Anna Rose-Tree/Lettre 10

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Veuve Duchesne (p. 47-51).


Xme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.


Voilà donc l’inſtant des tourmens arrivé pour moi. Ô ma chère Anna ! combien j’ai de ſujets de m’affliger, nos conjectures n’étoient que trop véritables. M. Spittle, à qui j’ai refuſé de me montrer toutes les fois qu’il s’eſt préſenté, a eu recours à ma Mère, & elle eſt venue elle-même pour m’en marquer ſon mécontentement. — Pardon, Mylady, lui ai-je répondu avec reſpect ; mais je ne vois pas pourquoi Monſieur Spittle (il étoit avec elle) auroit le droit de me faire des viſites. Ma réponſe la mit fort en colère. — Vous ne voyez pas ! cela eſt excellent ! vous ne voyez pas ! il faudra donc vous rendre compte de ma conduite : vraiment, je vous trouve plaiſante ; apprenez, Miſs, que vous êtes une ſotte, mes volontés doivent être des lois pour vous : mais puiſqu’il faut vous donner des raiſons, en voici que je vous prie de trouver bonnes : Monſieur vous eſt deſtiné pour Époux : voilà ſes droits pour avoir ſes entrées ici ; & s’adreſſant à Miſtreſs Hemlock : j’ai cru, Miſtreſs, vous avoir dit que je prétendois que M. Spittle fut reçu de Miſs Émilie. Si l’on a ſi peu d’égard à mes ordres, on me forcera à uſer de moyens qui pourroient ne pas plaire à tout le monde. En finiſſant cette belle tirade, elle s’étoit levée pour ſortir. Je me ſuis miſe à ſon paſſage, & tombant à genoux : — Non, Mylady, me ſuis-je écriée, non, vous n’aurez pas la barbarie d’exécuter cet affreux projet. — Miſs n’eſt pas prévenue en ma faveur, dit alors le monſtre. — Je ne prétends pas vous le diſſimuler, Monſieur, j’ai pour vous une haine invincible. — Le temps, Miſs, vous ramenera à des ſentimens plus doux. — Le temps ne fera qu’accroître mon antipathie. Telle eſt, & telle ſera toujours ma façon de penſer. — C’eſt ce que nous verrons, dit ma Mère, en me pouſſant. Je tombai le viſage contre terre, & elle eut l’inhumanité de paſſer deſſus mon corps pour ſortir. Miſtreſs Hemlock outrée, ne la reconduiſit pas, & ſe hâta de me relever. Mon viſage couvert de ſang, l’effraya beaucoup. Je la tranquilliſai en l’aſſurant que je ne me ſentois que mal au nez, le coup n’avoit porté que là. Dans le moment où l’on me faiſoit reſpirer de l’eau, Mylady Harris entra avec ſon Couſin. — Juſte Ciel ! s’écrièrent-ils l’un & l’autre en m’appercevant : votre Mère ſort d’ici, & vous voilà couverte de ſang. — C’eſt peu de choſe, repliqua Miſtreſs Hemlock : mais il n’a pas tenu à Mylady Ridge que le mal ne fut plus conſidérable ; & elle raconta la ſcène qui venoit de ſe paſſer. — Sans ma tendreſſe pour cette chère enfant, ajouta-t-elle, Mylady Ridge m’auroit diſpenſée à l’avenir de ſes viſites — Pauvre petite ! dit alors la Couſine de Mylord Clark, & lui-même verſoit des larmes d’attendriſſement. Un Être ſenſible a bien des droits ſur mon cœur. Pour la première fois je le fixai avec intérêt. Qu’il me parut ſéduiſant dans la touchante attitude qu’il avoit priſe ! Il étoit à genoux tenant une des mains de Mylady dans les ſiennes : ſes yeux me contemploient avec une douleur ſi naturelle, que l’on ne pouvoit pas la ſuppoſer factice : s’il m’eut dans ce moment demandé : — M’aimez-vous ? Je crois que je lui aurois répondu : — De tout mon cœur… Nous paſſâmes tous les quatre pluſieurs heures enſemble, ſans avoir rien décidé, ſinon que je continuerois à refuſer les viſites de Spittle, & que Mylord Clarck iroit demain dîner à Raimbow, pour voir ſi Fanny eſt inſtruite des intentions de Mylady.

Adieu ma gaieté, ma chère Anna, je ſuis ſûre que vous ne me reconnoîtriez pas. — Je m’afflige ſans ceſſe : n’en ai-je pas des ſujets bien légitimes ? Je vous ai avoué, ma belle Amie, mon penchant pour Mylord Clarck : vous ne devez plus héſiter à me confier le ſecret que vous avez ſi mal à propos retenu. Ne ſuis-je plus votre Amie ? n’ai-je plus droit à vos peines comme à vos plaiſirs, point de reſtriction à votre confiance, que je n’ai pas déméritée. Adieu. Sans rancune pourtant, mais corrigez-vous d’une réſerve déplacée.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17