Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 09/Analise appliquée, article 1

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ARITHMÉTIQUE APPLIQUÉE.

Examen critique de quelques dispositions de notre code
d’instruction criminelle ;

Par M. Gergonne[1].
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Les ouvrages sortis de la main des hommes, quelque soin qu’ils apportent d’ailleurs à les perfectionner, décèlent toujours, par quelque côté, les bornes étroites de l’intelligence de leurs auteurs.

La législation compliquée d’un grand état, d’un état parvenu à un très-haut degré de civilisation, doit peut-être, plus que toutes autres créations humaines, offrir la preuve de cette vérité.

Toutefois, lorsque les imperfections dont la législation d’un pays se trouve entachée sont de nature à pouvoir être supportées, on ne doit songer à les faire disparaître qu’avec une prudente lenteur, en ne perdant jamais de vue que le mieux n’est que trop souvent l’ennemi du bien, et qu’à côté de l’avantage de perfectionner se trouve aussi le danger d’innover.

Mais, lorsque des dispositions législatives offrent un caractère de contradiction des plus manifestes ; lorsqu’elles font vouloir d’un côté à la loi ce que d’un autre elle déclare formellement ne vouloir pas ; lorsqu’il est évident que la discordance choquante qui se trouve exister entre ces dispositions n’a pu sérieusement entrer dans la pensée du législateur, et n’a sa source que dans une de ces distractions auxquelles il est presque impossible de se soustraire, dans un travail de quelque étendue ; lorsqu’enfin, et sur-tout la partie de la législation qui se trouve entachée de disparates aussi évidentes est celle qui décide chaque jour, sur tous les points d’un vaste empire, de la liberté, de l’honneur de la vie même des citoyens, il est alors du devoir de l’autorité d’en provoquer la réforme, dès qu’elles lui sont signalées ; comme il est du devoir de chacun de les signaler à l’autorité dès qu’il les a aperçues.

C’est dans la vue de remplir ce dernier devoir, autant qu’il est en nous, que nous consignons ici les réflexions suivantes.

Le Code d’instruction criminelle statue (art. 347, 350, 351),

1.o Que, lorsqu’un accusé est déclaré coupable par un jury, à la majorité de 8 voix au moins contre 4 au plus, il y a lieu à lui appliquer la peine.

2.o  Que, dans le cas d’un partage égal de suffrages, dans le jury, pour et contre l’accusé, l’avis favorable à cet accusé doit prévaloir.

3.o Que, dans l’un et dans l’autre de ces deux cas, la décision du jury ne peut être soumise à aucun recours.

4.o Mais que, dans le cas où l’accusé n’a été déclaré coupable du fait principal, par le jury, qu’à la simple majorité de 7 voix contre 5 les juges (qui, comme l’on sait, sont, dans nos cours d’assises, au nombre de 5) délibèrent entre eux sur ce même fait ; et qu’alors, si la simple majorité des juges et des jurés réunis estime que l’accusé n’est point coupable, l’avis favorable à cet accusé doit prévaloir.

Une conséquence forcée de cette dernière disposition est que, lorsque la simple majorité des juges et des jurés réunis estime l’accusé coupable, l’avis favorable à cet accusé ne doit point prévaloir ; et telle est, en effet, la jurisprudence uniforme de nos cours d’assises.

La loi statue donc que, dans le cas du recours aux juges, l’accusé sera déclaré coupable, s’il réunit seulement 9 voix contre lui, tant dans la cour que dans le jury.

Mais le recours aux juges ne peut avoir lieu que dans le seul cas où l’accusé n’a rencontré dans le jury que 7 voix seulement qui lui soient contraires.

La loi statue donc que, dans ce cas, l’accusé sera déclaré coupable, pourvu qu’il se trouve seulement dans la cour deux voix contre lui.

Mais lorsque, dans le sein de la cour, deux voix seulement sont contraires à l’accusé, trois voix lui sont nécessairement favorables, et conséquemment la cour doit être réputée le reconnaître innocent.

La loi statue donc que l’accusé sera reconnu coupable, si, ayant été déclaré tel par le jury, à une majorité jugée d’abord insuffisante, il est ensuite déclaré innocent par les juges, c’est-à-dire, par des hommes à qui, à raison d’un trop grand penchant présumé à la sévérité, la même loi n’a pas cru devoir confier exclusivement le destin de cet accusé.

La loi statue donc qu’un premier jugement dont l’expression lui semble trop équivoque peut recevoir d’un jugement tout contraire le complément de force qui lui manque ; elle statue qu’un nouveau poids, ajouté dans le bassin le plus élevé d’une balance inégalement chargée, la fera pencher davantage du côté du bassin le plus bas.

