Angéline Guillou/20

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 55-59).

XX


Rien ne venait rompre la monotonie des tristes jours d’hiver et des longues soirées passées au coin du feu dans le modeste logis des Guillou si ce n’est l’arrivée des cométiques de la poste. Angéline attendait impatiemment une réponse à sa lettre écrite à la Supérieure de son Alma Mater. Elle commençait à craindre que sa lettre ou la réponse ne se fussent égarées, quand son frère lui apporta enfin un jour du bureau de poste la réponse si ardemment attendue.

Elle eut tôt fait d’ouvrir l’enveloppe, tremblante d’émotion à la vue de cette écriture régulière comme si elle eût été moulée ; et elle lut avec une émotion facile à comprendre la lettre qu’elle contenait.

Sillery, Québec, le 1er décembre 19…


Mademoiselle Angéline Guillou,
Rivière-au-Tonnerre, Côte Nord,
Province de Québec (Canada).


Ma chère Enfant,

Votre aimable lettre pleine de tendresse et d’affection, conçue dans les moments de douleurs que vous avez traversés, a rappelé à ma mémoire les quelques remarques que j’ai cru bon de faire aux finissantes sur ce qui les attendait dans la vie. Mes prévisions, bêlas ! n’étaient que trop justes, quoique j’aurais désiré qu’elles ne s’appliquassent jamais à vous ; mais comme Dieu dans sa grande sagesse frappe souvent ceux qu’il aime, j’ose croire que la terrible épreuve que vous avez subie est une nouvelle marque de son amour.

Vous avez toute ma sympathie, ma chère enfant, dans votre malheur et tous mes souhaits de réussite dans la lourde tâche, que vous avez acceptée si généreusement, de remplacer votre digne mère. Mettez toute votre confiance dans Notre-Dame de la Garde ! Quel que soit le vocable sous lequel vous prierez notre Mère du Ciel, c’est toujours à la dispensatrice des biens célestes que vous vous adresserez.

Le capitaine Bouchard m’a appris la belle cérémonie dont vous avez été les héros conjoints. C’est une belle note en votre faveur dont il ne faudra cependant pas trop vous enorgueillir, si vous ne voulez pas perdre tout le fruit de votre belle action.

Comme vous le voyez, ma chère enfant, je prêche toujours l’humilité ; c’est une fleur qu’il vous faudra cultiver davantage, si, après avoir accompli votre tâche à la Rivière-au-Tonnerre, vous donnez suite aux espérances de votre vieille directrice, en réintégrant le couvent de Sillery avec le costume de postulante qui vous attend toujours.

Je suis heureuse en même temps que surprise de la présence chez vous de cette chère Antoinette Dupuis, de qui j’ai conservé le meilleur souvenir. Rappelez-moi à sa mémoire et dites-lui que je serai toujours heureuse de recevoir de ses nouvelles.

Veuillez présenter mes condoléances à votre bon père affligé et accepter de toute la communauté nos vœux de bonheur pour la nouvelle année qui va bientôt frapper à notre porte.

Mère Saint-Pierre d’Alcantara,
Directrice.

Des larmes abondantes coulèrent des yeux d’Angéline pendant la lecture de cette lettre si remplie d’affection maternelle. Ses années de pensionnat repassèrent l’une après l’autre dans sa mémoire, depuis son arrivée au couvent où l’avait conduite le capitaine Bouchard ; son entrée timide dans cette imposante maison ; la première rencontre avec ses compagnes qui la regardaient toutes avec un air de curiosité, où elle avait failli éclater en sanglots tant elle se sentait intimidée ; ses premiers succès en classe où les rieuses cette fois furent de son côté ; la création d’amitiés solides dans une atmosphère de confort où l’on jouissait du chauffage à la vapeur, de l’éclairage à l’électricité et de mille autres commodités qui étaient absentes de la Rivière-au-Tonnerre et de l’humble demeure des Guillou en particulier. Elle fut prise du désir de retourner à Sillery par le premier bateau du printemps ; mais elle se ressaisit bientôt en pensant au devoir qu’elle avait accepté et résolut de l’accomplir jusqu’au bout.

