Annales de l’Empire/Édition Garnier/Henri VI

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HENRI VI,
vingt-troisième empereur.

1190. Henri VI, déjà deux fois reconnu et couronné du vivant de son père, ne renouvelle point cet appareil, et règne de plein droit.

Cet ancien duc de Saxe et de Bavière, ce possesseur de tant de villes, Henri le Lion, avait peu respecté son serment de ne pas chercher à reprendre son bien. Il était déjà entré dans le Holstein ; il avait des évêques, et surtout celui de Brême, dans son parti.

Henri VI lui livre bataille auprès de Verden, et est vainqueur. Enfin on fait la paix avec ce prince, toujours proscrit et toujours armé. On lui laisse Brunsvick démantelé. Il partage avec le comte de Holstein le titre de seigneur de Lubeck, qui demeure toujours ville libre sous ses seigneurs.

L’empereur Henri VI, par cette victoire et par cette paix, étant affermi en Allemagne, tourne ses pensées vers l’Italie. Il pouvait y être plus puissant que Charlemagne et les Othons ; possesseur direct des terres de Mathilde, roi de Naples et de Sicile par sa femme, et suzerain de tout le reste.

1191. Il fallait recueillir cet héritage de Naples et Sicile. Les seigneurs du pays ne voulaient pas que ce royaume, devenu florissant en si peu de temps, fût une province soumise à l’Allemagne. Le sang de ces gentilshommes français, devenus par leur courage leurs rois et leurs compatriotes, leur était cher. ils élisent Tancrède, fils du prince Roger, et petit-fils de leur bon roi Roger. Ce prince Tancrède n’était pas né d’un mariage reconnu pour légitime ; mais combien de bâtards avaient hérité avant lui de plus grands royaumes ! la volonté des peuples et l’élection paraissaient d’ailleurs le premier de tous les droits.

L’empereur traite avec les Génois pour avoir une flotte avec laquelle il aille disputer la Pouille et la Sicile. Des marchands pouvaient ce que l’empereur ne pouvait pas lui-même, il confirme les priviléges des villes de Lombardie pour les mettre dans son parti. Il ménage le pape Célestin III ; c’était un vieillard de quatre-vingt-cinq ans, qui n’était pas prêtre. Il venait d’être élu.

Les cérémonies de l’intronisation des papes étaient alors de les revêtir d’une chape rouge dès qu’ils étaient nommés. On les conduisait dans une chaire de pierre qui était percée, et qu’on appelait stercorarium ; ensuite dans une chaire de porphyre, sur laquelle on leur donnait deux clefs, celle de l’église de Latran, et celle du palais, origine des armes du pape : de là dans une troisième chaire, où on leur donnait une ceinture de soie, et une bourse dans laquelle il y avait douze pierres semblables à celles de l’éphod du grand-prêtre des Juifs. On ne sait pas quand tous ces usages ont commencé. Ce fut ainsi que Célestin fut intronisé avant d’être prêtre.

L’empereur étant venu à Rome, le pape se fait ordonner prêtre la veille de Pâques, le lendemain se fait sacrer évêque, le surlendemain sacre l’empereur Henri VI avec l’impératrice Constance.

Roger Howed, Anglais, est le seul qui rapporte que le pape poussa d’un coup de pied la couronne dont on devait orner l’empereur, et que les cardinaux la relevèrent. Il prend cet accident pour une cérémonie. On a cru aussi que c’était une marque d’un orgueil aussi brutal que ridicule. Ou le pape était en enfance, ou l’aventure n’est pas vraie.

L’empereur, pour se rendre le pape favorable dans son expédition de Naples et de Sicile, lui rend l’ancienne ville de Tusculum. Le pape la rend au peuple romain, dont le gouvernement municipal subsistait toujours. Les Romains la détruisent de fond en comble. Il semble qu’en cela les Romains eussent pris le génie destructeur des Goths et des Hérules habitués chez eux.

Cependant le vieux Célestin III, comme suzerain de Naples et de Sicile, craignant un vassal puissant qui ne voudrait pas être vassal, défend à l’empereur cette conquête ; défense non moins ridicule que le coup de pied à la couronne, puisqu’il ne pouvait empêcher l’empereur de marcher à Naples.

Les maladies détruisent toujours les troupes allemandes dans les pays chauds et abondants. La moitié de l’armée impériale périt sur le chemin de Naples.

