Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 02/Géométrie, article 3

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GÉOMÉTRIE.

Recherche de la plus grande des projections ortographiques d’un système de figures planes, données de grandeur sur des plans donnés de position dans l’espace, et de la plus grande des projections ortographiques d’un triangle sphérique ;
Par M. Lhuilier, professeur de mathématiques à l’académie
impériale de Genève.
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La doctrine des projections ortographiques est de la plus grande importance, soit dans les mathématiques pures, soit dans les mathématiques mixtes. Elle sert de base aux propositions les plus générales de la polygonométrie et de la polyhédrométrie. Elle trouve des applications fréquentes et importantes dans l’optique, dans la perspective, dans la géographie, dans la gnomonique et sur-tout dans l’astronomie. Tout ce qui peut contribuer à étendre ou à éclairer cette doctrine est d’une utilité ou immédiate ou indirecte. L’objet de ce mémoire est intéressant et remarquable, soit par la réduction d’une question générale de maximum aux simples élémens, soit par l’accord de ses résultats avec les propriétés générales des polyhèdres[1].

§. 1.

Lemme. Soient deux droites dont on connaît seulement la somme des quarrés : on demande la plus grande valeur de la somme de leurs rectangles par des droites données de grandeur. Ou, soit un triangle rectangle dont l’hypothénuse seulement est donnée de grandeur, on demande la plus grande valeur de la somme des rectangles de ses côtés par des droites données de grandeur.

Soit un triangle rectangle dont on connaît l’hypothénuse . Soient et deux droites données de grandeur. On demande la plus grande valeur de la somme  ?

Que la somme soit égale au rectangle de la droite par une droite dont on doit déterminer le maximum. On obtient  ; donc Dans le triangle , le rapport des côtés et se trouvant ainsi connu, ce triangle est donné d’espèce ; et, en particulier, l’angle en est connu, et la droite est parallèle à une droite donnée de position. De là, la plus grande valeur de a lieu lorsque la droite est tangente au cercle dont est le centre et dont est le rayon. Dans le cas du maximum, savoir, les droites et sont entre elles directement comme les droites et qui leur correspondent.

Puisque on a d’où

et

Remarque. Ce résultat d’un procédé purement élémentaire, s’accorde avec celui du calcul différentiel.

En effet, soient

En général, soient deux quantités variables dont la somme des quarrés est donnée. La somme de leurs produits par des quantités données est la plus grande, lorsque ces premières quantités sont entre elles comme les dernières quantités qui leur correspondent[2].

Application. Soient des quantités variables en nombre quelconque dont la somme des quarrés est donnée : j’affirme que la somme de leurs produits par des quantités données est la plus grande, lorsque ces variables sont entre elles comme les quantités données qui leur correspondent.

En effet, toutes les variables excepté deux quelconques d’entre elles restant les mêmes, ces dernières doivent être entre elles comme les quantités données qui leur correspondent. Donc toutes les variables doivent être entre elles comme les quantités données qui leur correspondent.

§. 2.

Problème. Soient des figures planes données de grandeur, sur des plans donnés de position (non parallèles entre eux). On demande le plan sur lequel on doit les projeter ortographiquement pour que la somme de leurs projections soit la plus grande possible.

Comme les projections sur une même plan de deux figures planes de même grandeur, situées sur des plans parallèles, sont égales entre elles ; on peut, pour plus de simplicité, rapporter les figures proposées à des plans qui se coupent en un même point ; et en particulier on peut prendre ce point pour l’origine des coordonnées.

Soient les figures données de grandeur.

Que les équations des plans sur lesquels ces figures sont rapportées, et que nous avons supposé passer par l’origine des coordonnées, soient

Que l’équation du plan sur lequel on projette des figures, et que nous supposons aussi passer par l’origine, soit

Les cosinus des inclinaisons de ces premiers plans sur le dernier seront respectivement

La somme des projections des figures proposées sur ce dernier plan sera donc

Or, la somme est une quantité constante ; donc la somme des projections des figures proposées est la plus grande, lorsque les quantités variables sont entre elles respectivement comme leurs coefficiens.

Or, les coefficiens de sont respectivement les sommes des projections des figures proposées sur les trois plans coordonnés. Pour abréger, que ces sommes soient désignées par les quantités inconnues sont entre elles respectivement comme les quantités connues De là on obtient

La plus grande somme de projections cherchée est

Savoir : le quarré de la plus grande somme de projections des figures proposées est égal à la somme des quarrés des sommes des projections de ces figures sur les trois plans coordonnés.

§. 3.

Dans un tétraèdre trirectangle, le quarré de l’hypothénuse (la face opposée à l’angle solide droit) est égal à la somme des quarrés des autres faces. Donc, si l’on réduit la somme des projections des figures proposées sur chacun des plans coordonnés en un triangle rectangle ayant pour sommet l’origine des coordonnées[3], le plan de la plus grande projection est celui de l’hypothénuse de ce tétraèdre ; et la plus grande projection cherchée est cette hypothénuse elle-même[4].

