa flamme attendroit ſi tard pour éclater,
Qu’il reuiendroit à moy, quand ie l’allois quitter ?
Ie veux croire auec vous, qu’il redoute la Grece,
Qu’il ſuit ſon intereſt plûtoſt que ſa tendreſſe,
Que mes yeux ſur voſtre ame eſtoiẽt plus abſolus.

ORESTE.

Non, Madame, il vous aime, & ie n’en doute plus.

Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?
Et vous ne vouliez pas ſans doute luy déplaire.

HERMIONNE.

Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foy.
Luy raviray-je vn bien, qu’il ne tient pas de moy ?
L’Amour ne regle pas le ſort d’vne Princeſſe.
La gloire d’obeïr eſt tout ce qu’on nous laiſſe.
Cependant ie partois, & vous auez pû voir
Combien ie relaſchois pour vous de mon deuoir.

ORESTE.

Ah ! que vous ſçaviez bien, Cruelle… Mais, Madame,
Chacun peut à ſon choix diſpoſer de ſon ame.
La voſtre eſtoit à vous. I’eſpérois. Mais enfin
Vous l’auez pû donner ſans me faire vn larcin.
Ie vous accuſe auſſi, bien moins que la Fortune.
Et pourquoy vous laſſer d’vne plainte importune ?
Tel eſt voſtre deuoir, ie l’auouë. Et le mien
Eſt de vous épargner vn ſi triſte entretien.


Scène III.

HERMIONNE, CLEONNE.
HERMIONNE.


Attendois-tu, Cleonne, vn courroux ſi modeſte ?

CLEONNE.

La douleur qui ſe taiſt n’en eſt que plus funeſte.
Ie le plains. D’autant plus qu’Auteur de ſon ennuy,
Le coup qui l’a perdu n’eſt parti que de luy.
Contez depuis quel tẽps voſtre hymen ſe prépare.
Il a parlé, Madame, & Pyrrhus ſe déclare.

HERMIONNE.

Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?
Des Peuples, qui dix ans ont fuy deuant Hector ?
Qui cent fois effrayez de l’abſence d’Achille,
Dans leurs vaiſſeaux brulans ont cherché leur azile,
Et qu’on verroit encor, ſans l’appuy de ſon Fils,
Redemander Helene aux Troyens impunis ?
Non, Cleonne, il n’eſt point Ennemy de luy-meſme,
Il veut tout ce qu’il fait, & et s’il m’eſpouſe, il m’aime.
Mais qu’Oreſte à ſon gré m’impute ſes douleurs.
N’auons-nous d’entretien que celuy de ſpleurs ?
Pyrrhus reuient à nous. Hé bien, chere Cleonne,
Conçois-tu les tranſports de l’heureuſe Hermiõne ?

Sçais-tu quel eſt Pyrrhus ? T’és-tu fait raconter
Le nombre des Exploits… Mais qui les peut conter ?
Intrepide, & par tout ſuiuy de la Victoire,
Charmant, Fidelle enfin, rien ne mãque à ſa Gloire
Songe…

CLEONNE.

Songe…Diſſimulez. Voſtre Riuale en pleurs,
Vient à vos pieds ſans doute apporter ſes douleurs.

HERMIONNE.

Dieux ! ne puis-je à ma joye abandonner mon ame ?
Sortons. Que luy dirois-je ?


Scène IV.

ANDROMAQVE, HERMIONNE, CLEONNE, CEPHISE.
ANDROMAQVE.

Sortons. Que luy dirois-je ?
Ov fuyez-vous, Madame ?
N’eſt-ce point à vos yeux, vn ſpectacle aſſez doux
Que la Veuue d’Hector pleurante à vos genoux ?
Ie ne viens point icy, par de jalouſes larmes,
Vous enuier vn Cœur, qui ſe rend à vos charmes.
Par les mains de ſon Pere, helas ! i’ay veû percer
Le ſeul, où mes regards pretendoient s’adreſſer.
Ma flamme par Hector fut jadis allumée,
Auec luy dans la tombe elle s’eſt enfermée.
Mais il me reſte vn Fils. Vous ſçaurez quelque jour,
Madame, pour vn Fils iuſqu’où va noſtre amour.
Mais vous ne ſçaurez pas, du moins ji le ſouhaitte,
En quel trouble mortel ſon intereſt nous jette,
Lors que de tant de biens, qui pouuoient nous flatter,
C’eſt le ſeul qui nous reſte, & qu’on veut nous l’oſter.
Helas ! Lors que laſſez de dix ans de miſere,
Les Troyens en courroux menaçoient voſtre Mere,
I’ay ſçeû de mon Hector luy procurer l’appuy,
Vous pouuez ſur Pyrrhus, ce que i’ay pû ſur luy.
Que craint-on d’vn Enfant, qui ſuruit à ſa perte ?
Laiſſez-moy le cacher en quelque Iſle deſerte.

