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Annales (Tacite)/Livre VI

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Le vieux vicieux[modifier]

Cn. Domitius et Camillus Scribonianus avaient pris possession du consulat, quand Tibère, franchissant le détroit qui sépare Caprée de Surrentum, se mit à côtoyer les rivages de Campanie, incertain s’il entrerait à Rome ou décidé peut-être à n’y pas entrer, et, par cette raison, faisant croire à sa prochaine arrivée. Il descendit même plusieurs fois dans les environs, et visita ses jardins situés près du Tibre. Ensuite, regagnant ses rochers, il cacha de nouveau, dans la solitude des mers, des crimes et des dissolutions dont il était honteux. L’ardeur de la débauche l’emportait à ce point, qu’à l’exemple des rois il souillait de ses caresses les jeunes hommes libres. Et ce n’étaient pas seulement les grâces et la beauté du corps qui allumaient ses désirs ; il aimait à outrager dans ceux-ci une enfance modeste, dans ceux-là les images de leurs ancêtres. Alors furent inventés les noms auparavant inconnus de sellarii, de spintriae, qui rappelaient des lieux obscènes ou de lubriques raffinements. Des esclaves affidés lui cherchaient, lui traînaient des victimes, récompensant la bonne volonté, effrayant la résistance ; et si un parent, si un père défendait sa famille, ils exerçaient sur elle la violence, le rapt, toutes les brutalités d’un vainqueur sur ses captifs.

Idée saugrenue de Togonius Gallus
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A Rome, au commencement de cette année, comme si les crimes de Livie, punis depuis longtemps, eussent été récemment découverts, on proposait encore des arrêts flétrissants contre ses images et sa mémoire. On voulait aussi que les biens de Séjan fussent enlevés au trésor public et donnés à celui du prince, comme si le choix importait. Ces avis, les Scipions, les Silanus, les Cassius, qui ne faisaient guère que répéter les paroles l’un de l’autre, les exprimaient avec beaucoup de feu lorsque Togonius Gallus, en essayant d’associer son obscurité à de si grands noms, se couvrit de ridicule. Il priait Tibère de choisir des sénateurs, dont vingt, désignés par le sort et armés d’un glaive, veilleraient à sa sûreté toutes les fois qu’il viendrait au sénat. Togonius avait sans doute cru sincère une lettre où le prince demandait l’escorte d’un des consuls, pour venir sans péril de Caprée à Rome. Tibère, qui savait mêler le sérieux à la dérision, rendit grâces au sénat de sa bienveillance ; "mais qui exclure ? qui choisir ? Prendrait-on toujours les mêmes ou de nouveaux tour à tour ? des vieillards qui eussent passé par les charges ou des jeunes gens ? des hommes privés ou des magistrats ? D’ailleurs, quel spectacle que celui de sénateurs mettant l’épée à la main pour entrer au conseil ! Il estimait peu la vie, s’il fallait la défendre par les armes." C’est ainsi qu’il combattit Togonius en termes très mesurés, et conseillant seulement de rejeter sa proposition.

Autre idée de Junius Gallio
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Quant à Junius Gallio, qui avait proposé que les prétoriens vétérans eussent le droit de s’asseoir, au théâtre, sur les quatorze rangs de sièges destinés aux chevaliers, il lui fit une violente réprimande, lui demandant, comme s’il eût été devant lui, "ce qu’il avait de commun avec les soldats ; s’il était juste que ceux-ci reçussent les ordres de l’empereur et leurs récompenses d’un autre. Pensait-il donc avoir trouvé dans son génie quelque chose qui eût échappé à la prévoyance d’Auguste ? ou plutôt, complice de Séjan, ne cherchait-il pas une occasion de discorde et de trouble, en soufflant dans des esprits grossiers une ambition qui ruinerait la discipline ? " Voilà ce que valut à Gallion cette recherche de flatterie. Chassé sur-le-champ du sénat, ensuite de l’Italie, on trouva que son exil serait trop doux dans l’île célèbre et agréable de Lesbos, qu’il avait choisie pour retraite ; on l’en tira pour l’emprisonner à Rome, dans les maisons des magistrats1. Par la même lettre, Tibère frappa l’ancien préteur Sextius Paconianus d’une accusation qui remplit de joie le sénat. C’était un homme audacieux, malfaisant, épiant les secrets de toutes les familles, et que Séjan avait choisi pour préparer la ruine de Caïus César. Au récit de cette intrigue, les haines amassées depuis longtemps éclatèrent. On condamnait Paconianus au dernier supplice, s’il n’eût promis une révélation.

   1. Les sénateurs et les citoyens de quelque distinction n’étaient point mis dans la prison publique. On les donnait en garde à un magistrat qui les enfermait chez lui.
Latiaris et Hatérius Agrippa
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Lorsqu’il eut prononcé le nom de Latiaris, ce fut un agréable spectacle de voir aux prises un accusateur et un accusé également odieux. Latiaris, principal auteur du complot contre Sabinus, fut aussi le premier qui en porta la peine. Sur ces entrefaites, Hatérius Agrippa, s’attaquant aux consuls de l’année précédente, demanda "où en étaient leurs menaces d’accusation mutuelle, et d’où venait maintenant leur silence. Il concevait qu’une communauté de craintes et de remords les eût réconciliés ; mais le sénat devait-il taire ce qu’il avait entendu ? " Régulus répondit que le temps restait à sa vengeance, et qu’il la poursuivrait en présence de l’empereur. Trion soutint que ces rivalités entre collègues, et des imputations échappées à la colère, ne méritaient que l’oubli. Hatérius insistait, le consulaire Sanquinius Maximus pria le sénat de ne point aigrir les chagrins du prince, en lui cherchant de nouvelles amertumes ; que César saurait lui-même prescrire le remède. Ainsi fut sauvé Régulus, et fut différée la perte de Trion. Pour Hatérius, il en devint plus odieux. On s’indignait de voir qu’un homme énervé par le sommeil ou par des veilles dissolues, et protégé par son abrutissement contre toutes les cruautés du prince, méditât, au milieu de l’ivresse et des plaisirs honteux, la ruine des plus illustres Romains.

Messalinus Cotta
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Messalinus Cotta, auteur des avis les plus sanguinaires et objet d’une haine invétérée, fut chargé, dès que l’occasion s’en offrit, d’accusations nombreuses. Il avait appelé Caïus César, Caïa, comme pour lui reprocher des mœurs infâmes. Assistant à un banquet donné par les prêtres pour célébrer le jour natal d’Augusta, il avait traité ce repas de banquet funèbre. Un jour qu’il se plaignait de L. Arruntius et de M’. Lépidus, avec lesquels il avait une discussion d’intérêt : "Si le sénat est pour eux, avait-il ajouté, j’ai pour moi mon petit Tibère." Et sur tous ces points les premiers de Rome confondaient ses dénégations. Pressé par leurs témoignages, il en appelle à César ; et bientôt arrive une lettre en forme de plaidoyer, où le prince, après avoir rappelé l’origine de son amitié avec Cotta, et les preuves nombreuses d’attachement qu’il avait reçues de lui, priait le sénat de ne pas tourner en crimes des paroles mal interprétées et quelques plaisanteries échappées dans la gaieté d’un repas.

Lettre de Tibère au sénat
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Le début de cette lettre parut remarquable. Tibère la commençait par ces mots : "Que vous écrirai-je, pères conscrits ? Comment vous écrirai-je ? Ou que dois-je en ce moment ne pas vous écrire ? Si je le sais, que les dieux et les déesses me tuent plus cruellement que je ne me sens périr tous les jours." Tant ses forfaits et ses infamies étaient devenus pour lui-même un affreux supplice. Ce n’est pas en vain que le prince de la sagesse avait coutume d’affirmer que, si l’on ouvrait le cœur des tyrans, on le verrait déchiré de coups et de blessures, ouvrage de la cruauté, de la débauche, de l’injustice, qui font sur l’âme les mêmes plaies que fait sur le corps le fouet d’un bourreau. Ni le trône ni la solitude ne préservaient Tibère d’avouer les tourments de sa conscience et les châtiments par lesquels il expiait ses crimes.

Délation
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Libre de prononcer à son gré sur le sénateur Cécilianus, qui avait produit contre Cotta les charges les plus nombreuses, le sénat le punit de la même peine qu’Aruséius et Sanquinius, accusateurs d’Arruntius ; et c’est le plus grand honneur qu’ait jamais reçu Cotta, noble, il est vrai, mais ruiné par le luxe et décrié par ses bassesses, d’avoir paru digne d’une vengeance qui égalait ses vices aux vertus d’Arruntius. Q. Servéus et Minucius Thermus comparurent ensuite : Servéus, ancien préteur, et compagnon de Germanicus dans ses campagnes ; Minucius, de l’ordre équestre ; tous deux ayant joui, sans en abuser, de l’amitié de Séjan, ce qui excitait pour eux une pitié plus vive. Mais Tibère, après les avoir traités comme les principaux instruments du crime, enjoignait à C. Cestius, le père, de déclarer devant le sénat ce qu’il avait écrit au prince ; et Cestius se chargea de l’accusation. Ce fut le plus triste fléau de ces temps malheureux, que les premiers sénateurs descendissent même aux plus basses délations. On accusait en public ; plus encore en secret. Nulle distinction de parents ou d’étrangers, d’amis ou d’inconnus. Le fait le plus oublié comme le plus récent, une conversation indifférente au Forum ou dans un repas, tout devenait crime. C’était à qui dénoncerait le plus vite et ferait un coupable, quelques-uns pour leur sûreté, le plus grand nombre par imitation, et comme atteints d’une fièvre contagieuse. Minucius et Servéus, condamnés, se joignirent aux délateurs, et firent éprouver le même sort à Julius Africanus, né en Saintonge, dans les Gaules, et à Séius Quadratus, dont je n’ai pu savoir l’origine. Je n’ignore pas que la plupart des écrivains ont omis beaucoup d’accusations et de supplices, soit que leur esprit fatigué ne pût suffire au nombre ; soit que, rebutés de tant de scènes affligeantes, ils aient voulu épargner aux lecteurs le dégoût qu’eux-mêmes en avaient éprouvé. Pour moi, j’ai rencontré beaucoup de faits dignes d’être connus, bien que laissés par d’autres dans le silence et l’oubli.