La loi, en donnant son attache à une décision prononcée par un jury, à la majorité de 8 voix contre 4, déclare par là qu’elle trouve, dans cette majorité, une garantie suffisante de la culpabilité de l’accusé. Mais, lorsqu’au contraire elle en appelle aux juges de la décision de ce même jury, dans le cas où elle n’est rendue qu’à la simple majorité de 7 voix contre 5 c’est qu’elle ne trouve plus, dans cette faible majorité, la garantie que l’autre lui offrait, et qu’elle veut lui trouver ailleurs un supplément qu’elle juge lui être nécessaire.

Mais, ce supplément de garantie, ce n’est, certes, pas dans une décision toute opposée de la part de la cour qu’elle doit se promettre de l’obtenir ; et c’est pourtant là qu’elle déclare le rencontrer.

L’opinion des juges, à raison de leurs habitudes, peut bien être suspectée, lorsqu’ils condamnent ; mais, par là même, lorsqu’ils absolvent, cette opinion doit recevoir de surcroit toute la confiance qu’on aura cru devoir lui refuser dans l’autre cas.

Et c’est pourtant par une sentence d’absolution d’un si grand poids que la loi prétend corroborer une condamnation prononcée par le jury, à une majorité équivoque.

Lorsque les opinions sont également partagées dans le jury, il peut souvent arriver que la cour, qu’on ne consulte pas alors, soit unanimement d’avis que l’accusé est coupable ; cet accusé a donc alors 11 voix contre lui, et 6 seulement qui lui sont favorables, et cependant il est absout de droit ; d’où l’on pourrait inférer que la loi ne pense pas que même une majorité de 11 voix contre 6 soit toujours suffisante pour condamner.

Et pourtant elle condamne, dans d’autres cas, à une simple majorité de 9 voix contre 8.

Et qu’on ne dise pas que le cas du recours aux juges est une sorte de cas d’exception, une sorte de hors-d’œuvre qui sort tout-à-fait de la règle commune ; car, outre que lorsqu’il est question des plus chers intérêts des citoyens, les cas d’exception ne doivent pas être moins soigneusement combinés que le principe général auquel ils dérogent ; il n’est malheureusement que trop connu aujourd’hui que, par l’effet d’une faiblesse tout au moins très-blâmable, ce que le législateur avait pu en effet n’envisager que comme une ressource pour des cas extraordinaires est devenu d’une application presque journalière ; attendu que les jurés, en dépit de leur conviction, arrangent communément leur déclaration de manière à rendre obligatoire l’intervention de la cour.

Nous pressentons une objection ; et nous nous hâtons d’y répondre. On dira peut-être qu’un accusé déclaré coupable par un jury ne peut que trouver avantageuse pour lui la ressource du recours aux juges, dont la décision qui, dans aucun cas, ne saurait aggraver sa situation, peut quelquefois la rendre meilleure.

Ce raisonnement pourrait tout au plus être admis, si, le recours à la décision des jugés étant purement facultatif de la part de l’accusé, la loi avait statué que, faute par lui d’en faire usage, la déclaration du jury, bien que rendue à une faible majorité, réglera son sort ; mais, encore un coup, la loi, qui reconnaît une majorité de 7 voix contre 5 trop faible pour condamner, doit, à plus forte raison, lui refuser sa confiance, lorsque la déclaration qui en résulte se trouve infirmée par une déclaration contraire de la cour.

On a peine à comprendre qu’une inconséquence aussi palpable ait pu se glisser dans notre législation ; on doit présumer du moins qu’elle n’aurait pas résisté à la lumière de la discussion, dans une assemblée législative qui n’aurait pas été réduite au silence. Voici pourtant de quelle manière elle aura pu passer sans être aperçue.

Si, comme nous venons de le faire, et comme on en a incontestablement le droit, on avait considéré la déclaration de la cour et celle du jury comme deux jugemens distincts et successifs relatifs au même fait, l’inconséquence que nous venons de signaler aurait probablement frappé tous les esprits. Mais on s’est sans doute contenté d’envisager les choses en masse ; on a considéré la cour et le jury comme formant un tribunal unique, composé de 17 juges ; et on s’est apparemment figuré qu’une majorité de 9 voix contre 8, dans un tel tribunal, offrait plus de garantie que celle de 7 voix contre 5, dans un autre tribunal, formé de 12 juges seulement.

Mais il est pourtant visible que c’est précisément le contraire ; et que les nombres 9 et 8, étant plus voisins de l’égalité que ne le sont les nombres 7 et 5 décèlent par là même une plus grande probabilité d’erreur dans le jugement qui en émane.