Sur les ſoins de ſa Mere on peut s’en aſſurer,
Et mon Fils auec moi n’aprendra qu’à pleurer.

HERMIONNE.

Ie conçoy vos douleurs. Mais vn devoir auſtere,
Quand mon Pere a parlé, m’ordonne de me taire.
C’eſt luy, qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?
Vos yeux aſſez long-temps ont régné ſur ſon ame.
Faites-le prononcer, j’y ſouſcriray, Madame.


Scène V.

ANDROMAQVE, CEPHISE.
ANDROMAQVE.


Qvel mépris la Cruelle attache à ſes refus !

CEPHISE.

Ie croirois ſes conſeils, & je verrois Pyrrhus.
Vn regard confondroit Hermionne & la Gréce…
Mais luy-meſme il vous cherche.


Scène VI.

PYRRHVS, ANDROMAQVE, PHOENIX, CEPHISE.
PYRRHVS, à Phœnix.

Mais luy-meſme il vous cherche.
Ov donc eſt la Princeſſe ?
Ne m’auois-tu pas dit qu’elle eſtoit en ces lieux ?

PHOENIX.

Ie le croyois.

ANDROMAQVE,, à Cephiſe.

Ie le croyois.Tu vois le pouuoir de mes yeux.

PYRRHVS.

Que dit-elle, Phœnix ?

ANDROMAQVE.

Que dit-elle, Phœnix ?Helas ! tout m’abandonne.

PHOENIX.

Allons, Seigneur, marchons ſur les pas d’Hermionne.

CEPHISE.

Qu’attendez-vous ? Forcez ce ſilence obſtiné.

ANDROMAQVE.

Il a promis mon Fils.

CEPHISE.

Il a promis mon Fils.Il ne l’a pas donné.

ANDROMAQVE.

Non, non, j’ay beau pleurer, ſa mort eſt reſoluë.

PYRRHVS.

Daigne-t’elle ſur nous tourner au moins la veuë ?
Quel orgueil !

ANDROMAQVE.

Quel orgueil !Ie ne fay que l’irriter encor.
Sortons.

PYRRHVS.

Sortons.Allons aux Grecs liurer le Fils d’Hector.

ANDROMAQVE.

Ah, Seigneur, arreſtez. Que prétendez-vous faire ?
Si vous liurez le Fils, liurez-leur donc la Mere.
Vos ſerments m’ont tantoſt juré tant d’amitié.
Dieux ! N’en reſte-t’il pas du moins quelque pitié ?
Sans eſpoir de pardon m’auez-vous condamnée ?

PYRRHVS.

Phœnix vous le dira, ma parole eſt donnée.

ANDROMAQVE.

Vous qui brauiez pour moy tant de perils diuers ?

PYRRHVS.

I’eſtois aueugle alors, mes yeux ſe ſont ouuerts.
Sa grace à vos déſirs pouuoit eſtre accordée.
Mais vous ne l’auez pas ſeulement demandée.
C’en eſt fait.

ANDROMAQVE.

C’en eſt fait.Ah ! Seigneur, vous entendiez aſſez
Des ſoûpirs qui craignoient de ſe voir repouſſez,
Pardonnez à l’éclat d’vne illuſtre fortune
Ce reſde fierté qui craint d’eſtre importune.
Vous ne l’ignorez pas, Andromaque ſans vous
N’auroit jamais d’vn Maiſtre embraſſé les genoux.

PYRRHVS.

Non, vous me haïſſez. Et dans le fonds de l’ame
Vous craignez de deuoir quelque choſe à ma flâme.

Ce Fils meſme, ce Fils, l’objet de tant de ſoins,
Si je l’auois ſauué, vous l’en aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moy tout s’aſſemble.
Vous me haïſſez plus que tous les Grecs enſemble.
Ioüissez à loiſir d’vn ſi noble courroux.
Allons, Phœnix.

