Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 11/Statique, article 1

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QUESTIONS RÉSOLUES.

Démonstration des deux théorèmes de géométrie énoncés
à la page 
289 du IX.e volume de ce recueil ;

Par M. Gergonne.
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Le modeste auteur des deux beaux théorèmes que nous allons démontrer y avait attaché jusqu’ici trop peu d’importance pour songer à nous en fournir lui-même la démonstration que d’ailleurs nous avions vainement cherchée de notre côté. Nous désespérions donc de pouvoir suppléer à son silence, lorsque M. le capitaine Poncelet, lié d’amitié avec lui, a bien voulu nous apprendre que ces théorèmes étaient fondés sur des principes de statique analogues à ceux que nous avions nous-mêmes appliqués, quelques pages auparavant (tom. IX, page 281), à d’autres recherches géométriques. Ce trait de lumière nous a suffi pour parvenir au but que nous nous étions proposé, et qui paraîtrait assez difficile à atteindre par toute autre voie ; ce qui offre une nouvelle preuve de l’utilité de la statique dans la géométrie.

THÉORÈME I. Soient pris arbitrairement, sur un plan, points que l’on numérotera et désignera, à volonté, par

Soient joints chacun de ces points, à partir du point , à celui qui porte le numéro immédiatement supérieur, jusqu’au dernier par des droites qui seront évidemment au nombre de et soient respectivement désignées ces droites par les deux points qui les déterminent en cette manière

Sur la direction de chacune de ces droites, soit pris arbitrairement un point ; et soit désigné chacun des points ainsi choisis par les deux numéros qui désignent la droite sur laquelle il se trouve situé, ainsi qu’il suit ;

Soient joints, deux à deux, par de nouvelles droites, ceux de ces points et des premiers dont les indices renferment en tout trois nombres consécutifs de la suite naturelle, sans répétitions ni lacunes ; et soient désignées les droites de cette nouvelle série, au nombre de par l’ensemble des indices des deux points qui les déterminent, en cette manière

les droites qui, deux à deux, auront les mêmes nombres à leurs indices se couperont, en général, et donneront ainsi points d’intersection, que nous désignerons respectivement par l’ensemble des nombres qui forment les indices de ces droites, en cette manière

Soient de même joints, deux à deux, par de nouvelles droites, ceux des points des trois séries dont les indices renferment, en tout, quatre nombres consécutifs de la suite naturelle, sans répétition ni lacune ; et soit désignées les droites de cette troisième série, au nombre de par l’ensemble des indices des deux points qui les déterminent, en cette manière

il arrivera que les droites qui, trois à trois, auront les mêmes nombres à leurs indices (et ce sont ici, comme on le voit, celle qui appartiennent à une même colonne verticale) se couperont au même point, de sorte qu’elles ne fournirons que points d’intersection, que nous désignerons respectivement par les nombres qui forment les indices de ces droites, en cette manière

En poursuivant le même procédé, avec les mêmes attentions nous obtiendrons une quatrième série de droite, au nombre de concourant, quatre à quatre, en un même point, n’ayant ainsi que intersections, puis une cinquième série de droit, au nombre de concourant, cinq à cinq, en un même point, et n’ayant ainsi que intersections ; de sorte que nous arriverons finalement à droite concourant toutes en un point unique, désigné par

Démonstration. Comme un plus grand nombre de points ne peut qu’alonger la démonstration du théorème, sans la rendre plus difficile ; afin de fixer les idées, et pour être en même temps plus clairs et plus briefs, nous supposerons que les points dont il s’agit ne sont qu’au nombre de cinq seulement, situés d’ailleurs d’une manière quelconque sur un plan, et respectivement désignés par

de sorte que les quatre droites qui les joindront consécutivement, deux à deux ; seront

Supposons que ces points soient des masses quelconques, positives ou négatives, dont il s’agit de trouver le centre commun de gravité, à cause de l’indétermination de ces masses, on pourra toujours supposer que les quatre points

pris arbitrairement et respectivement sur nos quatre droites, sont les centres communs de gravité respectifs des masses

Il est clair, en second lieu, que les droites

ainsi que les droites

contiendront respectivement les centres communs de gravité des trois systèmes de trois masses

d’où il suit que les points d’intersection

seront les centres de gravité respectifs de ces trois mêmes systèmes.

Concluons de là que les droites

que les droites

et les droites

contiendront également les centres de gravité respectifs des deux systèmes de quatre masses

de sorte que les trois premières droites concourront en un premier point, et les trois dernières en un second point que l’on pourra respectivement désigner par

et qui seront les centres de gravité respectifs de ces mêmes systèmes.

Or, de tout ce qui précède, il suit que les quatre droites

contiennent également le centre commun de gravité des cinq masses proposées ; puis donc que ce centre de gravité est unique, il s’ensuit que ces quatre droites se coupent en un seul et même point, que l’on peut désigner, par

et qui est lui-même ce centre de gravité.