M. Terentius se défend devant le sénat : il est fier d’avoir été l’ami de Séjan
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Ainsi, lorsque chacun reniait sans pudeur l’amitié de Séjan, un chevalier romain, M. Térentius, accusé d’y avoir eu part, osa s’en faire honneur devant le sénat. "Pères conscrits, dit-il, peut-être conviendrait-il mieux à ma fortune de repousser l’accusation que de la reconnaître. Mais, quel que puisse être le prix de ma franchise, je l’avouerai, je fus l’ami de Séjan, j’aspirai à le devenir ; je fus joyeux d’y avoir réussi. Je l’avais vu commander avec son père les cohortes prétoriennes ; je le voyais remplir à la fois les fonctions civiles et militaires. Ses proches, ses alliés, étaient comblés d’honneurs ; son amitié était le titre le plus puissant à celle de César ; sa haine plongeait dans les alarmes et le désespoir quiconque l’avait encourue. Je ne prends personne pour exemple : je défendrai à mes seuls périls tous ceux qui, comme moi, furent innocents de ses derniers complots. Non, ce n’était pas à Séjan de Vulsinies que s’adressaient nos hommages ; c’était à la maison des Claudes et des Jules, dont une double alliance l’avait rendu membre2 ; c’était à ton gendre, César, à ton collègue dans le consulat, au dépositaire de ton autorité. Ce n’est pas à nous, d’examiner qui tu places sur nos têtes, ni quels sont tes motifs. A toi les dieux ont donné la souveraine décision de toutes choses ; obéir est la seule gloire qui nous soit laissée. Or, nos yeux sont frappés de ce qu’ils ont en spectacle ; ils voient à qui tu dispenses les richesses, les honneurs, où se trouve la plus grande puissance de servir ou de nuire. Cette puissance, ces honneurs, on ne peut nier que Séjan ne les ait possédés. Vouloir deviner les secrètes pensées du prince et ses desseins cachés, est illicite, dangereux ; le succès d’ailleurs manquerait à nos recherches. Pères conscrits, ne considérez pas le dernier jour de Séjan ; pensez plutôt à seize ans de sa vie. A cause de lui, Satrius même et Pomponius obtinrent nos respects. Être connu de ses affranchis, des esclaves qui veillaient à sa porte, fut réputé un précieux avantage. Que conclure de ces réflexions ? qu’elles donnent également l’innocence à tous les amis de Séjan ? non, sans doute ; il faut faire une juste distinction : que les complots contre la république et les attentats à la vie du prince soient punis ; mais qu’une amitié qui a fini, César, en même temps que la tienne, nous soit pardonnée comme à toi."

   2. Allusion à l’union arrêtée anciennement entre la fille de Séjan et le fils de Claude, et à celle que Tibère avait promise à Séjan lui-même avec une femme de sa famille, sans doute avec sa bru Livie.
Lèse-majesté
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La fermeté de ce discours, et la joie de trouver un homme dont la bouche proclamât ce qui était dans toutes les âmes, eurent tant de pouvoir, que ses accusateurs, dont on rappela en même temps les crimes passés, furent punis par la mort ou l’exil. Tibère écrivit ensuite contre Sext. Vestilius, ancien préteur, autrefois cher à Drusus son frère, et à ce titre admis par lui-même dans sa familiarité. La disgrâce de Vestilius fut causée par un écrit injurieux aux mœurs de Caïus, qu’il avait composé ou dont peut-être on l’accusa faussement. Banni pour ce crime de la table du prince, ce vieillard essaya sur lui-même un fer mal assuré, puis se referma les veines, écrivit une lettre suppliante, et, n’ayant reçu qu’une réponse dure, se les ouvrit de nouveau. Après lui furent poursuivis en masse, pour lèse-majesté, Annius Pollio, auquel on joignait son fils Vinicianus, Appius Silanus, Mamercus Scaurus, et Sabinus Calvisius, tous illustres par leur naissance, quelques-uns par l’éclat des premières dignités. Les sénateurs tremblèrent d’épouvante. Lequel d’entre eux ne tenait pas, soit par l’alliance, soit par l’amitié, à tant d’accusés d’un si haut rang ? Toutefois, l’un des dénonciateurs, Celsus, tribun d’une cohorte urbaine, en sauva deux, Appius et Calvisius. Tibère différa le procès de Pollio, de Vinicianus et de Scaurus, se réservant de l’instruire lui-même avec le sénat. Sa lettre contenait sur Scaurus quelques mots d’un sinistre augure.

L’hécatombe
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Les femmes même n’étaient pas exemptes de danger. Ne pouvant leur imputer le dessein d’usurper l’empire, on accusait leurs larmes. La mère de Fufius Géminus, Vitia, d’un âge très avancé, fut tuée pour avoir pleuré la mort de son fils. Tels étaient les actes du sénat. Le prince, de son côté, faisait périr Vescularius Atticus et Julius Marinus, deux de ses plus anciens amis, qui l’avaient suivi à Rhodes et ne le quittaient point à Caprée. Vescularius avait prêté son entremise au complot contre Libon. Séjan s’était servi de Marinus pour perdre Curtius Atticus. Aussi vit-on avec joie la délation s’emparer contre eux de leurs propres exemples. Dans le même temps mourut le pontife L. Piso, et, ce qui était rare dans une si haute fortune, sa mort fut naturelle. Jamais la servilité n’eut en lui un organe volontaire, et, toutes les fois que la nécessité lui imposa une opinion, il l’adoucit par de sages tempéraments. J’ai dit qu’il était fils d’un père honoré de la censure. Sa carrière s’étendit jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. Il avait mérité en Thrace les ornements du triomphe ; mais il acquit sa principale gloire comme préfet de Rome, par les ménagements admirables avec lesquels il usa d’un pouvoir dont la perpétuité récente pesait à des esprits neufs pour l’obéissance.

Le praefectus urbis
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Autrefois, quand les rois, et après eux les magistrats, s’éloignaient de la ville, afin qu’elle ne restât point livrée à l’anarchie, un homme, choisi pour le temps de leur absence, était chargé de rendre la justice et de pourvoir aux besoins imprévus. Romulus donna, dit-on, cette magistrature passagère à Denter Romulius, Tullus Hostilius à Marcius Numa, et Tarquin le Superbe à Sp. Lucrétius. Dans la suite, le choix appartint aux consuls. On conserve une image de cette institution, en nommant encore aujourd’hui, pour les féries latines, un préfet chargé des fonctions consulaires. Auguste, pendant les guerres civiles, avait confié à Cilnius Mécénas, chevalier romain, l’administration de Rome et de toute l’Italie. Devenu maître de l’empire, et considérant la grandeur de la population, la lenteur des secours qu’on trouve dans les lois, il chargea un consulaire de contenir les esclaves, et cette partie du peuple dont l’esprit remuant et audacieux ne connaît de frein que la crainte. Messala Corvinus reçut le premier ce pouvoir, qui lui fut retiré bientôt comme au-dessus de ses forces. Statilius Taurus, quoique d’un âge avancé, en soutint dignement le poids. Après lui, Pison l’exerça vingt ans avec un succès qui ne se démentit jamais. Le sénat lui décerna des funérailles publiques.

Un nouveau livre sibyllin
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Le tribun du peuple Quintilianus soumit ensuite à la délibération du sénat un nouveau livre sibyllin, que le quindécemvir Caninius Gallus voulait faire admettre par un sénatus-consulte. Le décret, rendu au moyen du partage3, fut blâmé par une lettre du prince. Tibère y faisait au tribun une légère réprimande, accusant sa jeunesse d’ignorer les anciens usages. Plus sévère pour Gallus, il s’étonnait qu’un homme vieilli dans la science religieuse eût accueilli l’ouvrage d’un auteur incertain, sans consulter son collège, sans le faire lire et juger, suivant la coutume, par les maîtres des rites, et l’eût proposé aux suffrages d’une assemblée presque déserte. Il rappelait en outre une ordonnance d’Auguste, qui, voyant de prétendus oracles publiés chaque jour sous un nom accrédité, fixa un terme pour les porter chez le préteur de la ville, et défendit que personne en pût garder entre ses mains. Un décret semblable avait été rendu chez nos ancêtres après l’incendie du Capitole, au temps de la guerre sociale. Alors on recueillit à Samos, à Ilium, à Érythrée4, en Afrique même, en Sicile, et dans les villes d’Italie, tous les livres sibyllins (soit qu’il ait existé une ou plusieurs Sibylles), et on chargea les prêtres de reconnaître, autant que des hommes pouvaient le faire, quels étaient les véritables. Celui de Gallus fut également soumis à l’examen des quindécemvirs.

