Anecdotes normandes (Floquet)/Introduction

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Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 1-7).




Pour composer l’Histoire du Privilège de Saint-Romain, imprimée en 1833, et celle du Parlement de Normandie, que je me propose de publier un jour, il m’a fallu, on le conçoit, compulser force registres et chroniques manuscrites. Là, avec les documents que je cherchais, j’ai rencontré, sans doute, nombre de vérités indifférentes ; mais combien aussi se sont offerts à moi de faits étrangers, il est vrai, à mes deux ouvrages projetés, intéressants toutefois, et qu’il m’aurait coûté de laisser dans l’oubli ! Ainsi, un jour, à la Bibliothèque royale, quel fut mon étonnement de trouver, non point dans un manuscrit, mais dans les feuillets qui lui servaient de gardes, une délibération authentique de l’Hôtel-de-Ville de Rouen, éconduisant bravement Louis XI qui avait voulu contraindre de bons gros marchands de la ville, Jean Le Tellier et dame Estiennotte sa femme, à donner leur fille unique en mariage à son chevaucheur Désile, l’un de ces hommes de bien prêts à tout, comme il en avait tant autour de lui ! « Le roi ne forcera aucuns des habitants de Rouen de se marier contre leur volonté », avait dit Philippe-Auguste dans une charte octroyée, en 1207, à notre ville. Trois siècles, presque, s’étaient écoulés depuis la promesse du monarque ; Rouen, toutefois, on le verra, ne l’avait point oubliée. Étrange chose, assurément, de trouver, sur les gardes d’un livre manuscrit, l’anecdote : Louis XI et la Normande ; car tout est vrai dans mon récit, et les opinions diverses émises par les conseillers de ville, et la lettre même de dame Estiennotte à Louis XI, lettre que je voudrais bien avoir imaginée, mais que je n’ai fait, hélas ! que transcrire.

Peu de temps après, dans un autre manuscrit de la Bibliothèque royale et dans un Mémorial de l’Échiquier, s’offrent à moi des détails dramatiques, intimes et jusqu’alors inconnus, sur la fameuse Harelle de 1381. Une autre fois, c’est toute l’histoire toire de l’élection de notre célèbre archevêque Georges d’Amboise, ensevelie, jusqu’ici, dans les registres du Chapitre de Rouen, et dans ceux de l’Hôtel-de-Ville, qui se mêla aussi de cette affaire. Là, on apprend comment, au temps de la Pragmatique étaient élus les évêques ; on pénètre dans le secret du conclave ; on voit, dans ses détails intimes, la plus majestueuse cérémonie de l’Église, au moyen-âge, cérémonie abolie depuis trois siècles, et presqu’entièrement ignorée de nos jours. Bientôt, c’est un festin d’apparat, un past des cinquante chanoines de Notre-Dame de Rouen, en 1425, à l’Hôtel de Lisieux, avec trois ou quatre évêques, autant d’abbés, les baillis de Caux et de Rouen, minutieusement décrit dans un procès-verbal qu’ont dressé des tabellions, témoins et acteurs de la fête. Dans les registres du Parlement, les éléments dispersés de l’histoire des clercs de la Basoche, leurs requêtes en vers, avec les arrêts qui nous les ont conservées. Dans les Recherches d’Etienne Pasquier, l’histoire de ce valet, assassin de son maître, découvert, longtemps après le crime, par un aveugle qui, inaperçu, avait entendu, sur les coteaux d’Argenteuil, les cris de mort du meurtrier et les vaines supplications de la victime. Une guerre entre deux paroisses de Rouen, Saint-Godard et Saint-Nicaise, au sujet d’une boise, guerre attestée par les registres du Parlement, et célébrée dans le temps, par plusieurs pièces de la Muse normande. Un grand procès pour un nid de pie, énergique et dernière expression du goût marqué de nos pères pour la chicane. Le voyage de Jouvenet dans l’antique et lourd carrosse de Rouen, révélé par des notes écrites sous la dictée de son neveu Restout ; l’inauguration de son magnifique tableau des Enquêtes, le triomphe de cet illustre peintre, l’honneur éternel de notre ville. Enfin, c’est Duquesne, le grand Duquesne, enfant alors, mandé de Dieppe à la grand’chambre, pour se justifier de sa première prise comme d’un crime ; là, déclarant ses dix-sept ans, confessant son premier fait d’armes, plaidant lui-même sa cause, la gagnant à vol de bonnet ; bref, arrivé au Palais en accusé, et en sortant capitaine.

