Angéline Guillou/01

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 9-11).


ANGÉLINE GUILLOU

roman canadien



PREMIÈRE PARTIE

i


Le cri rauque, deux fois répété, de la sirène du petit paquebot faisant le service de la poste sur la Côte Nord du Saint-Laurent, annonçait qu’il devait bientôt quitter ses amarres au quai du Bassin Louise, dans le port du vieux Québec.

Une quarantaine de passagers de première, la plupart des Américains en quête d’émotions nouvelles, allaient demander à la Côte Nord de notre majestueux Golfe les sensations que leur refusaient, pour s’en être maintes fois repus, les vieilles villes historiques de la province, ses pittoresques villages, ses campagnes verdoyantes et luxurieuses sillonnées de belles routes.

Parmi les passagers, se trouvaient quelques citoyens de la Côte[1]. Des voyageurs de commerce allaient aussi dans ce pays lointain solliciter des commandes pour leurs patrons. Certains officiers des gouvernements, fédéral et provincial, faisaient leur tournée annuelle d’inspection. Comme complément, deux sauvages de Natashquan, de la tribu montagnaise, attendaient aussi le départ du navire.

Sur la figure des pêcheurs de la Côte, qui se distinguent à leur teint bronzé par l’air vif et salin du Golfe, rayonnait la joie de retourner vers leur pays lointain et aimé. Les Américains et Américaines pour qui tout ce qu’ils voyaient était nouveau et révélateur, avaient plutôt l’air d’écoliers en vacances. Les commis-voyageurs et les officiers du gouvernement paraissaient cependant indifférents à ce spectacle tant de fois répété. Les passagers d’entrepont, rudes gars des chantiers du Nord : Bûcherons, tâcherons ou conducteurs de chevaux, ajoutaient au pittoresque de cette mêlée de gens si différents, par le costume, les manières et le langage.

Les Américaines en culottes, cheveux courts, au maintien négligé et nonchalant de gens qui ne savent trop que faire de leur personne, babillaient comme des pies. Les femmes de la Côte, à la structure osseuse et forte, revêtues de leurs robes neuves de couleurs voyantes achetées aux magasins de Québec au cours de leur voyage, et qui leur donnaient une certaine élégance, regardaient d’un air amusé les sans-jupes américaines, montrant sans scrupule leurs mollets multiformes.

Cette cohue se promenait sur le pont, au milieu d’un chargement de marchandises des plus variées : Depuis les puissantes pièces de machinerie servant à la confection du papier, jusqu’à l’humble botte de foin destinée à la nourriture des animaux dans les chantiers disséminés çà et là le long de la Côte, de la Baie-des-Cèdres aux Sept-Îles. Pêle-mêle, un troupeau de vaches, des cochons, des moutons ; quelques oiseaux de basse-cour, puis deux renards argentés, dans une cage, épiant de leurs yeux inquiets cette agglomération si disparate.

Les derniers sacs contenant les matières postales étaient placés en lieu sûr par le boursier du navire ; les têtes de puits se fermaient ; les grues, remettaient en place les mâts de chargement ; la vapeur sous pression s’échappait avec bruit. Tout indiquait, au mouvement fébrile des officiers, que le capitaine allait bientôt donner l’ordre de démarrer, lorsque, soudain, arriva sur le quai une modeste voiture de couvent, de laquelle descendit une jeune fille portant le costume des élèves de Jésus-Marie de Sillery.

— Un instant ! dit le capitaine aux matelots qui avaient déjà commencé à enlever la passerelle.

Ses malles embarquées, la jeune fille sauta lestement sur le navire en poussant un soupir de soulagement. Les matelots, tout joyeux d’un service rendu, coupèrent le pont qui reliait le navire au quai.

— Adieu, mère, et priez pour moi.

— Adieu, mon enfant ! Que Dieu vous bénisse ! répondit la mère supérieure en essuyant une larme.

Un garçon conduisit la jeune fille à sa cabine et elle s’éclipsa aux yeux des quelques passagers qui avaient été témoins de son arrivée précipitée.

— Lâchez les amarres de proue ! commanda le capitaine de sa voix de stentor.

Au même instant, les engins furent mis en mouvement. Par une habile manœuvre, le bateau sortit comme par enchantement du Bassin Louise où quelques instants auparavant, il semblait emprisonné.

  1. Abréviation dont se servent les habitants de cette région pour désigner le littoral du Saguenay au Labrador terreneuvien.