   3. Si les opinions étaient suffisamment formées, les partisans de la proposition passaient d’un côté de la salle, les adversaires se rangeaient de l’autre. Si la chose était encore douteuse, on demandait les voix individuellement, et chacun prononçait son avis en le motivant. Le premier mode s’appelait per discessionem le second, per exquisitas sententias, ou encore per relationem.
   4. Ville célèbre d’Ionie, vis-à-vis de l’île de Chio, aujourd’hui Eréthri.
Nouvelles exécutions
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A la fin de l’année périrent Géminius, Celsus et Pompéius, chevaliers romains, accusés d’avoir eu part à la conjuration. De grandes dépenses et une vie voluptueuse avaient lié Géminius avec Séjan, mais leur amitié n’eut jamais un objet sérieux. Celsus était tribun : il s’étrangla dans sa prison en tirant sur sa chaîne, qu’il trouva moyen d’allonger assez pour se la passer autour du cou. On donna des gardiens à Rubrius Fabatus, sous prétexte que, désespérant de Rome, il fuyait chez les Parthes pour y chercher la pitié. Il est vrai que, surpris vers le détroit de Sicile et ramené par un centurion, il ne put alléguer aucune raison plausible d’un voyage lointain. Cependant on lui laissa la vie, par oubli plutôt que par clémence.

Mariage des deux filles de Germanicus
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Sous les consuls Serv. Galba et L. Sylla, Tibère, longtemps incertain sur le choix des époux qu’il donnerait à ses petites-filles, et voyant que leur âge ne permettait plus de retard, se décida pour L. Cassius et M. Vinicius. D’origine municipale, et sorti de Calès, Vinicius était fils et petit-fils de consulaires, et toutefois d’une famille équestre ; du reste, esprit doué, élégant orateur. Cassius, originaire de Rome, était d’une maison plébéienne, mais ancienne et décorée ; et, quoique élevé par son père sous une austère discipline, il se recommandait plutôt par la facilité de ses mœurs que par l’énergie de son âme. Il reçut en mariage Drusille, et Vinicius Julie, toutes deux filles de Germanicus. Tibère en écrivit au sénat, avec quelques mots d’éloge pour les époux. Dans la même lettre, après avoir allégué sur son absence de vagues et frivoles excuses, il passait à de plus graves objets, les haines qu’il encourait pour la république, et demandait que le préfet Macron et un petit nombre de centurions et de tribuns pussent entrer avec lui toutes les fois qu’il irait au sénat. Un décret fut rendu dans les termes les plus favorables, sans fixation de l’espèce ni du nombre des gardes ; et Tibère, loin de venir jamais au conseil public, ne vint pas même dans Rome. Tournant autour de sa patrie, presque toujours par des routes écartées, il semblait à la fois la chercher et la fuir.

Lutte contre l’usure
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Cependant une légion d’accusateurs se déchaîna contre ceux qui s’enrichissaient par l’usure, au mépris d’une loi du dictateur César sur la proportion des créances et des possessions en Italie, loi depuis longtemps mise en oubli par l’intérêt particulier, auquel le bien public est toujours sacrifié. L’usure fut de tout temps le fléau de cette ville, et une cause sans cesse renaissante de discordes et de séditions. Aussi, même dans des siècles où les mœurs étaient moins corrompues, on s’occupa de la combattre. Les Douze Tables réduisirent d’abord à dix pour cent l’intérêt, qui, auparavant, n’avait de bornes que la cupidité des riches. Ensuite un tribun le fit encore diminuer de moitié ; enfin on défendit tout prêt à usure, et de nombreux plébiscites furent rendus pour prévenir les fraudes de l’avarice, qui, tant de fois réprimées, se reproduisaient avec une merveilleuse adresse. Le préteur Gracchus, devant qui se faisaient les poursuites dont nous parlons ici, fut effrayé du grand nombre des accusés et consulta le sénat. Les sénateurs alarmés (car pas un ne se sentait irréprochable) demandèrent grâce au prince. Leur prière fut entendue, et dix-huit mois furent donnés à chacun pour régler ses affaires domestiques comme la loi l’exigeait.

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Des remboursements qui remuaient à la fois toutes les dettes, et la perte des biens de tant de condamnés, qui accumulait dans le fisc ou dans l’épargne les espèces monnayées, rendirent l’argent rare. Ajoutez un décret du sénat qui enjoignait aux prêteurs de placer en biens-fonds situés dans l’Italie les deux tiers de leurs créances. Or ceux-ci les exigeaient en entier ; et les débiteurs, requis de payer, ne pouvaient sans honte rester au-dessous de leurs engagements. En vain ils courent, ils sollicitent ; le tribunal du préteur retentit bientôt de demandes. Les ventes et les achats, où l’on avait cru trouver un remède, augmentèrent le mal. Plus d’emprunts possibles ; les riches serraient leur argent pour acheter des terres. La multitude des ventes en fit tomber le prix ; et plus on était obéré, plus on avait de peine à trouver des acheteurs. Beaucoup de fortunes étaient renversées, et la perte des biens entraînait celle du rang et de la réputation. Enfin Tibère soulagea cette détresse en faisant un fonds de cent millions de sesterces5, sur lesquels l’État prêtait sans intérêt, pendant trois ans, à condition que le débiteur donnerait une caution en biens-fonds du double de la somme empruntée. Ainsi l’on vit renaître le crédit, et peu à peu les particuliers même prêtèrent. Quant aux achats de biens, on ne s’en tint pas à la rigueur du sénatus-consulte ; et c’est le sort de toutes les réformes, sévères au commencement, à la fin négligées.

   5. — 19 483 561 F.
La terreur
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Bientôt on retomba dans les anciennes alarmes, en voyant Considius Proculus accusé de lèse-majesté. Il célébrait tranquillement le jour de sa naissance, lorsqu’il fut tout à coup, et dans le même instant, traîné au sénat, condamné, mis à mort. Sancia, sa sœur, fut privée du feu et de l’eau. L’accusateur était Q. Pomponius, esprit turbulent, qui couvrait ses bassesses du désir de gagner les bonnes grâces du prince, afin de sauver son frère Pomponius Sécundus. L’exil fut aussi prononcé contre Pompéia Macrina, dont Tibère avait déjà frappé le mari Argolicus et le beau-père Laco, deux des principaux de l’Achaïe. Son père, chevalier romain du premier rang, et son frère, ancien préteur, menacés d’une condamnation inévitable, se tuèrent eux-mêmes. Un de leurs crimes était l’amitié qui avait uni à Pompée leur bisaïeul Théophane de Mitylène, et les honneurs divins décernés à ce même Théophane par l’adulation des Grecs6.

   6. Théophane fut l’ami et l’historiographe du grand Pompée, qui, à sa prière, rendit aux Lesbiens la liberté qu’ils avaient perdue pour avoir embrassé le parti de Mithridate. C’est en reconnaissance de ce bienfait que les Lesbiens décernèrent à Théophane les honneurs divins.
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Après eux, Sext. Marius, le plus riche des Espagnols, fut accusé d’inceste avec sa propre fille, et précipité de la roche Tarpéienne. Pour qu’on ne doutât point que ses richesses étaient la cause de sa perte, Tibère garda pour lui ses mines d’or, bien qu’elles fussent confisquées au profit de l’État. Bientôt, les supplices irritant sa cruauté, il fit mettre à mort tous ceux qu’on retenait en prison comme complices de Séjan. La terre fut jonchée de cadavres ; et tous les âges, tous les sexes, des nobles, des inconnus, gisaient épars ou amoncelés. Les parents, les amis, ne pouvaient en approcher, les arroser de larmes, les regarder même trop longtemps. Des soldats, postés à l’entour, épiaient la douleur, suivaient ces restes misérables lorsque, déjà corrompus, on les traînait dans le Tibre. Là, flottant sur l’eau, ou poussés vers la rive, les corps restaient abandonnés sans que personne osât les brûler, osât même les toucher. La terreur avait rompu tous les liens de l’humanité ; et plus la tyrannie devenait cruelle, plus on se défendait de la pitié.

Mariage de Caligula
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A peu près dans le même temps, Caïus César, qui avait accompagné son aïeul à Caprée, reçut en mariage Claudia, fille de M. Silanus. Caïus, sous une artificieuse douceur, cachait une âme atroce. La condamnation de sa mère, l’exil de ses frères, ne lui arrachèrent pas une plainte. Chaque jour il se composait sur Tibère ; c’était le même visage, presque les mêmes paroles. De là ce mot si heureux et si connu de l’orateur Passiénus, "qu’il n’y eut jamais un meilleur esclave ni un plus méchant maître." Je n’omettrai pas une prédiction de Tibère au consul Servius Galba. Il le fit venir, et, après un entretien dont le but était de le sonder, il lui dit en grec : "Et toi aussi, Galba, tu goûteras quelque jour à l’empire ; " allusion à sa tardive et courte puissance, révélée à Tibère par sa science dans l’art des Chaldéens. Rhodes lui avait offert, pour en étudier les secrets, du loisir et un maître nommé Thrasylle, dont il éprouva l’habileté de la façon que je vais dire.

Tibère et l’astrologie
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Toutes les fois qu’il voulait consulter sur une affaire, il choisissait une partie élevée de sa maison, et prenait pour confident un seul affranchi. Cet homme, d’une grossière ignorance, d’une grande force de corps, menait, par un sentier bordé de précipices (car la maison est sur la mer, au haut d’un rocher), l’astrologue dont Tibère se proposait d’essayer le talent. Au moindre soupçon de charlatanisme ou de fraude, le guide, en revenant, précipitait le devin dans les flots, afin de prévenir ses indiscrétions. Thrasylle fut, comme les autres, amené par cette route escarpée. Tibère, vivement frappé de ses réponses, qui lui promettaient le rang suprême et lui dévoilaient habilement les secrets de l’avenir, lui demanda s’il avait aussi fait son horoscope, et à quel signe étaient marqués pour lui cette année et ce jour même. Thrasylle, observant l’état du ciel et la position des astres, hésite d’abord ; ensuite il pâlit, et, plus il poursuit ses calculs, plus il semble agité de surprise et de crainte. Il s’écrie enfin que le moment est critique, et que le dernier des dangers le menace de près. Alors Tibère, l’embrassant, le félicite d’avoir vu le péril, le rassure ; et, regardant comme des oracles les prédictions qu’il venait de lui faire, il l’admet dés ce jour dans sa plus intime confiance.

