Anna Rose-Tree/Lettre 38

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Veuve Duchesne (p. 193-205).


XXXVIIIme LETTRE.

Émilie,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

Mon ſilence vous aura ſurpriſe, ma chère : Hélas ! peut-être m’accuſiez-vous de négligence quand je m’affligeois moi-même de ne pouvoir vous inſtruire de la rigueur de mon ſort. Il eſt donc vrai que j’ai quitté, ſans doute, pour toujours, le pays que vous habitez. Me voilà ſous un ciel étranger, & dans quel état !… Vous allez frémir, ô ma tendre Amie, combien vous gémirez ſur l’infortunée Émilie. Mère barbare ! quoi, vous avez pu… Pardonnez, mon Dieu ! elle m’a donné la vie, je lui dois une reconnoiſſance éternelle : mon cœur s’affligera ſans murmurer.

Je jouiſſois à *** d’une vie calme & tranquille, lorſque Mylord Stanhope y vint ; j’eus le malheur de lui plaire : il m’en fit l’aveu par écrit. Miſtreſs Bertaw décacheta ſa Lettre, & lui fit dire de venir chercher la réponſe. Lorſqu’il ſe préſenta, elle me fit deſcendre au Parloir avec elle. — Miſs Ridge, lui dit-elle, Mylord, m’a remis votre Lettre avant de l’ouvrir, & c’eſt moi qui vous ai fait prier de vous donner la peine de venir. Je vais donc vous répondre pour elle ; ſon caractère m’étant parfaitement connu, je vous préviens qu’elle ne répondra point à votre amour. — Mais, Miſtreſs, je ne vois pas comment vous pouvez avoir cette certitude. — Vous m’excuſerez, Mylord, repris-je, à l’inſtant, je l’ai donnée à Miſtreſs, & je confirme abſolument ce qu’elle vient de dire : ainſi trouvez bon que cet entretien ſoit le dernier que nous ayons déſormais enſemble. — Vous avez, aimable Miſs, une façon de vous expliquer qui ne laiſſe aucun doute ſur vos ſentimens : cependant j’oſe eſpérer que vous me permettrez de faire tous les efforts poſſibles pour vaincre une indifférence ſi obſtinée. — J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, Mylord, que je renonce au plaiſir de vous voir.