La lettre de sa digne mère Supérieure rappelait en effet à Angéline que la fête de Noël était à la porte. Cette fête, qui revêtait à son Alma Mater des airs de solennelle grandeur, allait-elle renouveler ici, dans son cher village, les mêmes sentiments de piété et de naïve admiration qu’autrefois ? L’humble crèche de la petite église blanche représentait certainement le même événement que les splendeurs de la chapelle du couvent de Sillery, mais allait-elle y trouver les mêmes jouissances que jadis ?

Elle se remémorait pourtant toute la poésie d’une messe de minuit dans ce hameau solitaire, situé au bord du grand golfe, mer intérieure presqu’aussi grande que la moitié de la Méditerranée et fermée six mois de l’année à la navigation. Un hameau sous la neige dont rien ne vient altérer la blancheur immaculée, éclairé par les reflets d’argent d’une pleine lune de décembre, sous un ciel serein, scintillant d’étoiles et se mirant dans une mer bleue ; le seul bruit perceptible : celui des vagues venant se briser doucement sur le rocher toujours nu du rivage et caressant son oreille attentive.

Au milieu de cette scène : une petite église blanche éclairée à l’intérieur par des lampes à pétrole, laissant percer timidement la lumière à travers les hautes fenêtres couvertes de givre aux multiples dessins créés par les caprices de la nature et que le pinceau le plus exercé ne saurait imiter ; de faibles lumières éclairant les petites maisons couvertes de neige, faisant contraste avec le bois noir des lambris sans peinture ; puis, passant en silence à travers les barrières, marchant à la file indienne, au son pâle de la petite cloche de l’église, parents et enfants qui vont présenter à l’Enfant de la crèche leurs naïfs mais sincères hommages.

Dans l’église à demi éclairée et mal chauffée, une humble crèche représentant la scène de la Nativité. Dans la nef, de rudes pêcheurs à la foi naïve mais forte, des petits, des humbles, des pêcheurs comme les apôtres : ceux que le Sauveur aimait et dont il cherchait à s’entourer. Le cadre n’était-il pas aussi naturel après tout qu’au milieu de la splendeur des villes où le luxe s’étale presqu’avec impudence ?

Elle s’entretenait souvent de ces pensées quand arriva enfin le jour solennel. Elle se rendit à l’église avec André et la petite Agathe qu’elle tenait par la main. Ils pénétrèrent dans l’église après avoir encore une fois contemplé cette belle scène extérieure qui s’était maintes fois offerte, aux yeux des habitants de la Rivière-au-Tonnerre, sans peut-être qu’ils en saisissent toute la beauté et la poésie.

Le « maître-chantre », de sa voix criarde, entonna le « Minuit Chrétiens », puis l’humble curé, fatigué par les épreuves où passait sa paroisse, fit cependant son entrée de la manière la plus solennelle possible.

Angéline ne put s’empêcher d’établir le contraste entre les chants presque célestes de son Alma Mater et ceux qu’elle entendait en ce moment ; mais elle se disait en elle-même : c’était, là-bas, le chant des Anges, ici c’est le chant des Bergers. Elle pensait avec raison en elle-même que l’un et l’autre étaient agréables à l’Enfant-Dieu.

La messe de minuit finie, tout le monde rentra paisiblement chez soi. Il n’y a pas comme dans les paroisses de la rive sud des grelots sonnants aux harnais des chevaux traînant carrioles, « berlots » et faisant mille bruits.

Là, c’est le silence de la mort, et il semble que l’on craigne de le rompre, car la plupart du temps on parle à demi-voix, comme si on tenait à respecter ce caprice du sort.

Le bon vieux curé annonça le dimanche suivant que, vu les épreuves par lesquelles passait sa paroisse, il ne ferait pas la quête de l’Enfant-Jésus ; que de plus il remettrait la dîme à tous ceux qui en feraient la demande ; mais que, pour ne pas priver les familles de sa bénédiction, il la donnerait à l’église, le Jour de l’An, à la grand’messe. Il recommanda à ses paroissiens d’éviter les réunions tapageuses, vu la détresse dans la paroisse ; mais il leur permit les réunions où l’on raconterait des histoires et des contes, pourvu que le bon ordre y régnât.