Angéline Guillou/36

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 105-109).

XV


Pendant cinq jours le capitaine Vigneault survola par intermittences cette étendue illimitée de forêt résineuse, tantôt s’élevant à une hauteur vertigineuse, tantôt rasant le sol, sans cependant rien apercevoir des deux aviateurs.

Au soir du cinquième jour, avant de descendre pour la nuit, sa vue fut attirée par une double chute d’une imposante hauteur. Entre les deux chutes reposait un petit lac aux eaux tranquilles. Fasciné par cette vue superbe, il survola l’endroit plusieurs fois, puis finalement se laissa glisser mi-conscient entre ces deux précipices. Il laissa tomber immédiatement son ancre, car, malgré l’apparente tranquillité de l’eau, il devina un fort courant qui aurait pu l’entraîner en bas de la chute. Il lâcha quarante-cinq brasses de corde avant de saisir le fond du lac. Il ne lui en restait plus qu’une demi-brasse entre ses mains toutes râpées par le câble, dans la chute précipitée de l’ancre.

Après s’être assuré qu’il était solidement ancré, il s’assit sur son avion, écoutant les mille bruits que font ces deux chutes dont l’une surplombe le lac de trois cents pieds et l’autre se précipite d’une hauteur égale à la première, pour s’engouffrer entre deux rochers escarpés où mugit un torrent tumultueux. Il contempla longtemps cette vue superbe, tout en écoutant les bruits étranges qui semblaient venir de tous les côtés à la fois.

— Bien sûr, dit-il, si je croyais aux revenants, ces bruits me diraient mille choses que ma nature si peu encline aux superstitions me laisse ignorer.

La lune qui se leva soudain sur ce beau spectacle ajoutait au charme du lieu et aurait tenté le pinceau d’un artiste ; mais Jacques se contenta de se repaître de cette scène sauvage incomparable, où jamais humain n’avait mis les pieds, l’endroit étant inaccessible, excepté par hydravion.

Ceux qui faisaient le portage pour escalader les hauteurs de cette chute s’en éloignaient toujours le plus possible, de peur d’être pris de vertige. Elle avait depuis longtemps la réputation d’être hantée, à cause du bruit infernal que faisait l’eau dans sa chute vertigineuse et que les mille échos répétaient à travers la forêt.

L’aviateur s’installa dans son avion pour y passer la nuit et s’endormit au son des bruissements incessants de la chute.

Le froid qui commençait à sévir l’éveilla de bon matin. La nature reprenait ses droits et annonçait que l’hiver n’était pas loin, malgré son retard apparent.

Après avoir pris un petit déjeuner à la hâte, il commença à faire ses préparatifs de départ en pensant à la promesse qu’il avait faite à Angéline. Il examina attentivement son moteur qu’il fit fonctionner librement. Il commença ensuite à mesurer de l’œil la distance qui le séparait de la chute. Ayant constaté que cette distance était suffisante pour prendre son élan, il se prépara à partir et jeta un dernier coup d’œil aux alentours pour se repaître encore une fois de ce beau spectacle, lorsqu’il crut apercevoir, aux reflets du soleil levant qui arrosait le rivage de ses rayons langoureux de novembre, de petites pépites jaunes qui lui donnèrent l’impression que ce pouvait bien être de l’or.

Quoique seul, il lâcha un immense éclat de rire dont il entendit les échos se répercuter au loin.

Sa première impression avait été de répéter les paroles de Monte-Cristo en face des trésors trouvés sur l’île déserte : « À moi, l’univers ! »; mais ne voulant pas s’emballer, même au prix de l’or, il résolut d’approcher son avion du rivage au coût de mille difficultés.

Ayant mis pied à terre, il constata qu’il était bel et bien en face d’un trésor d’une richesse incalculable. Il n’avait qu’à se baisser pour ramasser les pépites d’or que la chute supérieure avait lavées et rejetées sur le rivage.

Il résolut de faire ample provision du précieux métal, dut-il retarder encore d’une journée son retour, malgré que la glace commençât à prendre en bordure du lac. Il chargea du précieux métal tout ce que la prudence lui permit de prendre et passa de nouveau la nuit près de la chute.

Le lendemain, au lever du soleil, il s’élança dans les airs dans la direction de la Rivière-au-Tonnerre.