Miſtreſs Bertaw s’étant levée, nous l’avons invité par une révérence à quitter la place ; deux ou trois billets lui ont été renvoyés ſans les lire. Il exiſtoit une forte brouillerie entre lui & Miſs Betſy Goodneſs ; je remarquois aiſément dans la conduite de cette Fille avec moi, qu’elle m’accuſoit du changement de ſon Amant. Miſtreſs Bertaw, qui ne l’avoit jamais aimée, la haïſſoit décidément depuis les airs de hauteur qu’elle prenoit : elle attendoit impatiemment la réponſe de Miſtreſs Goodneſs, qui tardoit beaucoup à arriver. Un matin nous entendîmes arrêter un carroſſe à la porte, &, ſelon la coutume, on frappa avec fracas. Chaque coup de marteau me cauſa un frémiſſement qui ſembla m’annoncer un très-grand malheur, nous étions dans la ſalle commune : Betſy s’approcha de la fenêtre, & s’écria, ah ! c’eſt Mylady Ridge. — Ma Mère, répétai-je triſtement ! que me veut-elle ? Miſtreſs Bertaw alla au devant d’elle ; je la ſuivis machinalement. L’abord de ma Mère me fit preſque mourir de peur. — Fille indigne de m’appartenir, je viens faire ceſſer votre vie libertine. — Arrêtez, Mylady, interrompit Miſtreſs Bertaw, on vous a trompée ſi… — Je ne m’en rapporterai point à vous, Miſtreſs, je ſais ce que je dis ; qu’on prépare ſes malles au plus vîte : vous allez, Miſs, me ſuivre à l’inſtant. Interdite, je n’oſai répliquer. La Maîtreſſe voulut revenir à la charge, mais Mylady lui aſſura d’un ton hautain, que tout ce qu’elle pourroit dire ne changeroit rien à ſes réſolutions. — Épargnez-vous, Miſtreſs, des propos inutiles ; mais ſongez à l’avenir à mieux conduire les jeunes Perſonnes qu’on confie à vos ſoins. — Vos conſeils, Mylady, ſont outrageans ; mais je les mépriſe, ainſi que ceux qui vous les ſuggèrent. Ma réputation eſt à l’abri d’imputations auſſi miſérables. Elle ſe leva alors, & me dit avec un chagrin qui n’étoit pas affecté : pauvre Enfant ! aimable Miſs ! votre ſort eſt bien digne de compaſſion. Heureuſement elle ſortit, car ma Mère étoit outrée de ſa replique, & paroiſſoit diſpoſée à n’uſer d’aucuns égards. Mes effets furent bientôt raſſemblés : je n’eus la liberté de voir aucunes Penſionnaires, & nous partîmes ſans dire adieu à Miſtreſs Bertaw. À midi nous arrivâmes à un Château. Avant d’entrer dans la cour, Mylady me dit : — Je vais vous préſenter à une Dame comme une jeune Fille à qui je m’intéreſſe. Vous la ſuivrez dans ſes voyages ſur le pied de Femme-de-Chambre. Songez à ne pas dire un mot qui indique que je ſois votre Mère. Je vous ai annoncée ſous le nom de Maria Dregs : je voulus répondre, un regard ſévère accompagné de ce mot, obéiſſez, me rendit muette. Mylady deſcendit, je la ſuivis, & comme j’allois entrer dans l’appartement, elle me dit en ſe retournant, attendez là les ordres de votre Maîtreſſe. Je pris une chaiſe qui étoit contre la porte : jamais je n’avois eu tant d’envie de pleurer ; mais je n’oſois pas faire éclater mon chagrin. Au bout d’un quart-d’heure un Laquais vint me dire d’entrer : je gagne en tremblant la chambre que l’on m’indiquoit. — Approchez, Maria, j’ai dit à Mylady Clemency, que vous étiez douce, adroite, j’eſpère que vous ne me mettrez pas dans le cas de me repentir de vous avoir procuré une auſſi bonne place : c’eſt, ajouta-t-elle, en s’adreſſant à Mylady, la Fille d’un de mes Fermiers, elle a été aſſez bien élevée ; je crains pourtant qu’elle ne vous impatiente dans les commencemens : elle ſera peut-être un peu neuve. — Je la formerai, Mylady, je la trouve fort à mon gré, elle eſt d’une figure intéreſſante. Vous me paroiſſez interdite : ne craignez rien, mon Enfant, je ſuis aſſez bonne perſonne, mon ſervice n’eſt pas difficile. — Répondez donc, Maria, me dit ma Mère. — Hélas ! Mylady, que voulez-vous que je diſe ? puiſqu’il eſt décidé que je dois ſervir, il me ſemble que j’aime mieux appartenir, à Mylady qu’à qui que ce ſoit au monde. — Elle a, ce me ſemble, de l’antipathie pour l’état qu’elle embraſſe. — Non, non, Mylady, c’eſt la timidité & la crainte de ne pas vous plaire qui lui donnent cet air d’imbécillité. — Raſſurez-vous, Maria, je crois que nous ſerons bien enſemble : vous m’êtes d’ailleurs recommandée par une Perſonne que j’eſtime, je ferai en ſorte que vous vous trouviez heureuſe. — Je tâcherai, Mylady, de mériter vos bontés. — Votre bonne volonté me répond du ſuccès : allez, ma petite, ma Femme-de-Charge vous indiquera votre chambre, & vous apprendrez d’elle en quoi conſiſte le ſervice que vous avez à faire, qui ne concerne, au reſte, que ma perſonne. — Tenez, Maria, me dit ma Mère : voilà pour avoir des épingles ; elle me donna deux guinées. — Je me flatte qu’elle ne manquera de rien, reprit Lady Clemency. On me conduiſit à la Femme-de-Charge. — Miſtreſs Matheling, voilà la nouvelle Femme-de-Chambre de Mylady, dit un Valet, en me préſentant ; elle veut que vous l’inſtruiſiez de ſon devoir. — Ah ! vous êtes donc des nôtres, Miſs, ſoyez la bien venue. Le ciel vous favoriſe, puiſqu’il vous place ici. Vous pouvez vous flatter d’avoir la meilleure Maîtreſſe des trois Royaumes. Mais quoi ! vous ne dites mot : ce n’eſt pas là notre affaire. On rit toujours dans cette maiſon : nous ſommes tous heureux & contens. À votre âge on ne doit pas être triſte… Cette bonne fille diſoit tout cela en me menant à une chambre petite, mais propre. J’avois écouté avec un extrême plaiſir les éloges que Miſtreſs Matheling faiſoit de ſa Maîtreſſe. — Mille remercîmens, Miſtreſs, je ne demande que quelques heures de repos, & je deſcendrai enſuite pour remplir mon devoir. Puis-je eſpérer que vous voudrez bien m’inſtruire ? car c’eſt ma première condition. — Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas de peine à vous mettre au fait ; & puis Mylady eſt pleine d’indulgence. Repoſez tranquillement, & félicitez-vous du bonheur dont vous jouiſſez.