Digression de Tacite : un homme qui doute
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Ces exemples et d’autres semblables me font douter si les choses humaines sont régies par des lois éternelles et une immuable destinée, ou si elles roulent au gré du hasard. Les plus sages d’entre les anciens et leurs modernes sectateurs professent sur ce point des doctrines opposées. Beaucoup sont imbus de l’opinion que notre commencement, que notre fin, que les hommes, en un mot, ne sont pour les dieux le sujet d’aucun soin, et que de là naissent deux effets trop ordinaires, les malheurs de la vertu et les prospérités du vice. D’autres subordonnent les événements à une destinée. Mais, indépendante du cours des étoiles, ils la voient dans les causes premières et l’enchaînement des faits qui deviennent causes à leur tour. Toutefois ils nous laissent le choix de notre vie ; mais, ajoutent-ils, "ce choix entraîne, dès qu’il est fait, une suite de conséquences inévitables. D’ailleurs les biens et les maux ne sont pas ce que pense le vulgaire : plusieurs semblent accablés par l’adversité, sans en être moins heureux ; et un grand nombre sont malheureux au sein de l’opulence, parce que les uns supportent courageusement la mauvaise fortune, ou que les autres usent follement de la bonne." Au reste, la plupart des hommes ne peuvent renoncer à l’idée que le sort de chaque mortel est fixé au moment de sa naissance ; que, si les faits démentent quelquefois les prédictions, c’est la faute de l’imposture, qui prédit ce qu’elle ignore ; qu’ainsi se décrédite un art dont la certitude a été démontrée, et dans les siècles anciens et dans le nôtre, par d’éclatants exemples. Et en effet, le fils de ce même Thrasylle annonça d’avance l’empire de Néron, comme je le rapporterai dans la suite : ce récit m’entraînerait maintenant trop loin de mon sujet.

Mort de Drusus, fils de Germanicus
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Sous les mêmes consuls, on apprit la mort d’Asinius Gallus. Personne ne doutait qu’elle ne fût l’ouvrage de la faim ; mais on ignora si elle était volontaire ou forcée. Tibère, à qui on demanda la permission de lui rendre les derniers devoirs, ne rougit pas de l’accorder, tout en se plaignant du sort qui enlevait un accusé avant qu’il fût publiquement convaincu : comme si trois ans n’avaient pas suffi pour qu’un vieillard consulaire, et père de tant de consuls, parût devant ses juges ! Drusus7 mourut ensuite, réduit à ronger la bourre de son lit, affreuse nourriture, avec laquelle il traîna sa vie jusqu’au neuvième jour. Il était en prison dans le palais. Quelques-uns rapportent que Macron avait ordre de l’en tirer, et de le mettre à la tête du peuple, si Séjan recourait aux armes. Bientôt, le bruit s’étant répandu que Tibère allait se réconcilier avec sa bru et son petit-fils, il aima mieux être cruel que de paraître se repentir.

   7. — Fils de Germanicus.
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Il poursuivit Drusus jusque dans le tombeau, lui reprochant d’infâmes prostitutions, une haine mortelle pour sa famille, un esprit ennemi de la république. Il fit lire le journal qu’on avait tenu de ses actions, de ses moindres paroles. Ce fut le comble de l’horreur de voir combien d’années des gens placés autour de lui avaient épié son visage, ses gémissements, ses soupirs les plus secrets ; de penser qu’un aïeul avait pu entendre ces détails, les lire, les produire au grand jour. On en croyait à peine ses oreilles, si les lettres du centurion Aetius et de l’affranchi Didyme n’eussent désigné par leurs noms les esclaves qui, chaque fois que Drusus voulait sortir de sa chambre, l’avaient repoussé de la main, épouvanté du geste. Le centurion répétait même des mots pleins de cruauté dont il faisait gloire. Il citait les paroles du mourant, qui, dans un faux délire, s’était livré d’abord contre Tibère aux emportements d’une raison égarée, et bientôt, privé de tout espoir, l’avait chargé d’imprécations étudiées et réfléchies, souhaitant à l’assassin de sa bru, de son neveu, de ses petits-fils, au bourreau de toute sa maison, un supplice qui vengeât à la fois ses aïeux et sa postérité. Le sénat, par ses murmures, semblait protester contre de pareils vœux mais la peur descendait au fond des âmes, avec l’étonnement qu’un homme, si rusé jadis et si attentif à envelopper ses crimes de ténèbres, en fût venu à cet excès d’impudence, de faire en quelque sorte tomber les murailles, et de montrer son petit-fils sous la verge d’un centurion, frappé par des esclaves, implorant, pour soutenir un reste de vie, des aliments qui lui sont refusés.

Mort d’Agrippine
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Ces impressions douloureuses n’étaient pas encore effacées lorsqu’on apprit la mort d’Agrippine. Sans doute qu’après le supplice de Séjan, soutenue par l’espérance, elle consentit à vivre, puis se laissa mourir, quand elle vit que la tyrannie n’adoucissait point ses rigueurs. Peut-être aussi la priva-t-on d’aliments, pour ménager à l’imposture la supposition d’une mort volontaire. Ce qui est certain, c’est que Tibère éclata contre sa mémoire en reproches outrageants. C’était, à l’en croire, une femme adultère, que la mort de son amant Asinius Gallus avait jetée dans le dégoût de la vie. Mais Agrippine, d’un caractère ambitieux et dominateur, en revêtant les passions des hommes, avait dépouillé les vices de son sexe. Tibère remarqua qu’elle était morte le jour même où, deux ans plus tôt, Séjan avait expié sa trahison ; fait dont il voulut que l’on conservât la mémoire. Il se fit un mérite de ce qu’elle n’avait été ni étranglée ni jetée aux Gémonies. Des actions de grâces lui en furent rendues, et on décréta que le quinze avant les calendes de novembre, jour où Agrippine et Séjan avaient péri, on consacrerait tous les ans un don à Jupiter.

Mort de Coccéius Nerva et de Plancine
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Peu de temps après, Coccéius Nerva, ami inséparable du prince, profondément versé dans les lois divines et humaines, jouissant d’une fortune prospère, exempt d’infirmités, résolut de mourir. Instruit de ce dessein, Tibère ne quitte plus ses côtés, le presse de questions, a recours aux prières, lui avoue enfin quel poids ce sera pour sa conscience, quelle injure pour sa renommée, que son ami le plus intime ait fui la vie sans aucune raison de vouloir la mort. Nerva, sourd à ces représentations, s’abstint dès lors de toute nourriture. Les confidents de ses pensées disaient que, voyant de plus près que personne les maux de la république, c’était par colère et par crainte qu’il avait cherché une fin honorable, avant que sa gloire et son repos fussent attaqués. Au reste, la perte d’Agrippine, ce qu’on croirait à peine, entraîna celle de Plancine. Mariée autrefois à Cn. Pison, cette femme avait publiquement triomphé de la mort de Germanicus. Quand Pison tomba, protégée par les prières de Livie, elle ne le fut pas moins par la haine d’Agrippine. Dès que la haine et la faveur cessèrent, la justice prévalut. Accusée de crimes manifestes, elle s’en punit de sa main, châtiment plus tardif que rigoureux.

Remariage de Julie, fille de Drusus
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Pendant que toutes ces morts mettaient Rome en deuil, ce fut un surcroît de douleur de voir Julie, fille de Drusus, autrefois épouse de Néron, passer par le mariage dans la maison de Rubellius Blandus, petit-fils d’un homme que plusieurs se souvenaient d’avoir connu à Tibur simple chevalier romain. A la fin de l’année, la mort d’Elius Lamia fut honorée par des funérailles solennelles. Elius, délivré enfin du vain titre de gouverneur de Syrie, avait été préfet de Rome. Sa naissance était distinguée ; sa vieillesse fut pleine de vigueur, et le gouvernement dont on l’avait privé le relevait encore dans l’estime publique. On lut ensuite, à l’occasion de la mort de Pomponius Flaccus, propréteur de Syrie, une lettre de Tibère. Il se plaignait de ce que les hommes les plus illustres et les plus capables de commander les armées refusaient cet emploi ; refus qui le contraignait d’avoir recours aux prières pour déterminer quelques-uns des consulaires à se charger des gouvernements. Il avait oublié que depuis dix ans il empêchait Arruntius de se rendre en Espagne. La même année, mourut M. Lépidus, dont j’ai assez fait connaître la modération et la sagesse dans les livres précédents. Il est inutile de parler longuement de sa noblesse : la maison des Émiles fut toujours féconde en grands citoyens ; et, dans cette famille, ceux même qui n’eurent pas de vertus fournirent encore une carrière brillante8.