ANDROMAQVE.

Allons, Phœnix.Allons rejoindre mon Eſpoux.

CEPHISE.

Madame…

ANDROMAQVE.

Madame…Et que veux-tu que je lui dise encore ?
Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?
Seigneur, voyez l’eſtat où vous me réduiſez ?
I’ay veu mon Pere mort, & nos Murs embraſez,
I’ay veû trancher les iours de ma Famille entiere,
Et mon Eſpoux ſanglant traiſné ſur la pouſſiere,
Son Fils ſeul avec moy reſerué pour les fers.
Mais que ne peut vn Fils, je reſpire, je ſers.
I’ay fait plus. Ie me suis quelquefois conſolée
Qu’icy, plûtoſt qu’ailleurs le ſort m’euſt exhilée ;
Qu’heureux dãs ſon malheur, le Fils de tant de Rois,
Puis qu’il deuoit ſeruir, fuſt tombé ſous vos lois.
I’ay crû que ſa priſon deuiendroit ſon Azile.
Iadis Priam ſoûmis fut reſpecté d’Achille,
I’attendois de ſon Fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.
Ie n’yi pû ſoupçonner ton Ennemy d’vn crime,
Malgré luy-meſme enfin je l’ay crû magnanime.

Ah ! s’il l’eſtoit aſſez, pour nous laiſſer du moins
Au Tombeau qu’à ta Cendre ont éleué mes ſoins ;
Et que finiſſant-là ſa haine & nos misères,
Il ne ſéparaſt point des dépoüilles ſi cheres !

PYRRHVS.

Va m’attendre, Phœnix.


Scène VII.

PYRRHVS, ANDROMAQVE, CEPHISE.
PYRRHVS, continuë.

Va m’attendre, Phœnix.
Madame, demeurez ;
On peut vous rendre encor ce Fils que vous pleurez.
Oüy, je ſens à regret, qu’en excitant vos larmes
Ie ne fay contre moy que vous donner des armes.
Ie croyois apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moy les yeux.
Voyez ſi mes regards ſont d’vn Juge ſeuere,
S’ils ſont d’un Ennemy qui cherche à vous déplaire.
Pourquoy me forcez-vous vous-meſme à vous trahir ?
Au nom de voſtre Fils, ceſſons de nous haïr.
À le ſauuer enfin, c’eſt moy qui vous conuie.
Faut-il que mes ſoûpirs vous demandent ſa vie ?
Faut-il qu’en ſa faueur j’embraſſe vos genoux ?
Pour la dernière fois, ſauuez-le, ſauuez-vous.
Ie ſçais de quels ſermens je romps pour vous les chaiſnes,
Combien je vais ſur moy faire éclater de haines.
Ie renuoye Hermionne, & je mets ſur ſon front,
Au lieu de ma Couronne, vn eternel affront.

Ie vous conduis au Temple, où ſon Hymen s’appreſte.
Ie vous ceins du Bandeau, préparé pour ſa Teſte.
Mais ce n’eſt plus, Madame, vne offre à dédaigner,
Ie vous le dis, il faut ou perir, ou regner.
Mon cœur, deſeſperé d’vn an d’ingratitude,
Ne peut plus de ſon ſort ſouffrir l’incertitude.
C’eſt craindre, menaſſer, & gemir trop long-temps.
Ie meurs, ſi je vous pers, mais je meurs, ſi j’attens.
Songez-y, je vous laiſſe, & je viendray vous prendre,
Pour vous mener au Temple, où ce Fils doit m’attendre.
Et là vous me verrez ſoûmis, ou furieux,
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.


Scène VIII.

ANDROMAQVE, CEPHISE.
CÉPHISE.


Ie vous l’auois prédit, qu’en dépit de la Grece,
De voſtre ſort encor vous ſeriez la Maiſtreſſe.

ANDROMAQVE.

Helas ! De quel effet tes diſcours ſont ſuiuis ?
Il ne me reſtoit plus qu’à condamner mon Fils.

CEPHISE.

Madame, à voſtre Eſpoux c’eſt eſtre aſſez fidelle.
Trop de vertu pourroit vous rendre criminelle.
Luy-meſme il porteroit voſtre ame à la douceur.

ANDROMAQVE.

Quoy, je lui donnerois Pyrrhus pour ſucceſſeur ?

CEPHISE.