Remarque. Lorsque, dans un tétraèdre trirectangle, les trois faces de l’angle droit sont données de grandeur, chacune de ces faces est aussi donnée d’espèce. La plus grande projection cherchée, ou l’hypothénuse de ce tétraèdre est la somme des projections de ses faces sur cette hypothénuse ; et partant, cette plus grande projection est la projection des sommes des projections des figures données sur les trois plans coordonnés.

§. 4.

On peut aussi exprimer la plus grande projection cherchée dans les figures données et dans les inclinaisons de leurs plans, deux à deux.

Qu’on développe, en effet, l’expression

Le coefficient du quarré de l’une des faces, telle que est

partant, ce développement comprend la somme des quarrés de toutes les figures données. Le coefficient du produit de deux faces, telles que et , est

et partant le double du cosinus de l’inclinaison entre elles des perpendiculaires à ces deux faces, ou le double du cosinus du supplément de l’inclinaison de ces deux faces. Partant, le quarré de la plus grande projection cherchée est l’excès de la somme des quarrés des figures proposées sur le double de la somme de leurs produits, deux à deux, par les cosinus de leurs inclinaisons (prises, intérieurement à la figure formée par les plans sur lesquels elles sont tracées).

§. 5.

Le résultat que je viens d’obtenir présente une analogie remarquable entre le sujet de ce mémoire et les propositions les plus générales de la polyhédrométrie. En effet, dans tout polyhèdre, le quarré de l’une des faces est égal à l’excès de la somme des quarrés des autres faces sur le double de la somme de leurs produits, deux à deux, par les cosinus de leurs inclinaisons[5]. Partant, si l’on conçoit un polyhèdre dont toutes les faces (excepté une) soient respectivement égales et parallèles aux figures données de grandeur, la face restante (si le polyhèdre est possible) est, soit quant à la grandeur, soit quant à la position, la plus grande projection des figures proposées.

En effet, une face quelconque d’un polyhèdre est, égale à la somme des produits de toutes les autres par les cosinus de leurs inclinaisons sur elle ; ou elle est la somme des projections sur son plan de toutes les faces restantes ; et la somme des projections de toutes les faces, excepté l’une d’elles, sur un plan quelconque, est égale à la projection de la face restante sur le même plan. Or cette dernière face est plus grande qu’aucune de ses projections faites sur un plan qui ne lui est pas parallèle ; partant la plus grande somme de projections de toutes les faces d’un polyhèdre, excepté une, est cette face restante.

Cette proposition est évidente, lorsque les premières faces font, avec la face restante (que j’appelle base), des angles aigus, pris intérieurement au polyhèdre. Lorsque quelqu’un de ces angles est obtus, l’expression somme se change en différence, en changeant les signes des cosinus qui répondent à des angles obtus.

La possibilité du polyhèdre proposé peut être éclaircie comme il suit. J’ai démontré (voyez mes Élémens d’analise géométrique, etc, pag. 25-28) la proposition suivante : D’un point pris dans l’intérieur d’un polyhèdre soient abaissées, sur ses faces, des perpendiculaires ; sur ces perpendiculaires soient prises, depuis ce point, des droites respectivement proportionnelles à ces faces, ce point est le centre des moyennes distances des extrémités de ces droites.

L’application de ce théorème au sujet de ce mémoire est évidente. D’un point, soient abaissées, sur les plans donnés de position, des perpendiculaires ; sur ces perpendiculaires soient prises, depuis le point , des droites respectivement proportionnelles aux figures données de grandeur (en tournant toujours dans un même sens). Si le point, se trouve être le centre des moyennes distances des extrémités de ces droites, la somme des projections des figures proposées sur un plan quelconque est zéro ; et partant la position du plan est indéterminée. Que le point ne soit pas le centre des moyennes distances des points donnés ; soit déterminé le point , tel que le point soit le centre des moyennes distances des points donnés et du point  ; la distance du point au point est proportionnelle à la plus grande somme de projections des figures proposées ; et tout plan perpendiculaire à la droite est l’un des plans parallèles entre eux sur lesquels a lieu cette plus grande projection.

§.6.

Ce que j’ai dit sur les projections des figures planes peut s’appliquer aux projections de quelques surfaces courbes, et, en particulier, il s’applique aisément aux projections des triangles et des polygones sphériques.

Soit un triangle sphérique, et qu’on demande le plan sur lequel on doit projeter ce triangle orthographiquement pour que la projection soit la plus grande possible.