   8. L’auteur fait allusion surtout au triumvir Lépide et au père du triumvir, Emilius Lépidus, qui, étant consul après la mort de Sylla, réunit les débris du parti de Marius, recommença la guerre civile, et fut battu par son collègue Catulus, d’abord sous les murs de Rome, puis en Étrurie.
Le phénix
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Sous le consulat de Paulus Fabius et de L. Vitellius, parut en Égypte, après un long période de siècles, le phénix, oiseau merveilleux qui fut pour les savants grecs et nationaux le sujet de beaucoup de dissertations. Je rapporterai les faits sur lesquels ils s’accordent, et un plus grand nombre qui sont contestés et qui pourtant méritent d’être connus. Le phénix est consacré au soleil. Ceux qui l’ont décrit conviennent unanimement qu’il ne ressemble aux autres oiseaux, ni par la forme, ni par le plumage. Les traditions diffèrent sur la durée de sa vie. Suivant l’opinion la plus accréditée, elle est de cinq cents ans. D’autres soutiennent qu’elle est de quatorze cent soixante et un. Le phénix parut, dit-on, pour la première fois sous Sésostris, ensuite sous Amasis, enfin sous Ptolémée, le troisième des rois macédoniens ; et chaque fois il prit son vol vers Héliopolis, au milieu d’un cortège nombreux d’oiseaux de toute espèce, attirés par la nouveauté de sa forme. Mais de telles antiquités sont pleines de ténèbres. Entre Ptolémée et Tibère, on compte moins de deux cent cinquante ans. Aussi quelques-uns ont-ils cru que ce dernier phénix n’était pas le véritable, qu’il ne venait pas d’Arabie, et qu’on ne vit se vérifier en lui aucune des anciennes observations. On assure, en effet, qu’arrivé au terme de ses années, et lorsque sa mort approche, le phénix construit dans sa terre natale un nid auquel il communique un principe de fécondité, d’où doit naître son successeur. Le premier soin du jeune oiseau, le premier usage de sa force, est de rendre à son père les devoirs funèbres. La prudence dirige son entreprise. D’abord il se charge de myrrhe, essaye sa vigueur dans de longs trajets, et, lorsqu’elle suffit à porter le fardeau et à faire le voyage, il prend sur lui le corps de son père, et va le déposer et le brûler sur l’autel du soleil. Ces récits sont incertains, et la fable y a mêlé ses fictions. Néanmoins on ne doute pas que cet oiseau ne paraisse quelquefois en Égypte.

Suicides
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Cependant à Rome, où le sang ne cessait de couler, Pomponius Labéo, le même que la Mésie avait eu pour gouverneur, s’ouvrit les veines et abandonna la vie. Sa femme Paxéa suivit son exemple. La crainte du bourreau multipliait ces morts volontaires. Les condamnés étaient d’ailleurs privés de sépulture et leurs biens confisqués ; on gagnait au contraire à disposer de soi-même et à se hâter de mourir : les honneurs du tombeau et le respect des testaments étaient à ce prix. Au reste, Tibère écrivit au sénat que l’usage de nos ancêtres était d’interdire leur maison, en signe de rupture, à ceux dont ils voulaient cesser d’être amis ; qu’il en avait usé de la sorte avec Labéo, et que cet homme, accablé par les preuves d’une administration infidèle et de plusieurs autres attentats, avait couvert sa honte de l’intérêt qu’inspire une victime. Quant à sa femme, elle s’était faussement alarmée quoique coupable, elle n’avait rien à craindre. Ensuite fut attaqué de nouveau Mamercus Scaurus, distingué par sa noblesse et son éloquence, infâme par ses mœurs. Ce ne fut point l’amitié de Séjan qui le perdit : ce fut la haine de Macron, non moins mortelle à qui l’avait encourue. Macron continuait, mais avec plus de mystère, les pratiques de son prédécesseur. Il dénonça le sujet d’une tragédie composée par Scaurus, et indiqua les vers dont le sens détourné s’appliquait au prince. Mais Servilius et Cornélius chargés de l’accusation, alléguèrent un commerce adultère avec Livie, et des sacrifices magiques. Scaurus, avec un courage digne des Émiles, ses aïeux, prévint le jugement, à la persuasion de sa femme Sextia, qui partagea sa mort après l’avoir conseillée.

Relégations
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Les accusateurs étaient punis à leur tour, quand l’occasion s’en présentait. Ainsi Cornélius et Servilius, qu’avait honteusement signalés la perte de Scaurus, furent relégués dans une île, avec interdiction du feu et de l’eau, pour avoir fait payer leur silence à Varius Ligur, qu’ils menaçaient d’une dénonciation ; et Abudius Ruso, ancien édile, ayant voulu faire un crime à Lentulus Gétulicus, sous lequel il avait commandé une légion, d’avoir choisi pour gendre le fils de Séjan, fut condamné lui-même et chassé de Rome. Gétulicus commandait alors les légions de la haute Germanie, et s’était acquis auprès d’elles une merveilleuse popularité, prodigue de grâces, avare de châtiments, et, par son beau-père Apronius, agréable même à l’armée voisine. C’est une tradition accréditée qu’il osa écrire au prince que, "s’il avait pensé à l’alliance de Séjan, c’était par le conseil de Tibère ; qu’il avait pu se tromper aussi bien que César ; que la même erreur ne devait pas être pour l’un sans reproche, pour les autres sans pardon ; que sa foi, inviolable jusqu’alors, le serait toujours, si sa sûreté n’était pas menacée ; qu’il regarderait l’envoi d’un successeur comme un arrêt de mort ; qu’ils pouvaient conclure une espèce de traité, par lequel le prince, maître du reste de l’empire, laisserait au général sa province." Ce fait, tout surprenant qu’il est, parut croyable, quand on vit que, de tous les alliés de Séjan, Gétulicus seul conservait sa vie et sa faveur. Chargé de la haine publique et affaibli par les années, Tibère comprit que l’opinion, plus que la force, soutenait sa puissance.

Révolte des Parthes
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Sous le consulat de C. Cestius et de M. Servilius, quelques grands de la nation des Parthes vinrent à Rome, à l’insu de leur roi Artaban. Fidèle aux Romains et juste envers les siens tant qu’il craignit Germanicus, ce prince ne tarda pas ensuite à braver notre empire et à tyranniser ses peuples. Des guerres faites avec succès aux nations voisines avaient enflé son orgueil ; il méprisait, comme faible et désarmée, la vieillesse de Tibère, et il convoitait l’Arménie. Ce pays ayant perdu son roi Artaxias, Artaban lui imposa l’aîné de ses fils, nommé Arsace ; et, joignant l’insulte à l’usurpation, il envoya réclamer les trésors laissés par Vonon dans la Syrie et la Cilicie. En même temps il parlait des anciennes limites des Perses et des Macédoniens, et menaçait, avec une insolente jactance, de reprendre tout ce qu’avaient possédé Cyrus et Alexandre. Le Parthe dont les conseils contribuèrent le plus à l’envoi d’une députation secrète, fut Sinnacès, également distingué par sa naissance et par ses richesses, et après lui l’eunuque Abdus. Chez les barbares, la qualité d’eunuque n’entraîne point le mépris ; elle conduit même quelquefois au pouvoir. Ces deux hommes s’associèrent d’autres nobles ; et, comme ils ne pouvaient placer sur le trône aucun prince du sang d’Arsace, la plupart ayant été tués par Artaban, et les autres n’étant pas encore sortis de l’enfance, ils demandèrent à Rome Phraate, fils du roi Phraate. "Il ne leur fallait, disaient-ils, qu’un nom et l’aveu de César. Qu’il fût permis à un Arsacide de se montrer sur les bords de l’Euphrate, c’était assez."

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Ce plan entrait dans les vues de Tibère. Fidèle à sa maxime d’employer dans les affaires du dehors la ruse et la politique, sans y engager ses armées, il envoie Phraate, enrichi de présents, à la conquête du trône paternel. Pendant ce temps, Artaban, instruit de ces complots, était tantôt retenu par la crainte, tantôt embrasé du feu de la vengeance : et, pour les barbares, différer est d’un esclave ; exécuter à l’instant, c’est agir en roi. Toutefois l’intérêt prévalut. Il invite Abdus à un repas, en signe d’amitié, et s’assure de lui par un poison lent. Il dissimule avec Sinnacès, et l’enchaîne par des présents et des emplois. Quant à Phraate, accoutumé depuis tant d’années à la vie des Romains, il la quitta en Syrie pour reprendre celle des Parthes ; et, trop faible pour des mœurs qui n’étaient plus les siennes, il fut emporté par une maladie. Tibère n’en poursuivit pas moins ses desseins. Il donne pour rival à Artaban Tiridate, prince du même sang, choisit l’Ibérien Mithridate pour reconquérir l’Arménie, le réconcilie avec Pharasmane, son frère, qui régnait en Ibérie, héritage de la famille, et charge Vitellius de diriger toutes les révolutions qui se préparaient en Orient. Je n’ignore pas que ce consulaire a laissé à Rome une mémoire décriée, et que mille traits sont racontés à sa honte. Mais il porta dans le gouvernement des provinces les vertus antiques. Après son retour, la crainte de Caïus, l’amitié de Claude, l’abaissèrent à une honteuse servilité, et on le cite aujourd’hui comme le modèle de la plus abjecte adulation. Sa fin a démenti ses commencements, et une vieillesse couverte d’opprobre a flétri une jeunesse honorable.

33[modifier]

Parmi les princes d’Orient, Mithridate, s’adressant le premier à Pharasmane, lui persuade de le seconder par la ruse et par la force. On trouva des corrupteurs, qui, avec beaucoup d’or, poussèrent au crime les serviteurs d’Arsace ; et en même temps les Ibériens, avec des troupes nombreuses, envahirent l’Arménie et s’emparèrent de la ville d’Artaxate. A cette nouvelle, Artaban confie sa vengeance à son fils Orode, lui donne une armée de Parthes, et envoie au dehors acheter des auxiliaires. Pharasmane, de son côté, se ligue avec les Albaniens, et appelle les Sarmates, dont les princes, payés par les deux partis, se vendirent, suivant l’usage de leur nation, aux deux causes opposées. Mais les Ibériens, maîtres du pays, ouvrirent les portes Caspiennes9, et inondèrent l’Arménie de leurs Sarmates. Ceux qui arrivaient aux Parthes étaient au contraire facilement arrêtés : l’ennemi occupait tous les passages ; le seul qui restât entre la mer et les dernières montagnes d’Albanie était impraticable à cause de l’été, car alors les vents étésiens submergent cette côte. C’est en hiver seulement, lorsque le vent du midi refoule les eaux et fait rentrer, la mer dans son lit, que les grèves sont découvertes.