THÉORÈME II. Soient droites arbitraires et indéfinies, tracées sur un même plan, que l’on numérotera et désignera, à volonté, par

Désignons l’intersection de chaque droite avec celle qui porte le numéro immédiatement supérieur, de la première à la dernière, par l’ensemble de leurs indices, en cette manière

Par chacun de ces points, soit menée une droite arbitraire et désignons les droites ainsi menées par les numéros des deux droites primitives par l’intersection desquelles elles passent respectivement, ainsi qu’il suit :

Considérons, deux à deux, les intersections des droites des deux séries dont les indices renferment, en tout, trois nombres consécutifs de la suite naturelle, sans répétition ni lacune ; et soient désignés les points de cette nouvelle série, au nombre de par l’ensemble des indices des deux droites qui les déterminent, en cette manière

les points qui, deux à deux, porteront les mêmes nombres à leurs indices détermineront une nouvelle série de droites, que nous désignerons respectivement par l’ensemble des nombres qui forment les indices de ces points, en cette manière

Soient de même considérées, deux à deux, les intersections des droites des trois séries dont les indices renferment, en tout, quatre nombres consécutifs de la suite naturelle, sans répétition ni lacune ; et soient désignés les points de cette troisième série, au nombre de par l’ensemble des indices des droites qui les déterminent, en cette manière

il arrivera que les points qui, trois à trois, auront les mêmes nombres à leurs indices (et ce sont ici, comme on le voit, ceux qui appartiennent à une même colonne verticale) seront situés sur une même ligne droite, et ne détermineront ainsi que nouvelles droites, que nous désignerons respectivement par les nombres qui forment les indices de ces points, en cette manière

En poursuivant le même procédé, avec les mêmes attentions, nous obtiendrons une quatrième série de points, au nombre de situés, quatre à quatre, sur une même droite, et ne déterminant ainsi que nouvelles droites, puis une cinquième série de points, au nombre de situés, cinq à cinq, sur une même droite, et ne déterminant ainsi que nouvelles droites ; de sorte que nous arriverons finalement à points situés sur une droite unique, désignée par

Démonstration. Pour les mêmes raisons déjà déduites ci-dessus nous ne supposerons seulement que cinq droites données, et respectivement désignées par

de sorte que leurs quatre points d’intersections consécutives seront

Supposons que ces droites soient les directions de cinq forces d’un même système dont il s’agit de trouver la résultante ; à cause de la complète indétermination du sens et de l’intensité de ces forces, on pourra toujours supposer que les quatre droites arbitraires

sont les directions respectives des résultantes des couples de forces

et et et et

Il est clair, en second lieu, que les points

ainsi que les points

seront respectivement sur la direction des résultantes des systèmes de trois forces

d’où il suit que les droites

déterminées par les points correspondans, seront les directions même des résultantes de ces systèmes de forces.

Concluons de là que les points

que les points

et les points

seront également situés sur les résultantes respectives des systèmes de quatre forces

de sorte que les trois premiers sont sur une même droite, et les trois derniers sur une autre droite, lesquelles peuvent être respectivement désignées par

et sont les directions respectives des résultantes de ces deux systèmes.

Or, de tout ce qui précède, il suit que les quatre points

sont également situés sur la résultante commune des cinq forces proposées ; puis donc que cette résultante est unique, il s’ensuit que ces quatre points sont sur une même droite, que l’on peut désigner par

et qui est elle-même la direction de la résultante générale du système.

On voit que ces deux théorèmes ont entre eux une correspondance parfaite. Cette correspondance est même telle que chacun d’eux peut facilement être déduit comme conséquence de l’autre. Concevons, en effet, qu’ayant tracé sur un plan une section conique quelconque, et qu’ayant aussi tracé sur ce même plan la figure relative à l’un quelconque de ces deux théorèmes, on détermine ensuite les pôles des droites et les polaires des points de cette figure, par rapport à la section conique dont il s’agit ; en se rappelant que les pôles des droites qui concourent en un même point appartiennent à une même droite, et qu’à l’inverse les polaires des points qui appartiennent à une même droite concourent en un même point, on verra clairement que les pôles et polaires ainsi tracés formeront la figure relative à l’autre théorème, qui se trouvera ainsi démontré à l’aide de celui-là.

Si l’on considère la figure relative à l’un quelconque de ces deux théorèmes comme la base d’une pyramide ayant son sommet en un point quelconque, et que, par ce sommet, on conçoive des droites menées à tous les points et des plans menés à toutes les droites de la figure, on apercevra sur-le-champ que nos théorèmes ont leurs analogues relativement à des systèmes de droites et de plans indéfinis, concourant en un même point.

Si l’on suppose enfin que ce point de concours des droites ou des plans est le centre d’une sphère, on verra que nos deux théorèmes doivent encore avoir lieu sur la surface sphérique ; pourvu qu’on y remplace les droites par des arcs de grands cercles.

Si l’on suppose, dans le premier des deux théorèmes, que certaines masses sont égales et de signes contraires, ou dans le second, que certaines forces forment des couples, ce qui éloignera soit le centre commun de gravité, soit la résultante à l’infini ; ces circonstances introduiront, dans l’énoncé des deux théorèmes, des modifications plus longues à expliquer, à raison de l’infinie variété dont elles sont susceptibles, qu’elles ne sont difficiles à concevoir.

On peut ensuite appliquer à chaque polygone, en particulier, à partir du quadrilatère, soit les théorèmes généraux, soit ces théorèmes modifiés de la manière qu’il vient d’être dit ; de sorte que nos deux théorèmes peuvent être envisagés, en quelque sorte, comme des magasins de propriétés des polygones, desquelles on peut ensuite facilement déduire la solution d’une multitude de problèmes du genre de ceux qui ont été récemment traités par M. le professeur Brianchon, dans son Application de la théorie des transversales. Ainsi, nos deux théorèmes ne se recommandent pas moins par l’utilité pratique qu’on en peut tirer que par leur élégante généralité,

Nous ne devons pas quitter ce sujet sans faire observer que si, pour plus de symétrie entre les deux théorèmes, nous avons supposé, dans le premier, que les points donnés, étaient situés sur un même plan ; le théorème n’en est pas moins vrai, lorsque ces points sont distribués d’une manière quelconque dans l’espace ; il n’y a même pas alors un seul mot à changer à sa démonstration. Mais, on ne saurait, au contraire, donner une extension analogue à l’autre théorème ; attendu que, tandis que deux points sont toujours sur une même droite, deux droites ne concourent pas toujours en un même point.


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