Soit conçue la pyramide sphérique ayant pour base le triangle sphérique proposé, et ayant pour sommet le centre de la sphère à laquelle ce triangle appartient. La projection du triangle sphérique sur un plan quelconque est égale à la somme des projections des faces latérales de cette pyramide sur le même plan. Partant, la projection du triangle sphérique est la plus grande, lorsque la somme des projections des faces de la pyramide est la plus grande. Soient les faces de cette pyramide, et que leurs inclinaisons, deux à deux (prises intérieurement au solide) soient désignées par la plus grande projection du triangle sphérique est

La position du plan de plus grande projection se détermine comme il suit. Que les faces latérales de la pyramide sphérique soient conçues converties en triangles ayant le même sommet et les mêmes côtés adjacens, de manière que les triangles rectilignes égaux à ces faces deviennent les faces latérales d’une pyramide triangulaire. Le plan de la base de eette pyramide est le plan cherché de la plus grande projection du triangle sphérique proposé.

On ramène, de même, la projection d’un polygone sphérique, à la projection des faces (planes) d’une pyramide sphérique ; et partant, on détermine la position et la grandeur de la plus grande projection de ce polygone.

Remarque. La projection d’un polygone sphérique est composée d’espaces elliptiques, appartenant à des ellipses différentes dont l’espèce dépend des inclinaisons des faces de la pyramide sphérique sur le plan de projection ; et, malgré cette complication, la grandeur de la plus grande projection est facilement déterminée.

Post-Scriptum. Je me suis entretenu de l’objet de ce mémoire avec mon ami et collègue, M. le professeur Schaub : il m’a averti que M. Poisson avait traité le même sujet. En effet, dans le N.o 10 (avril 1808) de la Correspondance sur l’école polytechnique, se trouve un mémoire de ce profond mathématicien dont une partie est relative à l’objet principal de celui-ci. Il m’a été fort agréable de me rencontrer, dans le sujet d’une recherche, avec un savant aussi distingué. Cependant, je n’ai pas cru devoir supprimer mon travail. Nous avons suivi, pour parvenir au même but, des marches sensiblement différentes. Le rapprochement que je fais, des propriétés obtenues et des propositions fondamentales de la polyhédrométrie, me parait, en particulier, mériter l’attention des mathématiciens.

Séparateur

  1. Nous saisirons cette occasion pour exprimer le vœu qu’à l’exemple de M. Francœur, ceux qui écrivent des élémens de géométrie y introduisent l’importante notion des projections, que par-tout on suppose connue et qui n’est pour ainsi dire présentée nulle part ; cette notion, entre autres avantages, serait très-propre à abréger, et conséquemment à rendre plus clairs les énoncés d’un grand nombre de théorèmes. On dirait, par exemple : les quarrés des cordes qui, dans un demi-cercle, partent des extrémités du diamètre sont proportionnels à leurs projections sur ce diamètre. L’inclinaison d’une droite sur un plan, se mesure par l’angle que fait cette droite avec sa projection sur ce plan. etc., etc.
    (Note des éditeurs.)
  2. Ce théorème peut encore être démontré d’une manière assez simple et assez élégante en procédant comme il suit :

    Soit proposé de déterminer deux inconnues et au moyen des deux équations

    la première pourra être considérée comme appartenant à un cercle ayant son centre à l’origine des coordonnées rectangulaires et son rayon égal à , tandis que la seconde sera celle d’une droite. Ainsi les valeurs de et de qui résoudront le problème seront les coordonnées des points d’intersection de ces deux lignes, de manière que, généralement parlant, le problème aura deux solutions ; mais, comme la distance du centre du cercle à la droite a pour expression

    le problème ne sera possible qu’autant que cette quantité ne sera pas plus grande que

    Si maintenant on suppose indéterminé et qu’on demande quelles valeurs il faut donner à et pour qu’il soit le plus grand possible, comme est proportionnel à

    la question reviendra à rendre cette dernière quantité la plus grande possible ; il faudra donc poser

    d’où

    on aura donc

    éliminant donc entre cette équation et celle du cercle, il viendra, en développant, transposant, réduisant et extrayant la racine quarrée, comme dans le texte.

    (Note des éditeurs.)
  3. Il faut, en outre, que les deux côtés de l’angle droit de chacun de ces triangles soient respectivement égaux aux côtés des deux autres qui se trouvent situés sur les mêmes axes.
  4. Ce plan est très-facile à déterminer : soient, en effet, les segmens qu’il détermine sur les axes, à partir de l’origine, son équation sera

    on aura d’ailleurs

    d’où

    substituant ces valeurs dans l’équation du plan cherché, elle deviendra, toutes réductions faites,

    (Note des éditeurs.)
  5. Cette belle proposition est développée par Carnot, dans son ouvrage ingénieux intitulé : Géométrie de position. J’en avais envoyé le développement à l’Institut avant la publication de ce bel ouvrage. (Voyez les Mémoires présentés à l’Institut, et la note de cet auteur, P. 306). Il a été bien flatteur pour moi de me trouver d’accord avec ce grand géomètre, soit pour l’objet de mes recherches, soit pour la marche qui m’a conduit aux résultats obtenus.
    (Note de l’auteur.)