   9. L’espace qui sépare la mer Caspienne du Pont-Euxin forme une espèce d’isthme au travers duquel le Caucase s’élève comme une muraille immense. Les divers passages de cette montagne ont reçu des anciens le nom de portes : ce sont les portes Caucasiennes, Albaniennes, Ibériennes. Le nom de portes Caspiennes est appliqué vaguement par les Romains à plusieurs de ces défilés, quoiqu’il appartienne proprement à un passage beaucoup plus au sud, dans le mont Caspius, entre la Médie et le pays des Parthes.
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Orode était ainsi privé de secours. Pharasmane, appuyé de ses auxiliaires, lui présente la bataille, et, voyant qu’il l’évitait, il le harcèle, insulte son camp, massacre ses fourrageurs ; souvent même il l’environne d’une ceinture de postes et le tient comme assiégé. Enfin les Parthes, peu faits à souffrir l’outrage, entourent leur roi et lui demandent le combat. Toute leur force consistait en cavalerie. Pour Pharasmane, il avait aussi des gens de pied. Car les Ibériens et les Albaniens habitant un pays de montagnes, supportent mieux une vie dure et des travaux pénibles. Ils se disent issus de ces Thessaliens qui suivirent Jason, lorsque après avoir enlevé Médée et en avoir eu des enfants il revint, à la mort d’Éétès, occuper son palais désert et donner un maître à Colchos. Le nom de ce héros se retrouve partout dans le pays, et l’oracle de Phrixus y est révéré. On n’oserait y sacrifier un bélier, animal sur lequel ils croient que Phrixus passa la mer, ou dont peut-être l’image décorait son vaisseau. Les deux armées rangées en bataille, le Parthe vante à ses guerriers l’éclat des Arsacides, et demande ce que peuvent, contre une nation maîtresse de l’Orient, l’Ibérien sans gloire et ses vils mercenaires. Pharasmane rappelle aux siens qu’ils n’ont jamais subi le joug des Parthes ; que, plus leur entreprise est grande, plus elle offre de gloire au vainqueur, de honte et de péril au lâche qui fuirait. Et il leur montre, de son côté, des bataillons hérissés de fer, du côté de l’ennemi, des Mèdes chamarrés d’or ; ici des soldats, là une proie à saisir.

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Mais ce n’était pas la voix seule du chef qui animait les Sarmates. Ils s’excitent l’un l’autre à ne pas engager l’action avec leurs flèches, mais à s’élancer et à fondre inattendus sur l’armée ennemie. La bataille offrit un spectacle varié. Le Parthe, également exercé à poursuivre et à fuir, se débande, prend de l’espace pour mesurer ses coups. Les Sarmates, renonçant à leurs arcs, dont la portée est moins longue, courent la pique en avant ou l’épée à la main. Tantôt, comme dans un combat de cavalerie, c’est une alternative de charges et de retraites ; tantôt c’est une mêlée où les armes s’entrechoquent, les hommes se poussent et se repoussent. Enfin les Albaniens et les Ibériens saisissent leurs ennemis, les démontent, les mettent dans un double péril, entre les coups dont les accable d’en haut le bras des cavaliers, et ceux que le fantassin leur assène de plus près. Pharasmane et Orode couraient partout, secondant ou ranimant les courages. Ils se reconnaissent aux marques de leur dignité ; et leurs cris, leurs traits, leurs coursiers se croisent à l’instant. Pharasmane était le plus impétueux : il perça le casque d’Orode ; mais, emporté par son cheval, il ne put redoubler, et le blessé fut couvert par les plus intrépides de ses gardes. Toutefois le bruit faussement répandu qu’Orode était mort effraya les Parthes, et ils cédèrent la victoire.

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Artaban remua, pour venger cette défaite, toutes les forces de son empire. Les Ibériens, connaissant mieux le pays, eurent un nouvel avantage ; et cependant il ne se rebutait pas encore, si Vitellius, en rassemblant ses légions et en semant le bruit d’une invasion dans la Mésopotamie, ne lui eût fait peur des armes romaines. Alors Artaban quitta l’Arménie, et ses affaires allèrent en décadence. Vitellius sollicitait les Parthes d’abandonner un roi qui était leur fléau, dans la paix par sa cruauté, dans la guerre par ses revers. J’ai déjà dit que Sinnacès était l’ennemi d’Artaban. Il entraîne à la révolte son père Abdagèse et d’autres mécontents dont cette suite de désastres avait encouragé les secrets desseins. Le parti se grossit peu à peu de tous ceux qui, plus soumis par crainte que par attachement, avaient repris de l’audace en se voyant des chefs. Artaban n’avait pour toute ressource que quelques étrangers dont il formait sa garde, vil ramas de bannis, qui n’ont ni intelligence du bien, ni souci du mal, mercenaires qu’on nourrit pour être les instruments du crime. Il part avec eux et s’enfuit rapidement jusqu’aux frontières de la Scythie : il croyait y trouver du secours, ayant des liaisons de famille avec les Hyrcaniens et les Carmaniens ; et même il fondait quelque espoir sur l’inconstance des Parthes, aussi prompts à regretter leurs rois qu’à les trahir.

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Vitellius, voyant Artaban en fuite et les esprits disposés à un changement de maître, exhorte Tiridate à prendre possession de sa conquête, et mène aux rives de l’Euphrate l’élite des légions et des auxiliaires. Là, suivant l’usage des Romains, il offrait aux dieux un suovétaurile10, et Tiridate immolait un cheval en l’honneur du fleuve. Tout à coup les habitants annoncèrent que, de lui-même et sans la moindre pluie l’Euphrate venait de s’élever outre mesure, et que l’écume blanchissante formait à la surface de l’eau des cercles qui semblaient autant de diadèmes. Ce fut pour les uns l’augure d’un heureux passage ; d’autres, par une interprétation plus subtile, en conclurent que la fortune, favorable d’abord, ne le serait pas longtemps. Selon eux, "les phénomènes du ciel et de la terre parlaient sans doute un langage plus sûr ; mais les fleuves, dans leur éternelle mobilité, ne faisaient que montrer et emporter le présage." Cependant on fit un pont de bateaux, et l’armée passa sur l’autre rive. Ornospade vint le premier s’y joindre avec plusieurs milliers d’hommes à cheval. Exilé jadis, Ornospade se distingua sous Tibère, qui achevait la guerre de Dalmatie, et ses services lui valurent le droit de cité romaine. Depuis, rentré en grâce auprès du roi, et comblé de distinctions, il eut le gouvernement des plaines immenses qui, enfermées entre les deux célèbres fleuves du Tigre et de l’Euphrate, ont reçu le nom de Mésopotamie. Peu après, Sinnacès amena de nouvelles troupes ; et Abdagèse, le soutien de ce parti, livra les trésors et toutes les décorations de la grandeur royale. Vitellius, persuadé qu’il suffisait d’avoir montré les armes romaines, engage Tiridate et les grands, l’un à ne pas oublier qu’il est le petit-fils de Phraate et le nourrisson de César, deux titres si glorieux pour lui, les autres à demeurer toujours soumis à leur roi, respectueux envers nous, fidèles à l’honneur et au devoir. Ensuite il revient en Syrie avec ses légions.

   10. De sus, ovis, taurus, un porc, un bélier, un taureau.
Morts et suicides
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Ces événements furent l’ouvrage de deux étés. Je les ai réunis pour me délasser du spectacle des malheurs domestiques. Car trois ans s’étaient vainement écoulés depuis la mort de Séjan : le temps, les prières, la satiété, qui adoucissent les cœurs les plus aigris, n’avaient point désarmé Tibère. Il poursuivait des faits douteux et oubliés, comme des crimes récents et irrémissibles. Averti par ces rigueurs, Fulcinius Trio ne voulut pas subir l’outrage d’une accusation. Dans l’écrit dépositaire de ses dernières pensées, il entassa mille invectives contre Macron et les principaux affranchis du palais ; il n’épargna pas même l’empereur, que l’âge avait, disait-il, privé de sa raison, et dont la retraite sans fin n’était qu’un exil. Les héritiers cachaient ce testament : Tibère en ordonna la lecture, affectant de souffrir la liberté d’autrui, et bravant sa propre infamie, ou curieux peut-être, après avoir ignoré si longtemps les crimes de Séjan, de les entendre publier à quelque prix que ce fût, et d’apprendre, au moins par l’injure, la vérité qu’étouffe l’adulation. Quelques jours après, le sénateur Granius Martianus, accusé de lèse-majesté par C. Gracchus, se donna la mort ; et Tatius Gratianus, ancien préteur, poursuivi sous le même prétexte, fut condamné au dernier supplice.

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De semblables trépas finirent les jours de Trébelliénus Rufus et de Sextius Paconianus. Le premier se tua de sa main ; l’autre avait fait dans sa prison des vers contre le prince, il y fut étranglé. Et ce n’était plus de l’autre côté de la mer et par de lointains messages que Tibère recevait ces nouvelles. Établi près de Rome11, et répondant le jour même ou après l’intervalle d’une nuit aux lettres des consuls, il regardait, en quelque sorte, le sang couler à flots dans les maisons, et les bourreaux à l’ouvrage. A la fin de l’année mourut Poppéus Sabinus, d’une naissance médiocre, honoré, par l’amitié des princes, du consulat et des décorations triomphales, et placé vingt-quatre ans à la tête des plus grandes provinces, non qu’il fût doué de qualités éminentes, mais parce que sa capacité suffisait aux affaires, sans s’élever au-dessus.

