Anne Mérival/Chapitre XIII

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 48-49).

XIII


Les mois passaient. Anne travaillait, chaque jour, avec Rambert, soit dans une œuvre, soit dans l’autre. En les voyant si assidus à la tâche et si unis dans leur dévouement, il arriva que plus d’un conclut à une entente encore plus profonde, celle qui noue les âmes indissolublement. Mais le respect entourait ces deux êtres de talent et de courage qui donnaient l’exemple du sacrifice et de la vaillance. Les jours passaient dans un travail acharné. De comité en comité, Anne promenait son ardeur infatigable. Elle rédigeait pour son journal des articles optimistes et sentis. À côté des œuvres de guerre de plus en plus nombreuses, les œuvres locales appelaient son aide, et ce fut dans un vrai tourbillon de charité que l’année se passa, assombrie souvent par les sinistres nouvelles des champs de bataille, éclairée parfois par la nouvelle d’une grande victoire qui, suivant celle de la Marne, faisait pressentir qu’à la longue, «  on les aura », ces féroces ennemis qui semaient sur leur route les horreurs renouvelées et aggravées des temps les plus reculés de la barbarie… Plusieurs régiments canadiens étaient déjà partis. Ils étaient maintenant sous les ordres de l’Amirauté anglaise. Les lettres se faisaient de plus en plus tristes. Embourbés dans les champs de boue de Salisbury, nos soldats passaient une pénible période d’entraînement, et les Canadiens-Français écrivaient : « Comme nous serons heureux, le jour où nous pourrons nous battre, et mourir s’il le faut pour la France ».

Un sourd mécontentement régnait. De sentir malheureux les braves qui avaient fait le beau geste de partir librement, toute la population se sentait opprimée. Personne ne comprenait ce campement malsain de Salisbury, et l’élan spontané de notre race en fut singulièrement entravé. Anne comprenait combien Jean avait su choisir. Maintenant, il n’était plus possible de tenter l’enrôlement dans les unités françaises, mais le ministre de la guerre autorisait la création de régiments canadiens-français, et plusieurs s’organisèrent aussitôt qui devaient plus tard renouveler, en se fondant dans le 22e Régiment, les forces de cet admirable bataillon, qui fut si souvent à l’honneur.

Les nouvelles de France arrivaient chaque semaine. Jean avait retrouvé Henriette dont il vantait la force de caractère. Il la comparait à tant d’hommes qui, à la première alarme, avaient quitté les écoles où ils apprenaient leur art et avaient hâtivement regagné leur pays de crainte de se battre ou même de souffrir au cas d’un siège qui affamerait Paris. Henriette, vaillante, avait voulu, elle aussi, servir. « Elle est tout bonnement admirable. Elle donne ses services dans une ambulance et il faut la voir travailler, le jour, la nuit, aussi longtemps que l’on a besoin d’elle… Sollicitée de partir, elle a donné à tous ces fuyards qui prétendaient aimer la France, l’exemple de ce que c’est qu’aimer. On la voit auprès des réfugiés, et si pitoyable, si généreuse, si comprenante. Elle donne plus qu’elle ne devrait, je le crains. Vous ne savez pas de quel secours elle m’est à moi-même. Elle n’est plus la jeune fille un peu distante et distraite que nous avons connue. Elle va de l’avant maintenant, et ceux qui souffrent trouvent le chemin de son cœur si chaud et si tendre ».

De son côté, Henriette, dans ses longues lettres à Claire Benjamin, comme à Anne vantait le courage et la conduite de Jean :

« Ces deux êtres-là sont en parfaite harmonie ». avait déclaré Claire, et peut-être trouverez -vous, petite Anne, dans cette entente la libération qui vous fera heureuse.

— Jean et moi avions formé des projets, mais ce n’est ni lui ni moi qui n’avons pas voulu, Claire, c’est mon cœur qui s’est détaché tout doucement…


— Il n’en pas moins vrai que vous hésitez à aller vers l’amour qui vous sollicite.

— Je n’hésite pas, Claire, et si Rambert me disait tantôt qu’il m’aime, je tomberais dans ses bras. Je suis à bout de force et de courage ! Je l’aime à ne voir et n’entendre que lui. J’ai honte de l’avouer, mais si triste que soit la vie, elle m’apparaît resplendissante lorsqu’il est là, et lorsque le son de sa voix me fait vibrer. À quoi j’obéis ? Le sais-je ? À l’attraction qui fait que deux êtres se recherchent ? Avant de le connaître, j’ignorais l’amour, car j’appelais l’amour cette bonne et sincère tendresse que m’inspirait Jean. Mon Dieu, comme tout cela n’est rien, Claire, à côté du sentiment qui aujourd’hui m’emporte… Je n’étais alors qu’une petite fille… Maintenant, lorsque la main de Paul se pose sur la mienne, je me sens une femme, au feu qui coule dans mes veines, et à l’éblouissement qui m’affole… Et si je devais être séparée de lui, je n’y résisterais pas…

Les beaux yeux expressifs de Claire Benjamin s’étaient voilés. Elle dit doucement, presque bas :

— Anne, est-ce que vous ne savez pas que Rambert a demandé à servir, et que le Ministre doit lui accorder bientôt une commission pour lever un régiment, dont il aura le commandement ?

Elle s’arrêta, car Anne, livide, s’était écrasée à ses pieds.

— Ma petite, ma petite Anne, je vous en prie, soyez raisonnable. S’il n’a pas osé vous avouer son départ, c’est qu’il vous aime, et qu’il a peur de votre chagrin…

Elle la dorlotait tendrement comme si elle, avait été une maman, trouvant dans son cœur sincère les mots qui apaisent. Sous ses caresses et ses paroles, la douleur de la jeune fille se calmait, et son espoir remontait :

— La guerre finira avant qu’il ne parte, Claire, il faut que la guerre finisse…

Et Claire, en la serrant tout contre elle, répétait :

— Oui, la guerre finira… il faut qu’elle finisse !

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La sonnerie du téléphone retentit impérieuse. Claire, sur un geste d’Anne, s’empressa :

— C’est vous, Daunois ?… Oui, Claire… vous voulez parler à Anne… Non… c’est moi que vous cherchiez… Hein ?… oui… Un accident d’auto… Où cela ?… Un camion oui… sur la route de Sainte-Rose… oui… à l’hôpital… Rien de grave… Oui, oui, merci, Daunois, vous êtes un merveilleux ami, merci… au revoir.

Pendant ce colloque, Anne s’était dressée, et Claire ne put dissimuler. Elle comprit qu’il était nécessaire de tout dire :

— Oui, en revenant d’une assemblée à Sainte-Rose, la voiture de Rambert a été frappée par un camion. Le chauffeur, tué sur le coup. Rambert n’est que légèrement blessé… Je vous jure, Anne, qu’il a dit légèrement… Soyez courageuse, je vous en prie puisqu’il n’est pas en danger…

Ce ne fut pas Paul Rambert qui mourut.