Comme il passait au Havre-Saint-Pierre, il vit les gens qui entraient à l’église pour la grand’messe du dimanche. Il y amerrit pour entendre l’office divin. Il courut d’abord au bureau du télégraphe pour avertir Angéline de son heureux retour ; mais il trouva le bureau fermé.

Jacques n’en entendit pas moins la messe, puis repartit immédiatement après, pour amerrir à la Rivière-au-Tonnerre vers une heure de l’après-midi, après avoir payé son tribut ordinaire à sa fiancée.

Ayant entendu survoler l’avion au-dessus de sa demeure, Angéline alla au-devant de Jacques qu’elle rencontra à mi-chemin.

— Vous avez été plus raisonnable, cette fois, dit Jacques en l’accueillant.

— Il faut que je m’habitue aux contre temps si je veux devenir la digne femme d’un brave capitaine.

— Il vous faudra être de plus en plus raisonnable, car j’ai fait la découverte d’un trésor qui va me forcer à m’absenter souvent au cours de l’été prochain.

Il sortit de sa poche une poignée de pépites d’or qu’il étala aux yeux d’Angéline ébahie.

— Voici, dit-il, le secret que j’ai à vous confier. Tous les petits sacs que j’ai fait transporter chez vous et que vous avez rencontrés en chemin, contiennent des pépites d’or comme celles que je viens de vous montrer, et que j’ai recueillies auprès de cette superbe chute dont je vous ai parlé il y a un instant. Je vous confie ce trésor jusqu’à mon retour de Québec le printemps prochain. J’apporte assez du précieux métal pour me procurer un avion, afin d’exploiter cet Eldorado que la Providence a mis sur mes pas, et je reviendrai à la Rivière-au-Tonnerre aussitôt que la température le permettra au printemps.

— Vous n’oublierez pas votre petite fiancée, maintenant que vous êtes riche ?

— Angéline, si vous parliez sérieusement, vous me feriez outrage ; mais je sais que vous êtes taquine à vos heures.

— Oh ! non, Jacques, je ne badinais pas, mais vos paroles suffisent à me rassurer.

— Tenez, Angéline ! Ma première pensée a été pour vous, quand j’ai découvert cette mine qui me donnera la plus grande fortune encore possédée au Canada par un seul homme. Puisque, me disais-je, mon métier hasardeux sera une source d’inquiétudes continuelles pour elle, je le quitterai à la première occasion.

— Que vous êtes bon, Jacques ! et comme j’ai eu tort de m’arrêter à de pareilles pensées.

— Tout ce que je demande en retour, Angéline, est votre foi et votre amour.

— Vous savez, lui dit-elle, que mon cœur est vôtre ; et je suis d’autant plus heureuse de vous en faire de nouveau l’aveu, qu’il vous était acquis avant la découverte de votre Eldorado ; et toutes les richesses que vous pourrez acquérir ne pourront rien ajouter à mon amour pour vous.

— Il est vrai que la richesse n’est pas toujours garante du bonheur, Angéline ; mais il est plus facile de répandre le bien autour de soi avec la fortune que sans elle.

— Mais vous courrez encore des dangers en exploitant cette mine située dans ce gouffre presqu’inaccessible, et la seule pensée de vous y voir retourner me fait frémir.

— Vous devez avoir un peu confiance en mon habileté de pilote des airs, dit Jacques un peu rudement.

— Vous savez, mon cher Jacques, que ma confiance vous est toute acquise. Je n’ai pas voulu vous faire de peine. Tenez, vous voyez devant vous une brave petite fille, brave comme son beau capitaine, et qui priera bien Notre-Dame de la Garde pour vous.

— À la bonne heure ! Je vous retrouve encore une fois. Votre générosité est la seule récompense que j’attends de vous, et cela suffit à mon bonheur. Dans quelques jours, je vous quitterai pour Québec où je dois rendre compte de mes travaux et de mes dernières explorations. Quand je reviendrai au printemps, ma première visite sera pour celle qui m’a procuré les seuls moments de vrai bonheur depuis mon adolescence.

— Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, en attendant une lettre de vous à chaque courrier.

— Comptez sur moi, Angéline, et de votre côté il faudra que chaque cométique qui partira de la Rivière-au-Tonnerre m’apporte une lettre de ma fiancée ?

Jacques et Angéline arrivaient en ce moment près de la modeste demeure des Guillou où les attendait un bon dîner de morue fraîche qu’André Guillou avait été pêcher dans la matinée.