   11. Tantôt à Tusculum, tantôt dans le territoire d’Albe.
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L’année suivante eut pour consuls Q. Plautius et Sext. Papinius. Le supplice de L. Aruséius, dans une ville accoutumée au spectacle de ses maux, fut une cruauté à peine remarquée ; mais la terreur fut au comble, quand on vit le chevalier romain Vibulénus, après avoir entendu jusqu’au bout ses accusateurs, tirer du poison de dessous sa robe et l’avaler en plein sénat. Il tomba mourant : les licteurs le saisirent à la hâte, le traînèrent dans la prison, et les étreintes du lacet pressèrent un cadavre. Tigrane même, autrefois souverain d’Arménie et alors accusé, ne put échapper au supplice ; roi, il périt comme les citoyens. Le consulaire C. Galba et les deux Blésus finirent volontairement leurs jours : Galba, sur une lettre sinistre où l’empereur lui défendait de se présenter au partage des provinces ; les Blésus, parce que des sacerdoces promis à chacun d’eux pendant la prospérité de leur maison, ajournés depuis ses malheurs, venaient enfin d’être donnés d’autres comme des dignités vacantes. C’était un arrêt de mort ; ils le comprirent et l’exécutèrent. Émilia Lépida, dont j’ai rapporté le mariage avec le jeune Drusus, et qui fut l’accusatrice acharnée de son époux, vécut abhorrée, et toutefois impunie, tant que son père Lépidus vit le jour. Quand il fut mort, les délateurs s’emparèrent d’elle, pour cause d’adultère avec un esclave. On ne doutait nullement du crime ; aussi, renonçant à se défendre, elle mit fin à sa vie.

Révolte en Cappadoce
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Pendant ce même temps, la nation des Clites, soumise au Cappadocien Archélaüs12, et mécontente d’être assujettie, comme nos tributaires, au cens et aux impôts, se retira sur les hauteurs du mont Taurus, où l’avantage des lieux la soutenait contre les troupes mal aguerries du roi. Enfin le lieutenant M. Trébellius y fut envoyé par Vitellius, gouverneur de Syrie, avec quatre mille légionnaires et l’élite des alliés. Les barbares occupaient deux collines, la moins haute nommée Cadra, l’autre Davara. Il les environna d’une circonvallation et tailla en pièces ceux qui hasardèrent des sorties ; la soif obligea les autres à se rendre. Thridace cependant, reconnu volontairement par les Parthes, prit possession de Nicéphorium, d’Anthémusiade13 et des autres villes qui, fondées par les Macédoniens, ont reçu des noms grecs ; il prit aussi deux villes parthiques, Artémite et Halus14 ; et partout éclatait l’enthousiasme des peuples, qui, détestant pour sa cruauté Artaban, nourri chez les Scythes, espéraient de Tiridate, élève de la civilisation romaine, un caractère plus doux.

   12. La Cappadoce avait été réduite en province romaine à la mort de son roi Archélaüs sans doute père de celui-ci. Les Clites habitaient la partie montagneuse de la Cilicie. : 13. Nicéphorium, ville de Mésopotamie, sur le bord de l’Euphrate, bâtie par ordre d’Alexandre, aujourd’hui Racca. — Anthémusiade, ville de l’Osmène, dans la même contrée, entre l’Euphrate et le Tigre. : 14. Halus, ville d’Assyrie, aujourd’hui Galoula, selon d’Anville. D’Anville dit que la position d’Artémite, cette ancienne cité, tombe sur un lieu nommé Dascara et surnommé El-Melik, la Royale, parce que Khosroès II, roi de Perse, y habita vingt-quatre ans ; elle s’appelait alors Dastagerda.
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L’adulation se signala particulièrement à Séleucie15. C' est une ville puissante, environnée de murailles, et qui au milieu de la barbarie, a gardé l’esprit de son fondateur Séleucus. Trois cents citoyens, choisis d’après leur fortune ou leurs lumières, lui composent un sénat. Le peuple a sa part de pouvoir. Quand ces deux ordres sont unis, on ne craint rien du Parthe ; s’ils se divisent, chacun cherche de l’appui contre ses rivaux, et l’étranger, appelé au secours d’un parti, les asservit tous deux. C’est ce qui venait d’avoir lieu sous Artaban, dont la politique livra le peuple à la discrétion des grands ; il savait que le gouvernement populaire est voisin de la liberté, tandis que la domination du petit nombre ressemble davantage au despotisme d’un roi. A l’arrivée de Tiridate, on lui prodigua tous les honneurs dont jouirent les anciens monarques, avec ceux qu’y avait encore ajoutés l’adulation moderne ; et en même temps on maudissait le nom d’Artaban, qui, disait-on, "ne tenait que par sa mère à la famille d’Arsace, et n’était du reste qu’un rejeton bâtard." Tiridate remit le pouvoir aux mains du peuple. Ensuite, comme il délibérait sur le jour où il prendrait solennellement les marques de la royauté, il reçut de Phraate et d’Hiéron, gouverneurs des deux principales provinces, des lettres où ils le priaient de les attendre quelques jours. Il crut devoir cet égard à des hommes si puissants. Dans l’intervalle, il se rendit à Ctésiphon, siège de l’empire. Mais, comme ils demandaient chaque jour un nouveau délai, Suréna, suivant l’usage du pays, et aux acclamations d’un peuple immense, ceignit du bandeau royal le front de Tiridate.

   15. Séleucie était située sur la rive droite du Tigre, à quelques lieues au-dessous de la position actuelle de Bagdad. Sur la rive opposée du même fleuve, et pour contre-balancer la puissance de Séleucie, les Parthes bâtirent Ctésiphon.
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Si en ce moment il avait pénétré plus avant et s’était montré au reste des provinces, il s’emparait des volontés indécises, et tout se ralliait sous les mêmes étendards. En assiégeant un château où Artaban avait renfermé ses trésors et ses concubines, il laissa le temps d’oublier les promesses. Phraate, Hiéron, et tous ceux dont le concours avait manqué à la solennité du jour où il prit le diadème, redoutant sa colère, ou jaloux d’Abdagèse, qui gouvernait la cour et le nouveau roi, se tournèrent du côté d’Artaban. Ce prince fut trouvé en Hyrcanie, couvert de haillons, et n’ayant que son arc pour fournir à ses besoins. Il crut d’abord qu’on lui tendait un piège et conçut des craintes. Bientôt, sur l’assurance qu’on était venu pour lui rendre son trône, il reprend courage et demande quel est donc ce changement soudain. Alors Hiéron se déchaîne contre Tiridate, qu’il appelle un enfant. "Non, l’empire n’était pas aux mains d’un Arsacide ; ce lâche, corrompu par la mollesse étrangère, ne possédait qu’un vain titre ; la puissance était dans la maison d’Abdagèse."

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L’expérience du vieux roi comprit que, si leur amour était faux, leurs haines ne l’étaient pas. Il ne différa que le temps de rassembler chez les Scythes des troupes auxiliaires, et s’avança rapidement pour prévenir et les ruses de ses ennemis, et l’inconstance de ses amis. Il avait conservé ses haillons, afin d’émouvoir la pitié de la multitude. Artifices, prières, il n’omit rien pour gagner les indécis, affermir les zélés. Déjà il s’approchait en force de Séleucie, et Tiridate apprit à la fois la marche et l’arrivée d’Artaban. A ce coup subit, il demeure incertain s’il ira le combattre, ou s’il traînera la guerre en longueur. Ceux qui étaient d’avis de livrer bataille et de brusquer la fortune voulaient qu’on profitât du désordre et de la fatigue d’une longue route, et du peu de temps qu’avaient eu pour se rattacher au devoir des soldats traîtres naguère et rebelles au maître qu’ils servaient maintenant. Mais le conseil d’Abdagèse était qu’on se retirât en Mésopotamie. Là, couverts par le fleuve, on ferait lever derrière soi les Arméniens, les Elyméens et les autres nations ; puis, accrus de ces renforts et de ceux qu’enverrait le général romain, on tenterait le sort des armes. Cet avis prévalut, grâce à l’ascendant d’Abdagèse et à la faiblesse de Tiridate en présence du danger. Mais la retraite eut l’air d’une fuite. La désertion commence par les Arabes, et bientôt chacun regagne sa demeure, ou va grossir l’armée d’Artaban. Enfin Tiridate retourne lui-même en Syrie avec une poignée d’hommes, et sauve à tous la honte d’une trahison.

Incendie à Rome - Machinations de Macron
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La même année, un violent incendie éclata dans Rome, et consuma la partie du cirque qui touche au mont Aventin et tout le quartier bâti sur cette colline. Tibère fit tourner ce désastre à sa gloire en payant le prix des maisons détruites. Cent millions de sesterces furent employés à cet acte de munificence dont on lui sut d’autant plus de gré, que pour lui-même il dépensait peu en bâtiments. Du reste, il ne construisit non plus que deux édifices publics, un temple à Auguste et la scène du théâtre de Pompée ; et même, quand ces ouvrages furent achevés, soit mépris des applaudissements, soit vieillesse, il négligea d’en faire la dédicace. L’estimation des pertes causées par l’incendie fut confiée aux quatre gendres de l’empereur16, Cn. Domitius, Cassius Longinus, M. Vinicius et Rubellius Blandus, auxquels fut adjoint, sur le choix des consuls, P. Pétronius, On décerna au prince tous les honneurs que put inventer le génie de l’adulation. On ignore ceux qu’il agréa ou refusa : sa mort suivit de trop près. Ce fut en effet au bout d’assez peu de temps que les derniers consuls du règne de Tibère, Cn. Acerronius et C. Pontius, entrèrent en charge. Déjà Macron jouissait d’un pouvoir excessif. Il n’avait jamais négligé l’amitié de Caïus César, et de jour en jour il la cultivait avec plus d’empressement. Après la mort de Claudia, qui avait été, comme je l’ai dit, mariée à Caïus, Macron fit servir à ses vues sa femme Ennia, que lui-même envoyait auprès du jeune homme avec mission de le séduire, et de l’enchaîner par une promesse de mariage. Celui-ci se prêtait à tout pour arriver au trône ; car, malgré la violence de son caractère, il avait appris, à l’école de son aïeul, les ruses de la dissimulation.