Ainsi, sous quelque point de vue que l’on veuille envisager la question, on parvient toujours aux mêmes conséquences finales.

Mais, pour réparer une erreur si grave et si manifeste, faudra-t-il donc bouleverser tout notre système de législation criminelle ? non, sans doute. Le remède pourrait certainement être appliqué de bien des manières diverses ; mais, si l’on veut atteindre au but par le moindre changement possible, il suffira simplement de remplacer l’article 351 du code, dont la rédaction est d’ailleurs d’une obscure prolixité, par un article conçu à peu près en ces termes.

351. Si néanmoins l’accusé n’est déclaré coupable du fait principal, par le jury, qu’à la simple majorité, les juges délibéreront entre eux sur ce même fait, aussi à la simple majorité, et, si leur décision n’est pas conforme à celle du jury, l’avis favorable à l’accusé prévaudra.

Au moyen d’une disposition si sage et si simple, la dignité de la cour ne sera jamais compromise, puisque son avis, toutes les fois qu’il aura été manifesté, sera inévitablement prépondérant ; l’accusé, dont le recours à la délibération de ses juges, pourra souvent améliorer la situation, sans que, dans aucun cas, il puisse la rendre plus fâcheuse, ne verra plus en eux qu’une autorité tutélaire et protectrice ; et il ne courra pas le risque d’être condamné à une majorité moindre que celle de 10 voix contre 7.

À la vérité, la garantie provenant de cette majorité se trouvera un peu inférieure à celle qu’offre une majorité de 8 voix contre 4 ; qui interdit le recours aux juges mais rien n’empêchera de considérer la première comme la véritable limite que la loi s’interdit de franchir, et en dedans de laquelle il lui sera, à plus forte raison, permis de se tenir dans certains cas. En un mot, on aura fait ainsi tout ce que la raison et l’équité peuvent rigoureusement exiger.

Que si, méditant une réforme générale de nos lois criminelles, on croyait pouvoir ajourner jusque là le changement partiel que nous venons de proposer ; nous nous croirions fondés à observer que les grandes réformes sont d’ordinaire et doivent même être longuement méditées ; tandis que tout délai, tout ajournement est un crime contre l’humanité, lorsqu’il s’agit de réparer une erreur évidente, qui peut chaque jour mettre en péril tout ce que les citoyens ont de plus cher et de plus précieux[2].

Veut-on savoir ce que dit le calcul sur la question qui nous occupe ? M. Laplace va nous l’apprendre[3] : suivant cet illustre géomètre, si, dans un tribunal composé de juges, un accusé est condamné à une majorité de voix contre l’erreur probable de ce jugement sera exprimée par la formule

Cela posé, soit d’abord cette formule se réduira à puis donc que la loi reconnaît la majorité de 8 voix contre 4 suffisante pour condamner, elle déclare tacitement qu’elle consent à ce que, sur jugemens, pris au hasard, il puisse s’en trouver qui soient erronés. C’est beaucoup, sans doute ; mais c’est un motif de plus pour ne pas s’exposer à des chances d’erreur plus probables.

Soit ensuite la formule deviendra puis donc que la loi reconnaît insuffisante une majorité de 7 voix contre 5, elle déclare tacitement qu’elle n’entend pas exposer les citoyens au risque de jugemens erronés, sur jugemens pris au hasard ; elle ne doit donc, dans aucun cas, exposer les citoyens à un risque plus considérable.

Soit encore la formule deviendra puis donc que, dans l’état actuel de notre législation criminelle, une condamnation est souvent prononcée à la majorité de 9 voix contre 8 ; il s’ensuit que la loi, après avoir prétendu garantir les citoyens du risque de jugemens erronés sur pris au hasard, les expose ensuite au risque, plus que double, de jugemens erronés, pris sur le même nombre.

Soit enfin la formule deviendra ainsi dans le système que nous proposons, le risque ne serait jamais, dans le cas même le plus défavorable, que celui de jugemens erronés, sur jugemens pris au hasard.

Nous devons observer, au surplus, pour rassurer ceux de nos lecteurs qui pourraient être effrayés d’un semblable risque, que la formule de M. Laplace suppose que la probabilité de la rectitude de l’opinion de chaque juge peut avoir indistinctement tous les degrés de valeur entre et tandis que, dans des matières criminelles sur-tout, des hommes d’élite ne se décident guère à se prononcer contre un accusé, à moins que la probabilité de sa culpabilité ne leur paraisse fort au-dessus de et très-voisine de l’unité ; à quoi on peut ajouter encore que, fort souvent, les juges ou les jurés font, dans l’intérêt de l’accusé, une déclaration contraire à leur véritable opinion, quelque fondée que cette opinion puisse d’ailleurs leur paraître.

