Annales et antiquités du Rajasthan

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ANNALES
ET
ANTIQUITÉS DU RAJASTHAN,
PAR M. LE COLONEL JAMES TOD[1].

Par sa mission long-temps prolongée d’agent politique auprès des états qui sont le sujet de son ouvrage, le colonel Tod a été à même de puiser aux meilleures sources, et offre pour l’authenticité de ses documens une garantie que l’on trouve trop rarement dans les productions du même genre. Nous devons avouer cependant que plus d’une fois il se livre à des inductions qui auraient besoin d’être appuyées par des preuves plus satisfaisantes que celles qu’il apporte. Ainsi Boudha et Mercure sont à ses yeux le même individu, de même que Menou, Osiris, Bacchus et Menès, lui paraissent n’être autre chose que Noé. Un fragment assez considérable de l’ouvrage est consacré à établir des rapprochemens entre les peuples du Rajasthan et les tribus des Scythes, et l’auteur ne craint pas d’appuyer sa théorie sur des autorités qui nous paraissent très-apocryphes. Les points d’analogie et de comparaison qu’il présente sont fort ingénieux sans doute ; ils pourraient cependant s’appliquer assez souvent avec la même facilité à tous autres peuples qu’à ceux dont il s’agit. Mais sans prolonger cette légère critique sur un ouvrage extrêmement curieux et intéressant sous plus d’un rapport, jetons un coup d’œil rapide sur les contrées dont il donne la description.

Le Rajasthan occupe un espace de huit degrés en latitude et de neuf en longitude, ce qui donne une étendue carrée de 350,000 milles. Il est borné à l’Ouest par la vallée de l’Indus, à l’Est par le Bundelcand, au Nord par le désert de sable appelé Jungul, et au Sud par les montagnes Vindya. Ce pays est habité par une race royale, car telle est, selon le colonel Tod, la signification attachée au nom de ce peuple qui, à une époque reculée, soumit la population indigène de l’Inde, et conserve encore l’orgueil de son origine. Il dédaigne la charrue et ne combat qu’à cheval. Cependant la distinction des castes est sévèrement marquée, et la manière dont les honneurs et les rangs sont distribués semble indiquer une très-ancienne civilisation. Un homme d’un rang supérieur a une bannière ; sa marche est précédée par des tambours et un héraut ; il reçoit périodiquement certaines redevances qui lui sont accordées en récompense de quelques services rendus par ses ancêtres. Ceux qui forment la cour et l’entourage du prince montrent fréquemment l’audace et la turbulence qui caractérisaient les grands vassaux de notre ancien système féodal, et il serait assez souvent facile de confondre le chef suprême avec ses subordonnés. Ces priviléges aristocratiques sont héréditaires. Lorsque le Rana d’Odipour quitte la capitale, le gouvernement de la ville et l’administration du palais sont remis au chef du saloumbra. C’est encore ce chef qui, à l’installation d’un souverain, est chargé de lui ceindre l’épée et de lui remettre les insignes de sa puissance. Les lois relatives à la succession au trône posent une barrière insurmontable à l’usurpation que ce ministre tout puissant oserait tenter ; mais lorsque c’est un homme de talent et de capacité, il n’en possède pas moins le pouvoir réel, et dans ce cas le prince n’est qu’un simulacre de souverain.

Des priviléges héréditaires, tels que celui de se trouver à l’avant-garde, sont quelquefois réclamés par plusieurs familles. L’histoire en fournit un exemple qui peut également donner une juste idée de l’intrépidité de ces peuples. À l’attaque d’Ontala, place forte de la frontière, on fut arrêté par la réclamation des Chondawuts et des Sucktawuts qui prétendaient former exclusivement l’avant garde. Le Rana décida que cet avantage appartiendrait de droit à celui des deux clans qui pénétrerait le premier dans Ontala. Ils se précipitèrent à la fois et arrivèrent ensemble à la place, dont les Sucktawuts tentèrent d’enfoncer les portes, tandis que les Chondawuts escaladèrent les remparts. Le chef des premiers comptait sur les éléphans qu’il avait sous ses ordres ; mais ces animaux ne pouvaient faire usage de leurs forces, arrêtés par des pointes en fer qui garnissaient les portes. Désespéré de cet obstacle, il plaça son corps contre les pointes, ordonna de faire avancer les éléphans, et bientôt roula en lambeaux dans la place avec les débris de la porte. Mais cet acte inoui d’audace et de dévouement ne donna pas à sa troupe l’avantage qu’il en attendait ; car le chef de la tribu rivale étant tombé mort au pied des remparts, un de ses guerriers le saisit, l’attacha sur ses épaules, parvint, la lance au poing, jusque sur le parapet, et jeta dans la place le corps mutilé de son prince, en s’écriant : « L’avant-garde est aux Chondawuts, ils sont arrivés les premiers. »

