Anna Rose-Tree/Lettre 108

La bibliothèque libre.
Veuve Duchesne (p. 190-196).


CVIIIme LETTRE.

Miſtreſs Mountain,
à Mylady Clemency ;
à Paris.

Que de choſes à vous apprendre ! En vérité, ma chère Émilie, je ne ſais par où commencer & comment vous peindre les différentes ſcènes d’attendriſſement dont j’ai été témoin depuis quelques jours.

Jeudi dernier on vint nous annoncer, à l’iſſue du dîner, une viſite que nous ne devions ni prévoir ni attendre ; c’étoit Mylady Ridge, accompagnée d’une jeune perſonne charmante, tenant deux enfans jolis comme l’Amour. — Ma préſence vous cauſe de l’étonnement, dit Mylady en s’aſſeyant ; mais vous aurez de plus grandes raiſons de ſurpriſe, lorſque vous apprendrez, Mylord, que je ne viens ici que pour confeſſer mes fautes. À ce début on ne répondit rien ; mais on redoubla d’attention pour l’écouter. Elle tira un papier de ſa poche qu’elle nous lut ; en voici le contenu. Malgré ſa longueur je n’en ai pas perdu un mot[1]… Au nom du Chevalier Roſe-Tree, mon cœur a treſſailli, & je me ſuis écriée : — Mon Père vit donc encore ! en finiſſant la lecture, elle nous préſenta la jeune perſonne. Voilà, dit-elle, l’infortunée victime de ma ridicule confiance dans la malheureuſe Staal. Vous voyez, Mylord, cette Peggi, dont votre Fils étoit amoureux, quand vous m’écrivîtes pour la faire changer de lieu ; ſi j’avois ſu qu’elle étoit ma Fille, j’aurois peut-être obtenu que vous ne la rejetiez pas. Aujourd’hui les temps ſont bien changés. — Hélas ! oui, dit alors Mylord, mon Fils n’eſt plus ; il eſt vrai que j’ai ſu en quelque ſorte le remplacer ; ce Jeune-homme, en montrant mon Époux, a bien voulu m’accepter pour ſon Père. — Je ſais, reprit Mylady, que vous avez fait ſon bonheur & celui de Miſs Roſe-Tree : cette action peut être miſe dans le nombre des plus belles de votre vie.

Permettez, Mylord, que je vous faſſe une queſtion ; le ſort de ce couple aimable eſt-il aſſuré ? Ne regardez pas ma demande comme une curioſité déplacée, vous en ſaurez bientôt la raiſon. — J’ai fait beaucoup moins que je n’aurois voulu, ils ont borné mes libéralités ; mais puiſque je n’ai plus de Fils, je puis… — Vous m’excuſerez, Mylord, vous en avez encore un ; Edward n’eſt pas mort. — Mon Fils n’eſt pas mort ! En prononçant ce peu de mots, ce bon Père penſa perdre connoiſſance ; on s’empreſſe autour de lui, ſa parole lui revint. Où eſt Edward, Mylady ? conduiſez-moi à mon Fils. — Il brûle d’embraſſer vos genoux, mais il ne veut pas que ſon retour faſſe le moindre tort à vos Enfans adoptifs ; donnez-m’en votre parole, & je vais vous l’amener. — Ils trouveront tous place dans mon cœur. Mylady ſort, une minute après elle reparoît avec Edward. — Mon Fils, mon cher Fils, viens dans mes bras, ces yeux ont bien pleuré ta perte… Ces larmes, c’eſt la joie qui les fait couler. Edward étoit aux pieds de ſon Père, les tendres ſenſations qu’il éprouvoit, ſe manifeſtoient par des expreſſions ſans ſuite ; tous les Spectateurs pleuroient. Quelle touchante reconnoiſſance ! votre Sœur preſſoit ſes deux Enfans, & ne levoit pas les yeux. — Ce n’eſt point aſſez, Mylord, dit en ce moment Mylady Ridge, de pardonner à Edward, il faut encore regarder avec indulgence ces trois infortunés. — Mon Père, voilà ma Femme, voilà mes Enfans ; tous trois ſe mettent à genoux. — Voulez-vous donc, dit Mylord en courant les embraſſer, me faire mourir de plaiſir ? Venez, mes Enfans, aimez-moi & nous ſerons tous heureux. Un peu revenu de ce premier moment d’ivreſſe, on ſe fit de mutuelles queſtions ; Edward nous raconta de la manière ſuivante pourquoi il s’étoit décidé à faire croire qu’il étoit mort[2]… En finiſſant il vint embraſſer mon Époux, en le nommant ſon Frère ; la jeune Lady Stanhope me pria de permettre qu’elle devint auſſi ma Sœur ; notre bonheur eſt donc augmenté. Mylady Ridge nous a dit qu’elle vous avoit écrit pour vous avouer ſes torts, & les réparer ; elle paroît bien repentante, je ſuis ſûre qu’elle n’a péché que par les conſeils empoiſonnés de ſon indigne Femme de confiance, ce qui prouve qu’il eſt de la plus grande importance de ne pas l’accorder légérement.