Il faut pourtant excepter de ceci les jugemens relatifs à ce qu’on est convenu d’appeler délits politiques. Il n’arrive malheureusement que trop, en effet, que, dans ces sortes de jugemens, l’esprit de parti aveugle les juges et leur fausse la conscience à tel point que tantôt les indices les plus fugitifs suffisent pour les déterminer, et que tantôt, au contraire, les preuves les plus manifestes ne sauraient trouver accès dans leur esprit ; heureux encore lorsqu’ils ne votent pas contre leur conviction. Si l’on joint à cette considération que, dans de telles affaires, la crainte impose silence à la plupart des témoins soit à charge soit à décharge, ou leur fait supposer des faits, et que le moins qu’il puisse arriver est qu’ils exagèrent ou pallient des faits réels ; on sentira quel fond on doit faire, en général, sur des sentences, soit d’absolution soit de condamnation ; prononcées au milieu des troubles civils.

On se tromperait grossièrement si l’on se figurait que la question de législation qui vient de nous occuper est la seule où l’application du calcul soit nécessaire ; ces sortes de questions sont, au contraire, excessivement nombreuses. Pour en donner un nouvel exemple, sans sortir toutefois de ce qu’il y a de plus élémentaire, arrêtons-nous un moment sur la question des appels.

Considérons une suite de tribunaux subordonnés les uns aux autres, de telle manière que l’on puisse appeler devant chacun d’eux d’un jugement rendu par le tribunal qui lui est immédiatement inférieur. Soient respectivement le nombre des juges de ces divers tribunaux, du plus inférieur au plus élevé ; soient des nombres abstraits représentant le poids moyen de l’opinion de chaque juge dans chacun de ces tribunaux, respectivement.

Si l’on suppose d’abord qu’il n’y ait qu’un seul tribunal, il est clair qu’il sera suffisant, pour qu’un jugement soit rendu qu’il obtienne une majorité de voix contre mais il se pourra aussi que ce jugement soit rendu à l’unanimité.

Supposons, en second lieu, qu’il en soit ainsi ; mais que la voie de l’appel à un second tribunal soit ouverte à la partie lésée. Il lui suffira, pour obtenir gain de cause devant ce nouveau tribunal, d’y réunir une majorité de voix contre Il y aura donc, en faveur du second jugement, un poids et contre ce même jugement un poids Afin donc de ne point tomber dans l’absurde, il faudra qu’on ait

ou bien

étant une fraction positive si petite qu’on voudra. On tire de là

ainsi, quel que soit d’ailleurs le nombre des juges du second tribunal, il faut que le poids de l’opinion de chacun des juges qui le composent soit supérieure à autant de fois le poids de l’opinion d’un juge du premier qu’il y a des juges dans celui-ci.

Si l’on suppose que le premier des deux tribunaux n’a qu’un seul juge, on voit qu’alors, pour si peu que les juges du second tribunal soient plus éclairés que ce juge unique, nos conditions se trouveront remplies ; c’est le cas des appels, devant les tribunaux de première instance, des jugemens rendus par nos juges de paix.

Nos tribunaux de première instance étant eux-mêmes composé. de trois juges, on voit, par notre formule que, pour qu’un jugement rendu sur appel de ces tribunaux par nos cours royales puisse, dans tous les cas, être réputé conforme à l’équité, il faut admettre que les juges de ces cours ont une capacité plus que triple de celle des juges de première instance. C’est au lecteur à décider s’il pense qu’il en soit toujours ainsi.

Nous avons eu, durant plusieurs années, en France, un système de tribunaux civils, égaux en attribution, et tribunaux d’appel, les uns à l’égard des autres. Il est clair qu’alors on n’avait aucun motif de préférer l’opinion des juges de l’un de ces tribunaux à celle des juges de tout autre. Un tel ordre judiciaire était donc essentiellement vicieux, bien qu’on eût pris la précaution, autant que nous pouvons du moins nous en rappeler, de faire prononcer les jugemens sur appel par cinq juges. On voit, en effet, qu’après avoir gagné un procès en première instance à l’unanimité de 3 voix, on pouvait ensuite le perdre en appel, à la simple majorité de 3 voix contre 2 ; de sorte qu’on se trouvait condamné, bien qu’on eût eu 5 voix en sa faveur, et 3 seulement contre soi. Voilà à quoi peuvent être exposés les citoyens, avec des législateurs étrangers, pour la plupart, aux premières notions du calcul ; et il continuera d’en être ainsi tout aussi long-temps qu’on persistera à ne considérer l’étude des sciences exactes que comme propre seulement à former des artilleurs, des ingénieurs, des astronomes et des marins.