Ainsi le veut ſon Fils, que les Grecs vous rauiſſent.
Penſez-vous qu’aprés tout ſes Manes en rougiſſent ?

Qu’il mépriſaſt, Madame, vn Roy victorieux,
Qui vous fait remonter au rang de vos Ayeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos Vainqueurs en colere,
Qui ne ſe ſouuient plus qu’Achile eſtoit ſon Pere,
Qui dément ſes Exploits, & les rend ſuperflus ?

ANDROMAQVE.

Dois-je les oublier, ſ’il ne s’en ſouuient plus ?
Dois-je oublier Hector priué de funerailles,
Et traiſné ſans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier ſon Pere à mes pieds renuerſé,
Enſanglantant l’Autel qu’il tenoit embraſſé ?
Songe, ſonge, Cephiſe, à cette Nuit cruelle,
Qui fut pour tout vn Peuple vne Nuit eternelle.
Figure-toy Pyrrhus les yeux étincelans,
Entrant à la lueur de nos Palais brûlans ;
Sur tous mes Freres morts ſe faiſant vn passage,
Et de ſang tout couuert échauffant le carnage.
Songe aux cris des Vainqueurs, ſonge aux cris des Mourans,
Dans la flamme étouffez, ſous le fer expirans.
Peins-toy dans ces horreurs Andromaque eſperduë.
Voila comme Pyrrhus vint s’offrir à ma veuë ;
Voila par quels exploits il ſçeût ſe couronner,
Enfin voila l’Eſpoux que tu me veux donner.
Non, je ne seray point complice de ſes crimes.
Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières Victimes.
Tous mes reſſentimens luy seroient aſſeruis.

CEPHISE.

Hé bien, allons donc voir expirer voſtre Fils.

On n’attend plus que vous. Vous fremiſſez, Madame ?

ANDROMAQVE.

Ah ! de quel ſouuenir viens-tu frapper mon ame ?
Quoy, Cephiſe, j’iray voir expirer encor
Ce Fils, ma ſeule joye, & l’image d’Hector ?
Ce Fils que de ſa flamme il me laiſſa pour gage ?
Helas ! il m’en ſouuient, le jour que ſon courage,
Luy fit chercher Achile, ou plûtoſt le treſpas,
Il demanda ſon Fils, & le prit dans ſes bras.
Chere Eſpouſe, dit-il, en eſſuyant mes larmes,
I’ignore quel ſuccés le ſort garde à mes armes,
Ie te laiſſe mon Fils, pour gage de ma foy ;
S’il me perd, je prétens qu’il me retrouve en toy.
Si d’vn heureux hymen la memoire t’eſt chere,
Montre au Fils à quel point tu cheriſſois le Pere.
Et je puis voir répandre vn sang ſi precieux ?
Et je laiſſe avec luy perir tous ſes Ayeux ?
Roy barbare, faut-il que mon crime l’entraiſne ?
Si je te haïs, eſt-il coupable de ma haine ?
T’a-t’il de tous les ſiens reproché le trépas ?
S’eſt-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne ſent pas ?
Mais cependant, mon Fils, tu meurs, ſi je n’arreſte
Le fer, que ce Cruel tient leué ſur ta teſte.
Ie l’en puis détourner, & je t’y vais offrir ?
Non tu ne mourras point, je ne le puis ſouffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chere Cephise,
Va le trouuer pour moy.

CEPHISE.

Va le trouuer pour moyi.Que faut-il que je diſe ?

ANDROMAQVE.

Dy-luy que de mon Fils l’amour eſt aſſez fort…
Crois-tu que dans ſon cœur il ait juré ſa mort ?
L’amour peut-il ſi loin pousser ſa barbarie ?

CEPHISE.

Madame, il va bien-toſt reuenir en furie.

ANDROMAQVE.

Hé bien, va l’aſſurer…

CEPHISE.

Hé bien, va l’aſſurer…De quoy ? de voſtre foy ?

ANDROMAQVE.

Helas ! pour la promettre eſt-elle encore à moy ?
Ô cendres d’vn Eſpoux ! ô Troyens ! ô mon Pere !
Ô mon Fils, que tes iours couſtent cher à ta Mere !
Allons.

CEPHISE.

Allons.Où donc, Madame, & que reſoluez-vous ?

ANDROMAQVE.

Allons, ſur ſon tombeau, conſulter mon Eſpoux.


Fin du troiſième Acte.