On peut croire que chez de tels hommes l’ardeur de la vengeance est portée jusqu’à la fureur. En effet, aucune considération divine ou humaine, aucune loi ne peut engager à accorder le pardon d’une offense. L’exaltation de ces passions est entretenue par l’usage habituel et exclusif de l’opium. La première offre que fait un hôte à celui qui vient le visiter est une prise de ce poison ; lorsque, dans un jour de fête, plusieurs amis se réunissent pour renouveler et resserrer les liens de leur amitié, on fait circuler à la ronde une grande coupe contenant une dissolution d’opium à laquelle goûtent tous les assistans. Ce breuvage produit une vive excitation uniformément suivie par un abattement plus grand encore, et qui laisse le corps et l’intelligence dans une espèce de long anéantissement.

Le jeu est, pour ainsi dire, un autre enivrement auquel ces peuples s’abandonnent sans réserve. Ils jouent leur argent, leurs propriétés, leurs femmes, leur liberté, et quelquefois perdent le tout ensemble. Yovdishtra jouant contre Duryodhana perdit le trône de l’Inde ; il joua la belle et vertueuse Droupolivi, et la perdit également ; enfin, mettant au jeu sa liberté, il fut obligé de s’exiler du pays pendant douze ans. À la prise d’Ontala dont nous venons de parler, deux chefs mogols étaient à faire une partie d’échecs lorsqu’on leur annonça l’attaque de la ville. Ils continuèrent malgré l’assaut, et se virent bientôt entourés d’ennemis auxquels ils demandèrent pour toute grâce la faculté de terminer leur partie, ce qu’ils ne pouvaient manquer d’obtenir de la part de leurs vainqueurs. Mais à la fin de cette partie, et lorsque l’intérêt qu’elle avait fait naître fut éteint, ils furent mis à mort l’un et l’autre.

Les armes en usage dans le pays sont de toute beauté et d’un grand prix. On se sert de préférence du sabre légèrement recourbé comme le damas ; mais les lames droites et à deux tranchans sont assez communes. Les fusils à deux coups sont du travail le plus fini et ornés d’or et de perles. L’intérieur des boucliers en peau de rhinocéros est orné de riches dessins et de peintures élégantes. Ainsi que l’arc de corne de buffle et le dard à tige de roseau, ces armes faites pour la guerre servent également aux jeux de la paix auxquels on initie dès l’âge le plus tendre les enfans eux-mêmes. Pour exercer leurs bras, et peut-être pour les accoutumer à voir sans crainte couler le sang, on leur apprend avec de petits sabres légers à faire sauter la tête des chiens et des chats. Il est assez naturel qu’une pareille éducation produise le courage et la férocité qui distinguent éminemment cette race d’hommes.

Les maisons du Rajasthan n’ont pas de meubles. Le plafond est souvent peint ou doré, et supporté par des colonnes ; les murs ne présentent qu’une masse de glaces, de porcelaines et de marbres ; mais cette brillante enveloppe ne renferme rien. Un tapis tient lieu à la fois de chaises, de tables et de lits, et les visiteurs s’y placent selon leur rang ou leur fortune.

De même que dans tout l’Orient, les femmes du Rajasthan ne sont point libres ; mais ici leur réclusion n’a rien qui puisse répondre à l’idée de honte et de faiblesse que nous attachons à ce mot : leurs époux, qui ne cessent jamais d’être amans, les traitent constamment avec ces égards et cette déférence qui pourraient faire croire à des Européens qu’ils sont soumis à leurs caprices. Mais cette conduite n’est que la juste récompense due à des femmes qui partagent tous les sentimens de leurs belliqueux époux, et qui punissent par le mépris l’oubli des devoirs ou le manque de courage. Lorsque Jesswunt-Sing fit la guerre à Aureng-Zeb, il fut contraint de fuir, après un combat sanglant, laissant dix mille hommes sur le champ de bataille. Il s’était défendu avec une valeur désespérée, entouré par un ennemi supérieur en nombre qui enveloppait de tous côtés ses derniers défenseurs. Cependant, lorsqu’il arriva à son château, son épouse, fille du Rana d’Ordipour, en fit fermer les portes et refusa de le recevoir, indignée de sa lâcheté.