J’ai supposé tout-à-l’heure que le jugement du second tribunal n’était rendu qu’à la simple majorité. Supposons présentement qu’il le soit à l’unanimité, et dans le même sens que celui du premier, mais que la voie de l’appel à un troisième tribunal soit ouverte à la partie perdante. Supposons enfin que, devant celui-ci, elle obtienne gain de cause à la simple majorité ; alors le poids de l’opinion, en faveur de l’arrêt définitif, aura pour expression

et le poids de l’opinion contraire sera exprimé par

afin donc que l’opinion du plus grand poids ne se trouve pas être l’opinion contraire à cet arrêt ; on devra avoir

qui devient, en réduisant,

ou encore

étant une nouvelle fraction positive si petite qu’on voudra. Éliminant donc entre cette équation et l’équation

trouvée ci-dessus, on obtiendra

La fraction qui commence le second membre de celle équation pouvant être si peu au-dessous de l’unité qu’on voudra, peut être représentée par étant une fraction positive si petite qu’on voudra ; représentant ensuite par qui pourra être une très-petite fraction, positive ou négative, ou même zéro, on aura

ce qui nous apprend que le poids moyen de l’opinion de chacun des juges du troisième tribunal doit être au moins autant de fois plus grand que le poids de l’opinion de chacun des juges du second qu’il y a d’unités dans le double du nombre des juges qui forment la majorité de celui-ci.

Ainsi, par exemple, nos cours royales rendant communément leurs arrêts à 7 juges, dont la majorité est 4 ; pour que, dans le cas du recours en cassation, on ne soit jamais exposé à craindre que l’opinion contraire à l’arrêt définitif soit d’un plus grand poids que celle qui lui est favorable, on est contraint d’admettre qu’un juge en cassation est communément 8 fois plus éclairé qu’un juge en cour royale, et conséquemment au moins 24 fois plus qu’un juge de première instance.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analise, qui ne saurait offrir de difficulté d’après ce qui précède. Nous nous bornerons seulement à observer que d’une part nous avons tacitement supposé que toutes les requêtes en cassation étaient indistinctement admises, tandis que leur admission est le résultat d’un jugement préalable, ce qui complique encore la question ; et que d’une autre, la cour de cassation jugeait, comme les cours royales, du fond même de l’affaire, et en jugeait souverainement ; tandis qu’elle ne juge réellement que de la forme ; et que l’opposition de son opinion avec celle d’une cour royale n’entraîne qu’un renvoi devant une autre cour.

Ne négligeons pas cependant une dernière considération : c’est qu’il ne suffirait pas, pour justifier le système des appels, système très-coûteux pour le gouvernement et pour les plaideurs, d’organiser les tribunaux de telle sorte que l’opinion en faveur du dernier arrêt eût constamment plus de poids que l’opinion opposée ; il faudrait, en outre, que ce dernier arrêt fût plus probablement conforme à la vérité qu’aucun de ceux qui l’auraient précédé ; mais ceci entraînerait des recherches très-délicates, dans lesquelles nous ne saurions nous engager pour le présent.


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  1. Les réflexions que l’on va lire avaient été adressées à M. le baron Pasquier, peu après son avènement au ministère de la justice : l’auteur n’en a eu depuis aucune nouvelle. Il ne serait pas sans exemple que quelque commis se les fut appropriées et les eut présentées sous son nom au ministre. S’il en était ainsi, l’auteur n’en concevrait aucun regret, car, après tout, pourvu que le bien s’opère, il importe assez peu que ce soit par telle voie ou par telle autre.

    Cependant, comme il se pourrait, en toute rigueur, que la note adressée à M. le garde des sceaux eût été égarée, on a pensé qu’à une époque où l’on paraît songer sérieusement à la réforme de notre législation criminelle, il pouvait n’être pas sans intérêt et sans utilité de la reproduire ici ; non toutefois que les hommes chargés de ce soin lisent des recueils de la nature de celui-ci ; mais soit parce que ceux qui les lisent peuvent éclairer, sur l’objet en question, ceux qui ne les lisent pas, soit encore parce que cet article, n’exigeant pour être compris que les notions de calcul les plus élémentaires, peut, à ce titre, être transporté, sans inconvénient, dans des ouvrages périodiques plus accessibles au commun des lecteurs.

  2. Ici se termine la note à M. le garde des sceaux.
  3. Théorie analitique des probabilités, premier supplément, page 33.