Ces particularités, qui ne pouvaient trouver place dans nos histoires du Parlement de Normandie et de la Fierté de Saint-Romain, étaient-elles donc si dépourvues d’intérêt qu’il fallût les laisser ignorer toujours ? Enfant de Rouen, prisant, plus que nulle autre chose au monde, les suffrages de mes compatriotes, de ces hommes au milieu desquels je suis né, au milieu desquels je vis et travaille, ai-je espéré à tort qu’ils liraient sans ennui le récit de quelques faits arrivés dans notre ville, au temps de nos pères, et que ces fidèles images des anciennes moeurs normandes ne seraient point sans quelque prix à leurs yeux ? Effrayé, d’ailleurs, de ces deux sérieuses et longues histoires, entreprises, peut-être, sans avoir assez consulté mes forces, j’espérais, en traçant ainsi de moins graves et plus courtes narrations, acquérir cette habitude, cette vigueur, ce courage si nécessaire pour traiter de grands sujets : « Excursusque breves tentat », a dit Virgile. Hélas ! le Parlement est toujours là devant moi, immense, attaqué, mais non vaincu encore, et, plus que jamais, me faisant peur ; seulement, pour acquérir une confiance qui ne m’est point venue, je me trouve avoir écrit une dizaine de petits récits que je n’ai point la sagesse de garder pour moi seul, et auxquels je souhaite bonne chance auprès des amis de nos souvenirs normands. Véritables tous pour le fond, et presque tous quant aux détails mêmes (les Pièces justificatives sont dans nos mains), on ne doit point, néanmoins, chercher dans tous cette vérité rigoureuse, cette vérité de mot à mot, première condition de l’histoire, son essence, ce sans quoi elle n’est pas ; cette vérité, enfin, seul mérite de notre histoire du Privilège de Saint-Romain, et qui, un jour, seule aussi, recommandera notre histoire du Parlement de Normandie. Peu s’en faut, cependant, encore ; tant nos vieilles habitudes d’élève de l’École des chartes et d’historien nous ont donné de répugnance pour les jeux d’esprit, nous ont fait inhabile à imaginer, et indocile aux suggestions de la folle du logis, cette irréconciliable ennemie de l’histoire. Le Procès est tout ce qu’elle a pu obtenir de nous sans réserve, quoi qu’elle ait voulu dire. Encore est-il incontestable qu’on plaida naguère, à Rouen, pour un nid de pie, comme il est vrai qu’au temps de l’Échiquier, on avait plaidé, à Rouen aussi, vingt-cinq ans durant, pour quelques bouts de cierges que le trésorier de Notre-Dame disputait au chapitre, et qui, en tout, valaient trois sous. (Registre de l’Échiquier, du 20 avril 1453.)


« Défendons notre droit ; sot est celui qui donne :
C’est ainsi, devers Caen, que tout Normand raisonne. »


C’était ainsi, du moins, qu’encore au temps de Boileau, raisonnaient jadis nos pères, devers Rouen, hélas ! non moins que devers Caen ; le procès des bouts de cierges le prouve du reste, et combien d’autres exemples nous pourrions citer ! Mais les Normands étaient-ils seuls à raisonner ainsi ? L’histoire, toute bourguignonne, de l’étourneau du sieur de Suilly, vraie comme celle du nid de pie, est racontée au long dans les commentaires du grave et docte Chasseneux, sur la coutume de Bourgogne. Accurse, d’ailleurs, ce grand docteur, n’a-t-il pas dit qu’on pouvait plaider pour un œuf[1] ? Ainsi, dans le procès même, la folle du logis n’en est que pour la rédaction de la feuille d’audience, au défaut de celle que rédigea notre prédécesseur, le greffier du temps. Pour tout le reste, nous ne lui avons laissé que le soin de la mise en scène ; encore y avons-nous regret, tant nous craignons qu’elle ne s’en soit mal acquittée !


  1. « Pro uno ovo datur actio. »(Accurse.)