   16. Les maris de ses petites-filles.
Quel successeur ?
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Le prince le savait ; aussi balança-t-il sur le choix du maître qu’il donnerait à l’empire. De ses deux petits-fils, la tendresse et le sang parlaient pour celui dont Drusus était le père ; mais il n’était pas encore sorti de l’enfance. Le fils de Germanicus, déjà dans la force de l’âge, était chéri du peuple et par conséquent haï de son aïeul. Restait Claude, d’un âge mûr, désirant naturellement le bien, mais faible d’esprit : Tibère n’y songea qu’un instant. De chercher un successeur hors de sa maison, il craignait que ce ne fût livrer la mémoire d’Auguste et le nom des Césars à l’insulte et aux outrages car, si l’opinion contemporaine le touchait peu, l’avenir n’était pas indifférent à sa vanité. Enfin, l’esprit irrésolu, le corps affaissé, il abandonna au destin une délibération dont il n’était pas capable. Toutefois, des paroles tombées de sa bouche témoignèrent qu’il en prévoyait l’issue. Il fit à Macron le reproche clairement allégorique de quitter le couchant pour regarder l’orient. Il prédit à Caïus, qui dans une conversation se moquait de Sylla, qu’il aurait tous les vices de ce dictateur et pas une de ses vertus. Comme il embrassait, en pleurant beaucoup, le plus jeune de ses petits-fils, il surprit à Caïus un regard sinistre : "Tu le tueras17, lui dit-il, et un autre te tuera." Cependant sa santé s’affaiblissait de jour en jour, sans qu’il renonçât à aucune de ses débauches ; patient pour paraître fort, accoutumé d’ailleurs à se railler de la médecine et de ceux qui, passé trente ans, avaient besoin, pour connaître ce qui leur était bon ou mauvais, de conseils étrangers.

   17. Caïus fit mourir, en effet, le jeune Tibère, dés la première année de son règne.
Dernières purges
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A Rome, on préparait les voies à des assassinats qui devaient avoir leur cours même après Tibère. Lélius Balbus avait accusé de lèse-majesté Acutia, qui avait été femme de P. Vitellius. Acutia condamnée, comme on décernait une récompense à l’accusateur, Junius Otho, tribun du peuple, opposa son intervention. Ce fut entre eux une source de haines, que l’exil d’Otho suivit de près. Une femme décriée par le nombre de ses amants, Albucilla, qui avait eu pour mari Satrius Sécundus, dénonciateur de Séjan, fut déférée comme impie envers le prince. On lui donnait pour complices d’impiété et d’adultères Cn. Domitius18, Vibius Marsus, L. Arruntius. J’ai parlé de l’illustration de Domitius. Marsus joignait aussi à d’anciens honneurs l’éclat des talents. Les pièces envoyées au sénat portaient que Macron avait présidé à l’interrogatoire des témoins et à la torture des esclaves. Le prince d’ailleurs n’ayant point écrit contre les accusés, on soupçonnait Macron d’avoir abusé de son état de faiblesse, et forgé peut-être à son insu la plupart des griefs, en haine d’Arruntius, dont on le savait ennemi.

   18. Le gendre même de Tibère, le mari d’Agrippine, mère de Néron. Voy. Suétone, Néron, chap. v.
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Domitius, en préparant sa défense, Marsus, en feignant de se laisser mourir de faim, prolongèrent leur vie. Pressé par ses amis de temporiser comme eux, Arruntius répondit "que les convenances n’étaient pas les mêmes pour tous ; qu’il avait assez vécu ; que tout son regret était d’avoir traîné, parmi les affronts et les périls, une vieillesse tourmentée, odieux longtemps à Séjan, maintenant à Macron, toujours à la puissance du moment et cela sans autre tort que son horreur pour le crime. Sans doute il pouvait échapper aux derniers jours d’un prince expirant ; mais comment éviter la jeunesse du maître qui menaçait l’empire ? Si Tibère, avec sa longue expérience, n’avait pas tenu contre cet enivrement du pouvoir qui change et bouleverse les âmes, qu’attendre de Caïus, à peine sorti de l’enfance, ignorant de toutes choses, ou nourri dans la science du mal ? Entrerait-il dans de meilleures voies, sous la conduite d’un Macron, qui, pire que Séjan et, à ce titre, choisi pour l’accabler, avait déchiré la république par plus de forfaits encore ? Déjà il voyait s’avancer un plus dur esclavage, et il fuyait à la fois le passé et l’avenir." Après ces mots, prononcés avec un accent prophétique, il s’ouvrit les veines. La suite prouvera qu’Arruntius fit sagement de mourir. Albucilla, blessée par sa propre main d’un coup mal assuré, fut portée dans la prison par ordre du sénat. Les ministres de ses débauches furent condamnés, Carsidius Sacerdos, ancien préteur, à être déporté dans une île, Pontius Frégellanus à perdre le rang de sénateur. On prononça les mêmes peines contre Lélius Balbus, et ce fut avec plaisir : Balbus passait pour un orateur d’une éloquence farouche, toujours prête à se déchaîner contre l’innocence.

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Pendant ces mêmes jours, Sext. Papinius, d’une famille consulaire, choisit un trépas aussi affreux que soudain ; il se précipita. La cause en fut imputée à sa mère, dont les caresses et les séductions, longtemps repoussées, avaient, disait-on, réduit enfin ce jeune homme à une épreuve d’où il ne pouvait sortir que par la mort. Accusée devant le sénat, en vain elle se jeta aux pieds de ses juges, attestant la douleur que cause à tous les hommes la perte d’un fils, douleur plus vive en un sexe plus faible ; en vain, pour augmenter la pitié, elle fit entendre de longues et déchirantes lamentations : elle n’en fut pas moins bannie de Rome pour dix ans, en attendant que le second de ses fils eût passé l’âge où les pièges sont à craindre.

Mort de Tibère
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Déjà le corps, déjà les forces défaillaient chez Tibère, mais non la dissimulation. C’était la même inflexibilité d’âme, la même attention sur ses paroles et ses regards, avec un mélange étudié de manières gracieuses, vains déguisements d’une visible décadence. Après avoir plusieurs fois changé de séjour, il s’arrêta enfin auprès du promontoire de Misène, dans une maison qui avait eu jadis Lucullus pour maître. C’est là, qu’on sut qu’il approchait de ses derniers instants, et voici de quelle manière. Auprès de lui était un habile médecin nommé Chariclès, qui, sans gouverner habituellement la santé du prince, lui donnait cependant ses conseils. Chariclès, quittant l’empereur sous prétexte d’affaires particulières, et lui prenant la main pour la baiser en signe de respect, lui toucha légèrement le pouls. Il fut deviné ; car Tibère, offensé peut-être et n’en cachant que mieux sa colère, fit recommencer le repas d’où l’on sortait, et le prolongea plus que de coutume, comme pour honorer le départ d’un ami. Le médecin assura toutefois à Macron que la vie s’éteignait, et que Tibère ne passerait pas deux jours. Aussitôt tout est en mouvement, des conférences se tiennent à la cour, on dépêche des courriers aux armées et aux généraux. Le dix-sept avant les calendes d’avril, Tibère eut une faiblesse, et l’on crut qu’il avait terminé ses destins. Déjà Caïus sortait, au milieu des félicitations, pour prendre possession de l’empire, lorsque tout à coup on annonce que la vue et la parole sont revenues au prince, et qu’il demande de la nourriture pour réparer son épuisement. Ce fut une consternation générale : on se disperse à la hâte ; chacun prend l’air de la tristesse ou de l’ignorance. Caïus était muet et interdit, comme tombé, d’une si haute espérance, à l’attente des dernières rigueurs. Macron, seul intrépide, fait étouffer le vieillard sous un amas de couvertures, et ordonne qu’on s’éloigne. Ainsi finit Tibère, dans la soixante-dix-huitième année de son âge.

Oraison funèbre[modifier]

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Il était fils de Tibérius Néro, et des deux côtés issu de la maison Claudia, quoique sa mère fût passée par adoption dans la famille des Livius, puis dans celle des Jules. II éprouva dès le berceau les caprices du sort. De l’exil, où l’avait entraîné la proscription de son père, il passa, comme beau-fils d’Auguste, dans la maison impériale. Là, de nombreux concurrents le désespérèrent, tant que dura la puissance de Marcellus, d’Agrippa, et ensuite des Césars Caïus et Lucius. Il eut même dans son frère Drusus un rival heureux de popularité. Mais sa situation ne fut jamais plus critique que lorsqu’il eut reçu Julie en mariage, forcé qu’il était de souffrir les prostitutions de sa femme ou d’en fuir le scandale. Revenu de Rhodes, il remplit douze ans le vide que la mort avait fait dans le palais du prince, et régla seul, près de vingt-trois autres années, les destins du peuple romain. Ses mœurs eurent aussi leurs époques diverses : honorable dans sa vie et sa réputation, tant qu’il fut homme privé ou qu’il commanda sous Auguste ; hypocrite et adroit à contrefaire la vertu, tant que Germanicus et Drusus virent le jour ; mêlé de bien et de mal jusqu’à la mort de sa mère ; monstre de cruauté, mais cachant ses débauches, tant qu’il aima ou craignit Séjan, il se précipita tout à la fois dans le crime et l’infamie, lorsque, libre de honte et de crainte, il ne suivit plus que le penchant de sa nature.