Constance, femme de l’empereur, est livrée dans Salerne au roi Tancrède, qui la renvoie généreusement à son époux.

1192. L’empereur diffère son entreprise sur Naples et Sicile, et va à Vorms. Il fait un de ses frères, Conrad, duc de Souabe. Il donne à Philippe, son autre frère, depuis empereur, le duché de Spolette, qu’il ôte à la maison des Guelfes.

Établissement des chevaliers de l’ordre teutonique, destinés auparavant à servir les malades dans la Palestine, devenus depuis conquérants. La première maison qu’ils ont en Allemagne est bâtie à Coblentz.

Henri le Lion renouvelle ses prétentions et ses guerres. Il ne poursuit rien sur la Saxe, rien sur la Bavière ; il se jette encore sur le Holstein, et perd tout ce qui lui restait d’ailleurs.

1193. En ce temps le grand Saladin chassait tous les chrétiens de la Syrie. Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre, après des exploits admirables et inutiles, s’en retourne comme les autres. Il était mal avec l’empereur ; il était plus mal avec Léopold, duc d’Autriche, pour une vaine querelle sur un prétendu point d’honneur qu’il avait eue avec Léopold dans les malheureuses guerres d’Orient. Il passe par les terres du duc d’Autriche. Ce prince le fait mettre aux fers contre les serments de tous les croisés, contre les égards dus à un roi, contre les lois de l’honneur et des nations.

Le duc d’Autriche livre son prisonnier à l’empereur. La reine Éléonore, femme de Richard Cœur de Lion, ne pouvant venger son mari, offre sa rançon. On prétend que cette rançon fut de cent cinquante mille marcs d’argent. Cela ferait environ deux millions d’écus d’Allemagne ; et, attendu la rareté de l’argent et le prix des denrées, cette somme équivaudrait à quarante millions d’écus de ce temps-ci. Les historiens, peut-être, ont pris cent cinquante mille marques, marcas, pour cent cinquante mille marcs, demi-livres ; ces méprises sont trop ordinaires. Quelle que fût la rançon, l’empereur Henri VI, qui n’avait sur Richard que le droit des brigands, la reçut avec autant de lâcheté qu’il retenait Richard avec injustice. On dit encore qu’il le força à lui faire hommage du royaume d’Angleterre ; hommage très-vain. Richard eût été bien loin de mériter son surnom de Cœur de Lion s’il eût consenti à cette bassesse.

Un évêque de Prague[1] est fait duc ou roi de Bohême ; il achète son investiture de Henri VI à prix d’argent.

Henri le Lion, âgé de soixante et dix ans, marie son fils, qui porte le titre de comte de Brunsvick, avec Agnès, fille de Conrad, comte palatin, oncle de l’empereur. Agnès aimait le comte de Brunsvick : ce mariage, auquel l’empereur consent, le réconcilie avec le vieux duc, qui meurt bientôt après, en laissant du moins le Brunsvick à ses descendants.

1194. Il est à croire que l’empereur Henri VI ne rançonnait le roi Richard et l’évêque de Bohême que pour avoir de quoi conquérir Naples et Sicile. Tancrède, son compétiteur, meurt. Les peuples mettent à sa place son fils Guillaume, quoique enfant ; marque évidente que c’était moins Tancrède que la nation qui disputait le trône de Naples à l’empereur.

Les Génois fournissent à Henri la flotte qu’ils lui ont promise ; les Pisans y ajoutent douze galères, eux qui ne pourraient pas aujourd’hui fournir douze bateaux de pêcheurs. L’empereur, avec ces forces, fournies par des Italiens pour asservir l’Italie, se montre devant Naples qui se rend ; et tandis qu’il fait assiéger en Sicile Palerme et Catane, la veuve de Tancrède, enfermée dans Salerne, capitule, et cède les deux royaumes, à condition que son fils Guillaume aura, du moins, la principauté de Tarente. Ainsi, après cent ans que Robert et Roger avaient conquis la Sicile, ce fruit de tant de travaux des chevaliers français tombe dans les mains de la maison de Souabe.