Dès que je fus ſeule, je me mis à pleurer ; vous pouvez penſer quelles durent être les réflexions que m’arrachoit ma poſition. Le procédé de ma Mère ne m’étonnoit pas : elle m’avoit aſſez accoutumée à ſa haine. Cependant dans quel état m’obligeoit-elle à paroître. Il eſt pourtant bien heureux que je ſois tombée auſſi bien : car Mylady Clemency eſt adorée de ſes Gens, & ſa perſonne prévient du premier coup d’œil. C’eſt, ma chère Anna, une Femme de trente-huit ans au plus, ſa figure eſt douce & infiniment jolie, ſon organe eſt flatteur ; & elle n’ouvre la bouche que pour dire des choſes agréables. Dès que j’entendis le carroſſe de ma Mère partir, je deſcendis. Miſtreſs Matheling me dit que mon ſervice ne conſiſtoit qu’à bâtir les garnitures de Mylady, à l’aider à s’habiller & ſe déshabiller, & à faire la lecture.

Je n’eus pas de peine à remplir mon devoir avec cette Femme charmante, ſes Domeſtiques pourroient ſe croire ſes Amis, tant elle les traite doucement ; cependant mes nouvelles occupations me paroiſſoient étranges. Dès le même ſoir j’aſſiſtai à la toilette de nuit de ma Maîtreſſe (que ce mot me coûte à prononcer). — Je vous ſonnerai demain, Maria, dès que je ſerai éveillée, dites que mon thé ſoit prêt pour neuf heures.

Rendue dans ma chambre, je recommençai mes lamentations, & je dormis fort mal ; j’étois levée depuis long-temps, lorſque j’entendis la ſonnette. Je courus à l’appartement de Mylady, elle tenoit une Lettre & ſembloit vivement émue. — Je reçois, me dit-elle, la plus triſte nouvelle ; mon Fils ſe meurt, il faut que je devance mon voyage pour Paris. Faites mes malles, Maria, vous ſavez à peu près ce qui doit m’être néceſſaire pour un voyage d’une année, je n’emmène que vous de Femme. Alexander, Liſy & Ezckiel m’accompagneront, je veux monter en carroſſe en ſortant de table. Qu’on diſpoſe tout avec vîteſſe. Veillez, mon enfant, à ce que tout ſoit en règle. Envoyez-moi Matheling, que je l’inſtruiſe de mes intentions pendant mon abſence.

Après avoir exécuté les ordres de Mylady, je fus à ſa garderobe. Je ne ſavois trop ce qu’il falloit emballer : cependant je jugeois qu’il valoit mieux emporter plus que moins ; je remplis quatre malles de linges, robes, &… À l’iſſue du dîner je montai avec Mylady dans une berline ; en ſix heures de temps nous fûmes à Douvres. La traverſée fut heureuſe & courte, & nous arrivâmes à Paris ſans nous être couchées. Mylady deſcendit à l’Hôtel où ſon Fils logeoit, ſitué rue Neuve des Bons-Enfans. Mylord étoit moins mal qu’on ne nous l’avoit annoncé, ce qui remplit de joie ſa vertueuſe Mère. Dans les huit premiers jours, Mylady ne s’abſenta guère de la chambre de ſon Fils, & elle voulut que je fiſſe la lecture pour le récréer & faire diverſion à ſon mal. Ce Jeune-homme eſt attaqué de la poitrine, & ſouffre horriblement des toux continuelles qu’il éprouve : il paroît d’un naturel très-doux, il aime autant Mylady qu’il en eſt aimé : auſſi le plaiſir de la voir n’a pas peu contribué au rétabliſſement de ſa ſanté, qui eſt préſentement beaucoup meilleure. Malgré l’humiliation de mon état, je ſerois bien injuſte de n’être pas reconnoiſſante des bontés de ma Maîtreſſe. Elle me traite avec une amitié, une douceur que je n’ai jamais trouvées dans ma Mère : cependant elle me croit d’une naiſſance fort obſcure, & je n’oſe me flatter d’avoir encore mérité cette préférence, ce n’eſt donc qu’à ſon excellent naturel que je dois ces bons procédés.

