Anna Rose-Tree/Lettre 14

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Veuve Duchesne (p. 62-69).


XIVme LETTRE.

D’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Rocheſter.


Est-ce donc lorſque ſon Amie eſt malheureuſe qu’il faut l’abandonner ? & vous avez pu me ſoupçonner capable d’une auſſi vilaine action ! Non, ma chère Anna, je ne puis vous pardonner de rendre ſi peu de juſtice à mon amitié. Comment voulez-vous que je vous blâme, quand j’ai moi-même beſoin de votre indulgence ? Ce n’eſt pourtant pas à cette raiſon que vous devez les conſolations que je voudrois vous donner : je vous juge d’après mon cœur, & je trouve qu’étant prévenue comme vous l’étiez en faveur à d’Andrew, il étoit impoſſible de lui cacher votre amour dans l’inſtant dangereux que vous m’avez peint. C’eſt pourquoi je vous engageois à fuir. Vous ne l’avez pas pu, le mal eſt fait : il s’agit d’y remédier, ou d’éviter qu’il ne s’augmente. Le moyen le plus sûr, eſt, je crois, d’éviter les occaſions de voir Andrew ; & bien plus encore, de lui parler. Si vous pouviez obtenir de vos parens de vous abſenter pendant quelques mois, ſoit pour venir ici, ou pour aller à Pretty-Lilly, chez Mylord Stanhope, je me figure qu’en ceſſant de voir l’objet qui cauſe votre peine, la raiſon vous rendroit bientôt la tranquillité que vous avez perdue. Au reſte, ma chère Anna, vous êtes trop ſage pour craindre de vous plus que de légères fautes.

Mon ſort devient tous les jours plus affreux. Ma Mère me menace de me changer de Penſion ſi je continue à marquer de l’averſion pour M. Spittle. C’eſt la choſe que je redoute le plus, & cependant, il m’eſt impoſſible de cacher à quel point cet Homme m’eſt odieux. Ma Sœur s’eſt jointe à Mylady pour me perſécuter. — Je ne conçois pas, Émilie, a-t-elle dit, un jour qu’elle avoit accompagné ma Mère, les raiſons qui peuvent vous engager à refuſer un parti auſſi avantageux que Monſieur Spittle. C’eſt un Homme très-riche, & qui jouit … — Du mépris général, dis-je, en l’interrompant. Mais, ajoutai-je, ſi vous le trouvez ſi bon, ce parti, que ne le prenez-vous pour vous-même ? — Taiſez-vous, impudente, dit alors Mylady, je veux pourtant bien vous dire que le mariage de ma Fille eſt arrêté avec Mylord Clarck, que je trouve bien oſé à vous de le recevoir ſans ma permiſſion. — Moi, Mylady, je vous aſſure que Mylord Clarck ne vient point ici pour moi ; Mylady Harris eſt fort liée avec Miſtreſs Hemlock, elle vient ſouvent la voir, & ſon Couſin lui donne la main. — Lady Harris liée avec une Maîtreſſe de Penſion ! Celui-là me paroît nouveau… Mais il eſt libre à tout le monde de s’encanailler ; heureuſement que Miſtreſs Hemlock n’étoit pas préſente : elle continua : — Écoutez, Miſs, je ne prétends pas être menée par une petite Fille ; ſi vous ne vous décidez pas à donner la main à Monſieur Spittle, préparez-vous à quitter cette maiſon : peut-être ailleurs trouverai-je le moyen de me faire obéir ; je vous laiſſe penſer à l’alternative : Dans peu faites-moi ſavoir votre réponſe, & elle ſortit. Fanny me fit un ſigne de la tête, en y joignant un ſourire très inſultant pour la circonſtance ; je racontai à Miſtreſs Hemlock une partie de la converſation que je venois d’avoir avec mon Tyran : elle envoya ſur le champ prier Mylady Harris de paſſer. Elle vint ſeule. — Je connois le caractère de Mylady Ridge, nous dit-elle, ſa conduite ne m’étonne pas ; je vois, ma chère Émilie, que tant que vous ne vous écarterez pas de votre devoir (à Dieu ne plaiſe que je vous le conſeille), vous ſerez la plus malheureuſe Perſonne du monde. Mon pauvre Couſin eſt au déſeſpoir, & partage comme moi toutes vos peines. Je tenterai encore un moyen, dont je n’attends pas grand ſuccès. Mylord Ridge eſt bon ; quand il ſaura que vous êtes ſa fille, sûrement il vous aimera, mais je ſuis convaincue qu’en le mettant dans nos intérêts, ce ſera faire un malheureux de plus. — Gardez-vous donc, me ſuis-je écriée, de lui en parler. Cependant s’il me voit avec plus de bonté que Mylady, il me ſeroit bien doux de recevoir de lui quelques marques de tendreſſe ! Privée depuis que je me connois, de careſſes ſi flatteuſes pour un cœur ſenſible, que ne vous devrois-je pas, Mylady, ſi vous pouviez inſpirer à mon Père le déſir de me connoître ? — Vous voyez l’ame de ma jeune Élève, a dit Miſtreſs Hemlock, & ſi vous en exceptez une gaîté ſouvent déplacée, il eſt peu de caractère dont on puiſſe faire plus d’éloge. J’ai perdu, il y a quelques mois, une de ſes Amies qui me faiſoit auſſi infiniment d’honneur ; mais tel eſt mon ſort : au moment où je pourrois jouir du fruit de mes peines, on me ravit ma récompenſe. Cette converſation nous conduiſit aſſez loin ; Mylady ſortit en m’aſſurant qu’elle verroit ſous peu de jours Mylord Ridge. Le lendemain, Clarck vint ; j’héſitois pour deſcendre ; Miſtreſs Hemlock m’y engagea. Ce jeune Homme nous aborda d’un air triſte : — Je ſais, aimable Miſs, les ordres cruels que Mylady Ridge vous a donnés hier. J’étois à Raimbow lorſqu’elle & Fanny revinrent d’ici ; Monſieur Spittle les accompagnoit : il me fut aiſé de remarquer le mécontentement de tous trois, mais je ne fis aucune queſtion, & ne tardai pas à les quitter. À mon retour, ma reſpectable Parente arriva de votre Penſion. Ce qu’elle m’a appris m’afflige ſenſiblement. En ce moment on vint dire à Miſtreſs Hemlock qu’une de ſes Élèves s’étoit foulé le pied en courant dans un jardin : Vous connoiſſez, ma belle Amie, la bonté de cette excellente Femme ; elle ſe leva pour y courir ; je voulus la ſuivre : — Reſtez, ma chère Émilie, je reviens à l’inſtant. À peine eut-elle fermé la porte, que Mylord Clarck ſe mit à genoux : — Non, s’écria-t-il, je ne laiſſerai pas écouler la ſeule occaſion de vous découvrir moi-même mes ſentimens. Je vous aime, belle Emilie, & je jure de n’être jamais qu’à vous ; mais me laiſſerez-vous dans la cruelle incertitude de ſavoir ſi vous approuvez ma tendreſſe ? Un mot, un ſeul mot ſuffit : une fois prononcé, je ne connois aucun obſtacle, que mon amour & ma perſévérance ne puiſſent vaincre… Vous gardez le ſilence… Si je ſuis haï, il faudra donc mourir : — Mais, je n’ai pas dit cela ! — Achevez, aimable Miſs, de me rendre le plus heureux des hommes. Ce n’eſt pas aſſez de n’être point haï ! — Que me demandez-vous ? Que puis-je pour votre bonheur ? — M’aimer, me le dire. — Soyez donc heureux, & que la facilité de votre conquête ne vous rende ni ingrat, ni parjure. — De pareilles craintes ne doivent pas exiſter pour la charmante Émilie. Sûr de votre cœur, je braverai toutes les difficultés. Miſtreſs Hemlock entra avant qu’il eut quitté ſa poſition : — Je parie, Mylord, que mon abſence ne vous a pas ſemblé longue, dit-elle, en l’appercevant à mes genoux ! Et me voyant prodigieuſement rougir : — Je connois votre honnêteté, ma chère Enfant, ne craignez rien de mes ſoupçons ; ils ne peuvent être à votre déſavantage. Je lui demandai laquelle de mes Compagnes s’étoit bleſſée. — C’eſt cette étourdie de Sophie, mais elle en ſera quitte pour ne pas jouer de quelques jours.