Les Génois demandent à l’empereur l’exécution du traité qu’ils ont fait avec lui, la restitution stipulée de quelques terres, la confirmation de leurs priviléges en Sicile, accordés par le roi Roger. Henri VI leur répond : « Quand vous m’aurez fait voir que vous êtes libres, et que vous ne me deviez pas une flotte en qualité de vassaux, je vous tiendrai ce que je vous ai promis. » Alors, joignant l’atrocité de la cruauté à l’ingratitude et à la perfidie, il fait exhumer le corps de Tancrède, et lui fait couper la tête par le bourreau. Il fait eunuque le jeune Guillaume, fils de Tancrède, l’envoie prisonnier à Coire, où il lui fait crever les yeux. La reine sa mère et ses filles sont conduites en Allemagne, et enfermées dans un couvent en Alsace. Henri fait emporter une partie des trésors amassés par les rois. Et les hommes souffrent à leur tête de tels hommes ! et on les appelle les oints du Seigneur !

1195. Henri de Brunsvick, fils du Lion, obtient le Palatinat après la mort de son beau-père le palatin Conrad.

On publie une nouvelle croisade à Vorms ; Henri VI promet d’aller combattre pour Jésus-Christ.

1196. Le zèle des voyages d’outre-mer croissait par les malheurs, comme les religions s’affermissent par les martyres. Une sœur du roi de France Philippe-Auguste, veuve de Béla, roi de Hongrie, se met à la tête d’une partie de l’armée croisée allemande, et va en Palestine essuyer le sort de tous ceux qui l’ont précédée. Henri VI fait marcher une autre partie des croisés en Italie, où elle lui devait être plus utile qu’à Jérusalem.

C’est ici un des points les plus curieux et les plus intéressants de l’histoire. La grande Chronique belgique rapporte que non-seulement Henri fit élire son fils (Frédéric II, encore au berceau) par cinquante-deux seigneurs ou évêques, mais qu’il fit déclarer l’empire héréditaire, et qu’il statua que Naples et Sicile seraient incorporés pour jamais à l’empire. Si Henri VI put faire ces lois, il les fit sans doute, et il était assez redouté pour ne pas trouver de contradiction. Il est certain que son épitaphe, à Païenne, porte qu’il réunit la Sicile à l’empire ; mais les papes rendirent bientôt cette réunion inutile, et, à sa mort, il parut bien que le droit d’élection était toujours cher aux seigneurs d’Allemagne.

Cependant Henri VI passe à Naples par terre ; tous les seigneurs y étaient animés contre lui ; un soulèvement général était à craindre : il les dépouille de leurs fiefs, et les donne aux Allemands ou aux Italiens de son parti. Le désespoir forme la conjuration que l’empereur voulait prévenir. Un comte Jourdan, de la maison des princes normands, se met à la tête des peuples. Il est livré à l’empereur, qui le fait périr par un supplice qu’on croirait imité des tyrans fabuleux de l’antiquité : on l’attache nu sur une chaise de fer brûlante ; on le couronne d’un cercle de fer enflammé, qu’on lui attache avec des clous.

1197. Alors l’empereur laisse partir le reste de ses Allemands croisés ; ils abordent en Chypre. L’évêque de Vurtzbourg, qui les conduit, donne la couronne de Chypre à Émeri[2] de Lusignan, qui aimait mieux être vassal de l’empire allemand que de l’empire grec.

Ce même Émeri de Lusignan, roi de Chypre, épouse Isabelle, fille du dernier roi de Jérusalem ; et de là vient le vain titre de roi de Chypre et de Jérusalem, que plusieurs souverains se sont disputé en Europe.

Les Allemands croisés éprouvèrent des fortunes diverses en Asie. Pendant ce temps Henri VI reste en Sicile avec peu de troupes. Sa sécurité le perd ; on conspire à Naples et en Sicile contre le tyran. Sa propre femme, Constance, est l’âme de la conjuration. On prend les armes de tous côtés ; Constance abandonne son cruel mari, et se met à la tête des conjurés. On tue tout ce qu’on trouve d’Allemands en Sicile. C’est le premier coup des vêpres siciliennes, qui sonnèrent depuis sous Charles de France. Henri est obligé de capituler avec sa femme ; il meurt[3], et l’on prétend que c’est d’un poison que cette princesse lui donna : crime peut-être excusable dans une femme qui vengeait sa famille et sa patrie, si l’empoisonnement, et surtout l’empoisonnement d’un mari, pouvait jamais être justifié.


  1. Henri Brétislas, mort en 1196. (Cl.)
  2. Amauri II de Lusignan, marié à la reine Isabelle, en 1197, mort en 1205.
  3. Le 28 septembre, à Messine.