Je profite d’un moment de liberté que me donne l’abſence de cette Femme charmante, pour m’entretenir avec l’Amie de mon cœur perſuadée que mon changement d’état n’en a point apporté à ſon attachement pour moi. Me voilà donc abſolument fruſtrée de recevoir des nouvelles de Mylord Clarck, car il m’a été défendu par ma Mère d’entretenir un commerce de Lettres avec perſonne. J’enfreins ſes ordres pour vous ſeule, parce que je connois & ſuis ſûre de votre diſcrétion. S’il m’écrit chez Miſtreſs Bertaw, ſes Lettres reſteront ſans réponſe. Que penſera-t-il de moi ? il ne m’accuſera ſûrement pas. Il eſt ſûr de mon cœur. Cependant s’il oſoit avoir des doutes… Eh ! que m’importe. N’eſt-il pas perdu pour moi ? Dois-je prétendre à ſa main ? C’en eſt fait, il faut que je renonce à l’idée de bonheur, qui, juſqu’ici m’a fait ſupporter mes maux avec patience. Une autre le rendra heureux ; il le ſera ſans doute, il eſt fait pour l’être.

Avez-vous entendu parler du retour de Lady Harris à Londres ? Elle aura peut-être la bonté de s’informer de moi, peut-être auſſi ſon Couſin lui aura-t-il appris que j’étois à *** ; quand elle ſaura que j’en ſuis partie, & qu’on ignore où je ſuis, elle me plaindra, j’en ſuis ſûre. Le ſouvenir des Gens qui s’intéreſſent à moi me perce l’ame. Vous verſerez des larmes en liſant ce triſte écrit, vous me plaindrez, c’eſt une conſolation pour moi. Concevez-vous ce que vouloit dire Mylady Ridge, lorſqu’elle m’a reproché la vie que je menois à *** ? Dieu m’eſt témoin que je n’ai rien à me reprocher. Je préſume que c’eſt un vernis dont elle a voulu couvrir ſon énorme procédé. Enfin elle étoit la maîtreſſe : elle a pu diſpoſer de ſon Enfant ; ſes rigueurs ne me la feront point haïr. Je dois reſpecter juſqu’à ſes barbaries ; elle ne doit rien craindre de ma diſcrétion, je cacherai le ſecret de ma naiſſance juſqu’au dernier ſoupir, elle n’aura pas à ſe plaindre de mon obéiſſance.

Si, du moins, ma chère, je vous ſavois heureuſe, ſi j’avois l’eſpoir de voir un jour vos vœux couronnés ; mais pour augmenter mes maux, il me falloit encore la cruelle certitude des vôtres. Je vous félicite d’avoir trouvé dans Mylady Wambrance, une Amie douce & compatiſſante : elle n’eſt, dites-vous, pas heureuſe ; pour qui donc eſt fait le bonheur ?

Apprenez-moi des nouvelles de vos Amis, de vos connoiſſances. Reverrez-vous bientôt Jenny Stanhope ? ſon ſort m’intéreſſe ; elle eſt auſſi le jouet du ſort. Que d’infortunées ! la haine & l’amour ſont le tourment des hommes ; ces deux ſentimens ſi oppoſés, cauſent ſouvent des effets ſemblables, malheur aux victimes qu’ils immolent.

Ce que vous m’avez mandé au ſujet de ma ſœur, m’afflige & m’étonne. Il eſt douloureux pour moi de la ſavoir la fable de la Ville ſur un point auſſi eſſentiel que l’honneur, & je la croyois trop bien élevée pour donner dans des travers auſſi blâmables ; c’eſt un ſurcroît d’humiliation pour moi.

Écrivez-moi ſouvent, ma chère Anna ; vos Lettres me parviendront promptement ; les Paquebots ſont exacts des deux côtés. Si vous me mandez des nouvelles, n’oubliez pas de m’en donner principalement de ce qui vous regarde, c’eſt l’objet le plus important pour

Émilie Ridge.

De Paris, ce … 17

P. S. Maria Dregs, chez Mylady Clemency, Hôtel Radziwill, rue Neuve des Bons-Enfans.