Angéline Guillou/26

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 75-77).

V


Deux semaines s’écoulèrent ainsi avant que la curiosité des villageois ne fût satisfaite, quand, par un beau matin, au lever du soleil, ils furent éveillés par le ronronnement de l’avion et le crépitement d’une mitrailleuse, suivis de détonations qui faisaient voler l’eau en l’air à vingt-cinq ou trente pieds.

Tous s’habillèrent précipitamment et volèrent, plutôt qu’ils ne marchèrent, vers la grève où ils virent, flottant sur l’eau, le ventre au soleil, une mer de marsouins blancs que la mitraille et la dynamite avaient détruits.

— Vite, les chaloupes à la mer ! commanda le curé qui avait précédé la population sur la grève.

— Cueillons la manne pendant qu’elle passe ! continua-t-il sans attendre de réponse de personne.

Tout ce qu’il y avait de barques et de chaloupes disponibles fut employé à ramener à terre, au moyen d’estacades flottantes, les marsouins, dont on compta du premier coup trois cent douze.

Le curé était au comble de la joie. Son idée avait eu un plein succès.

— Notre-Dame de la Garde m’a bien inspiré, disait-il. Ils ont bien pu rire de moi dans leur barbe au ministère, mais je savais que j’avais raison. Les marsouins n’ont qu’à se bien tenir.

— Faisons une ovation au capitaine pour son succès ! continua-t-il enthousiasmé.

Au retour de Jacques la foule massée sur la grève le reçut au milieu des applaudissements.

— Vive le capitaine Vigneault !

— Mort aux marsouins !

— Vive notre bon curé ! dit seul Pierre Guillou, et la foule répéta les mêmes vivats après lui.

— Remercions Notre-Dame de la Garde ! dit le curé, se mettant à genoux après avoir enlevé son chapeau.

C’est au milieu de cette prière que le capitaine mit le pied à terre la figure toute rayonnante de bonheur et qu’il se joignit aux villageois dans leurs actions de grâces.

Antoinette Dupuis, que la nature n’avait pas gâtée, mais qui possédait une facilité de parole remarquable y alla de son petit boniment.

— Monsieur le Capitaine, nous sommes ravis de vous.

— J’avoue, Mademoiselle, que j’éprouvais plus de fierté quand j’avais descendu un « Fokker » allemand qu’à la vue de trois cents marsouins à mes pieds, dit d’un air mi-fier, mi-modeste le jeune et beau capitaine.

— Oh ! que ça devait être beau, en effet, reprit la garde-malade enthousiasmée. Mais avouez que ce n’est pas banal, trois cents marsouins pour un premier coup de ligne.

— C’est à croire que je deviendrai un grand pêcheur, Mademoiselle !

— Pêcheur de perles ? dit Antoinette, d’un air suggestif.

— Non, répondit d’un air grave le capitaine. Je crains de devenir un pêcheur de compliments.

— Vous êtes maussade comme un Québecquois, capitaine.

— Si ça s’attrape, Mademoiselle, j’y prendrai garde.

La garde-malade s’éloigna d’un petit air boudeur, pendant que la foule s’amusait de la réponse du capitaine.

— Vite, à l’œuvre, dit le curé. Il ne faut pas perdre le fruit de notre travail. Trois cent douze marsouins, ça vaut de l’argent.

— Que ferons-nous de tout ça ? dit un pêcheur d’un ton découragé.

— Saprelolle ! nous en retirerons l’huile d’abord. Nous vendrons les peaux ensuite.

— Et après, Monsieur le Curé ?

— Et après, Baptiste ? Après si tu as assez de dessein pour ouvrir tes poches, nous mettrons l’argent dedans, dit en riant de tout cœur le vieux curé aux applaudissements des autres assistants.

On institua tant bien que mal une distillerie au moyen de chaudières de toutes formes et de toutes dimensions.

Pendant deux semaines, la fumée opaque des marsouins se transformant en huile démontrait qu’on allait tirer bon profit de cette aubaine.