Au reçu de la Lettre de Staal, Mylady Ridge avoit volé à the Litthe-Hill, chez Monſieur Salked ; il n’a pu refuſer de rendre Peggi, mais il s’en ſépare avec la plus grande douleur. — Hélas ! diſoit ce Bonhomme en pleurant, elle m’avoit promis de ne jamais me quitter, je l’aimois comme ſi elle eut été ma Fille ; ſon Époux, ſes Enfans m’étoient chers, en un moment on me ravit tout mon bonheur. Sans doute, vous avez raiſon de vous réjouir de retrouver un bien auſſi précieux, mais ai-je tort, moi, de m’affliger d’une perte auſſi ſenſible : La tendre Peggi lui a juré une reconnoiſſance & une amitié éternelles. — De la reconnoiſſance, a repris le Payſan, & pourquoi ? j’ai fait mon bonheur en vous rendant juſtice, vous ne me devez rien : Quant à votre amitié, elle me ſeroit infiniment précieuſe, mais quelle preuve m’en donnerez-vous ? — Toutes celles que vous exigerez. — Je n’ai pas le droit d’exiger, cependant j’oſe demander une grâce ; permettez que je vous appartienne à titre de Domeſtique, je vendrai mon bien, je céderai ma Ferme à Bartolomew, & j’irai vous ſervir, car je ne puis vivre ſans avoir mes petits Enfans, je ſerai chargé de les élever, je leur apprendrai à vous chérir. — Une grâce, dites-vous, reprit alors Edward ! ô mon Père, c’eſt nous que vous obligez ; venez avec nous, mais oubliez votre propoſition, le titre d’Ami vous convient mieux ; l’éducation de mes Enfans ſera votre ouvrage, je vous promets d’avance que mon Père ratifiera l’engagement que je prends aujourd’hui avec vous. — Mon cher Henry, ſouffrez que je vous donne encore ce nom, vous comblez mes vœux, oui, j’irai vous retrouver, mourir avec vous, depuis que je vous connois, c’eſt là toute mon ambition. Les adieux ont été moins triſtes par la certitude de ſe rejoindre avant peu. Voilà, ma chère Émilie, ce que j’avois à vous apprendre. Quel heureux évènement ! que de félicité ! Mylord Stanhope eſt dans un enchantement ! Rien, en effet, de plus aimable que notre Sœur, car elle eſt auſſi la mienne ; elle vous reſſemble, mon Amie, même douceur, même beauté, c’eſt une ſeconde Émilie.

Votre Mère eſpère que ſa Lettre vous décidera à revenir en Angleterre, elle a auſſi écrit à Mylady Clemency, à votre Époux ; hâtez votre retour, votre préſence ſeule peut compléter la joie des habitans de Pretty-Lilly. Mariez vos Demoiſelles Dubois ; amenez-les, ſi vous voulez, les Gens aimables & vertueux ne ſont jamais de trop, & venez vous jeter dans les bras de votre Amie

Anna Mountain.

De Pretty-Lilly, ce … 17

  1. Détails faits dans la Lettre CVe de Staal Anger à Mylady Ridge.
  2. On a lu dans différentes Lettres de Sir Edward Stanhope à Auguſtin Buckingham, les détails de cette mort ſimulée.