« Lorsqu’elle apprit ce qui s’était passé, dit un auteur qui raconte le fait, au lieu d’envoyer au devant de son époux quelqu’un pour le consoler, elle s’écria que ce n’était point son mari, et défendit de le laisser pénétrer dans la forteresse, ajoutant que le gendre d’un Rana n’aurait point oublié que son devoir était de vaincre ou de mourir. Peu de temps après, elle fit dresser son bûcher, et dit qu’on l’avait trompée, que son époux devait être mort, et que son devoir à elle-même était de se brûler. Elle ne quitta cette résolution que pour accabler Jesswunt-Sing de reproches, et passa neuf jours entiers dans des alternatives de fureur et d’abattement, dont elle ne sortit que lorsque sa mère fut parvenue à la calmer en l’assurant que son mari, à la tête d’une nouvelle armée, allait de nouveau tenter le sort des combats et réparer son honneur. »

Cet héroïsme des femmes n’est pas chez elles une vaine théorie. L’épouse du rajah aurait agi, si la circonstance l’eût exigé, avec autant de fermeté qu’il paraissait y en avoir dans ses sentimens. Lorsque la belle reine de Ganore, traînée de forteresse en forteresse, fut dépouillée de sa puissance par l’ennemi qui l’avait réduite en captivité, elle obtint des conditions qui ne pouvaient pas être déshonorantes, même à une souveraine. Le vainqueur la supplia de devenir son épouse et de régner sur son peuple et sur lui. Persuadée de l’inutilité d’un refus, la reine accepta cette offre, et désigna le jour où elle devait être réalisée. Couvert de vêtemens somptueux qui avaient appartenu à la cour de Ganore, et qu’il tenait des mains de sa future, le khan se rendit sur une haute terrasse où la cérémonie devait avoir lieu, et se plaça à côté de la reine qui déjà l’y avait précédé. Mais aussitôt il éprouva les atteintes d’un mal inconnu ; il demanda à boire à grands cris, et arracha par lambeaux la robe qui couvrait son sein brûlant. « Khan, lui dit la reine avec calme, les vêtemens que vous portez sont empoisonnés. Notre mariage et notre mort vont avoir lieu en même temps ; c’est le seul moyen que vous m’avez laissé d’échapper à mon déshonneur. » À ces mots, elle se précipita dans les flots qui coulaient au pied de la terrasse.

La fille d’un puissant chef des Mohils, fiancée à l’héritier du souverain de Mundore, conçut une vive passion pour un personnage de la cour. Flatté de cet honneur et de la préférence dont il était l’objet, celui-ci reçut la main de celle qui l’avait choisi, et, après la cérémonie des noces, il la conduisit dans une forteresse qu’il commandait au milieu des montagnes, escorté par sept cents cavaliers. À peine engagée dans les défilés, la petite troupe rencontra, à la tête de quatre mille hommes, le prince dont l’amour avait été dédaigné ; mais loin de profiter de l’avantage du nombre, il commença avec ses ennemis une série de combats singuliers, suivant toutes les formes de l’ancienne chevalerie, jusqu’à ce qu’enfin il en vînt à son rival, auquel il donna la mort après une lutte où ils montrèrent l’un et l’autre autant de loyauté que de bravoure. À cet aspect, la princesse eut le courage inoui de trancher elle-même d’un coup de cimeterre son bras gauche qu’elle envoya à son beau-père comme un gage de son intrépidité. Elle ordonna en même temps qu’on lui coupât le bras droit, et qu’on le remît à sa famille avec les bracelets qui l’ornaient. Le bûcher fut élevé sur le lieu même où le combat s’était passé, et la jeune femme voulut y périr au milieu des flammes, serrant contre son cœur avec les restes mutilés et sanglans de ses bras, le corps de son époux.

Voici une autre anecdote qui prouve que la force physique égale souvent le courage chez les femmes de ces contrées. Une paysanne, qui portait à dîner à son mari occupé au travail des champs près de Puchpuhar, vit un ours énorme venir droit à elle. Elle se réfugia derrière un gros arbre où son ennemi la poursuivit. Elle y mit un terme en s’arrêtant, et saisit les pattes de l’ours au moment où il embrassait le tronc de l’arbre. En vain essaya-t-il à droite et à gauche d’atteindre avec les dents les mains qui semblaient le clouer à cet endroit, il ne put y parvenir. Cependant cette position ne pouvait être long-temps tenable, lorsque la pauvre paysanne vit heureusement, passer un soldat ; elle l’appela, et le pria de prendre sa place pour quelques instans : celui-ci y consentit sans peine, et crut avoir contracté une tâche facile à remplir. Mais il ne tarda pas à rappeler à son secours la femme qui s’éloignait en riant, et qui lui conseillait de l’attendre pendant quelques minutes. En effet, elle revint bientôt avec son mari, qui tua l’ours d’un coup de cognée.