Voyez, ma chère Anna, que j’ai bien beſoin qu’on m’excuſe ; mais dites-moi, pourquoi l’aveu que j’ai fait à Mylord Clarck ne me cauſe-t-il aucun regret ? Je m’applaudis même de ce qu’il connoît mes ſentimens ; tout, cependant, devoit m’impoſer ſilence ; n’eſt-il pas certain que ma Mère n’approuvera jamais l’inconſtance de l’Amant de Fanny ? La belle ſaiſon tire à ſa fin, Mylady Harris va retourner à Londres, elle emmènera ſon Couſin, & la pauvre Émilie ſera tourmentée par l’abſence & par ſes inquiétudes. D’ailleurs n’ai-je pas à craindre le changement de Penſion dont ma Mère m’a menacée ? Et ſi je quitte Miſtreſs Hemlock, où trouver la poſſibilité de revoir Clarck ? Ah ! ma chère Anna, que de maux l’avenir me fait enviſager ! Une mauvaiſe Mère eſt un affreux préſent de la nature ; pourquoi s’eſt-elle reſſouvenue que j’exiſtois ? Ma vie juſqu’à ce fatal moment étoit filée d’or & de ſoie ; aimée de mes Compagnes, chérie de la reſpectable Miſtreſs Hemlock, ſûre de votre attachement, que pouvois-je déſirer ? La main de fer s’eſt appeſantie ſur ma tête, la haine de Mylady Ridge me rend la plus malheureuſe des créatures : je ceſſe mes réflexions, elles nous cauſeroient à toutes deux du chagrin ; à vous par l’intérêt que vous prenez à mon ſort, à moi par l’image continuelle d’une perſpective de peines. Adieu, ma tendre Anna, Miſtreſs Hemlock vous embraſſe ; je ſuis pour la vie votre ſincère & affectionnée

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17