Malgré les brillantes qualités qui distinguent ces femmes, leur destinée n’en est pas moins rigoureuse. Une mort violente les menace à toutes les périodes de leur existence, et elles ont d’autant moins de chances d’échapper à ce sort cruel, qu’elles sont douées de plus de charmes et d’amabilité. Elles éprouvent, d’ailleurs, la plus grande difficulté à former des unions convenables, par suite des lois relatives à l’inceste et de la multiplicité des cas où il est considéré avoir lieu. Non-seulement il est défendu de contracter mariage entre les individus de la même famille patriarcale, mais entre ceux de la même tribu. Ainsi, quoique huit siècles se soient écoulés depuis l’époque où les deux grandes subdivisions des Gehlotes se sont formées, les hommes de l’une de ces branches regardent encore comme leurs sœurs les femmes de l’autre. D’après cela, les parens d’une jeune fille sont forcés de lui chercher un époux au loin, et quand ils l’ont trouvé, les frais des fêtes qu’ils sont obligés de donner entraînent la ruine de leur famille. Aussi la naissance d’une fille est-elle regardée comme une calamité.

La loi prescrit à la femme de se brûler sur le tombeau de son mari. Le nom de veuve est pour les femmes de ces contrées l’épithète la plus outrageante dont on puisse les flétrir. Cette coutume barbare remonte aux siècles les plus reculés ; et sans doute les premiers législateurs qui l’instituèrent ne le firent point sans de puissans motifs. Les femmes du Rajasthan, comme on l’a vu, sont douées d’un caractère plus indomptable encore que celui des hommes. Mais appartenant au sexe le plus faible, ce n’est point à force ouverte qu’elles peuvent assouvir leur haine ou leur vengeance, et il est à présumer que plus d’une fois, à des époques reculées, le poison servit secrètement dans les ménages l’une ou l’autre de ces deux passions. Il était donc d’une politique habile de faire dépendre l’existence de la femme de celle de son mari. Il est à remarquer cependant que cet usage terrible et si généralement adopté n’est pas exactement précisé dans les institutes de Menou, lois authentiquement reconnues. « Une femme vertueuse, dit-il, obtient le ciel en se dévouant, après la mort de son époux, à une religieuse austérité ; mais une veuve qui se remarie attire sur elle des malheurs ici-bas et sera exclue de la compagnie de son mari. » L’empereur Djïhânguir défendit que, dans aucune circonstance, il fût permis à une mère de famille de se brûler, quoiqu’elle parût le désirer. Ainsi que le fait observer M. Tod, si les doctrines de Menou, réunies aux autres documens relatifs à cet objet, étaient imprimées, répandues dans le public et appuyées par les missionnaires anglais, ce serait sans doute un moyen des plus efficaces pour parvenir à l’abolition du suttisme.

Nous aurions désiré pouvoir ajouter ici quelques détails sur les cérémonies religieuses de ces peuples. L’espace dont il nous est permis de disposer nous en prive, et nous nous bornerons à rapporter que l’année entière est remplie par des fêtes consacrées au culte, fêtes que le peuple considère cependant comme autant de représentations théâtrales. La plus remarquable et la plus belle est celle qu’on célèbre en l’honneur de Gouri, déesse de l’abondance. Elle a lieu à l’équinoxe du printemps, et la statue de la déesse, peinte des couleurs des grains au moment de la moisson, tient dans sa main le lothus. Les femmes dansent autour de cette statue et la supplient d’être favorable à leurs époux, auxquels elles présentent de jeunes épis qu’ils placent sur leurs turbans. Seules elles sont admises à célébrer cette fête où aucun homme ne figure, et qui se prolonge pendant plusieurs jours avec les cérémonies les plus diverses et les plus animées.

On trouvera encore une foule de détails du plus haut intérêt dans cet ouvrage, précieux surtout pour ceux qui se livrent à des recherches sur l’histoire et les mœurs des peuples de l’Orient, et qui rappelle souvent l’érudition consciencieuse d’un autre savant écrivain anglais, dont nous avons eu déjà occasion d’entretenir nos lecteurs, M. le colonel Briggs.


Lardier.



  1. 1 vol. in-4o. Londres, 1829.