Anne de Geierstein/05

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 69-81).

CHAPITRE V.

LA PROMENADE.

… J’étais un de ces hommes qui aiment les rives fleuries et les troupeaux mugissants, les plaisirs simples et la vie sans faste des villageois, assaisonnée d’un doux contentement, plus que les salons où les convives s’en donnent à gagner la fièvre. Croyez-moi, il n’y eut jamais de poison dans une coupe d’érable.
Anonyme.

Laissant les jeunes gens se livrer à leurs jeux, le landamman d’Unterwalden et le vieux Philipson s’allèrent promener de compagnie, s’entretenant entre autres choses des relations politiques de la France, de l’Angleterre et de la Bourgogne, jusqu’à ce que leur conversation changeât de sujet lorsqu’ils passèrent sous la porte du vieux château de Geierstein, où s’élevait le donjon solitaire et délabré, entouré par les ruines des autres bâtiments.

« Ce château a dû être une orgueilleuse et superbe habitation dans son temps, dit Philipson. — Elle était fière et puissante en effet, la race qui l’occupa, répondit le landamman ; l’histoire des Geierstein remonte au temps des vieux Helvétiens, et leurs exploits passent pour avoir égalé leur illustre origine. Mais toute grandeur terrestre a une fin, et des hommes libres foulent aux pieds les ruines de leur château féodal, quoique jadis, de si loin qu’ils en aperçussent ; les tourelles, les serfs fussent obligés d’ôter leurs bonnets, sous peine de subir le châtiment réservé aux rebelles. — Je remarque, dit le vieux marchand, un écusson gravé sur une pierre au bas de cette tourelle ; c’est, je pense, celui de la dernière famille : un vautour perché sur une pointe de roc, indiquant sans doute le sens du mot Geierstein. — Ce sont les anciennes armes de la famille ; et, comme vous dites, elles expliquent le nom du château qui était le même que celui des chevaliers qui le possédèrent si long-temps. — J’ai aussi remarqué dans votre salle un casque surmonté du même cimier, des mêmes armes. C’est, je suppose, un trophée du triomphe des paysans suisses sur les seigneurs de Geierstein, comme l’arc anglais est conservé par vous en mémoire de la bataille de Buttisholz. — Et vous, mon beau monsieur, vous paraissez, par suite des préjugés de votre éducation, considérer l’une de ces deux victoires avec autant de déplaisir que l’autre ?… Il est étrange que la vénération pour la noblesse soit si profondément enracinée dans l’esprit même de gens qui n’ont aucun droit d’y prétendre ! Mais quittez cet air refrogné, mon digne hôte, et veuillez croire que bien plus d’un château d’orgueilleux baron, lorsque la Suisse secoua le joug de l’esclavage féodal, fut pillé et détruit par la juste vengeance d’un peuple irrité. Tel ne fut pas le sort de Geierstein. Le sang des antiques possesseurs de ces tours coule encore dans les veines de celui dont ces domaines sont la propriété. — Quel sens dois-je attacher à ces paroles, seigneur landamman ? N’êtes-vous pas vous-même propriétaire de ces lieux ? — Et vous pensez probablement, parce que je vis comme les autres bergers, que je porte un habit d’étoffe grossière, et que je dirige la charrue de mes propres mains, que je ne puis descendre d’une famille noble et ancienne ? Notre pays natal possède un grand nombre d’illustres paysans, monsieur le marchand, et il n’existe pas de noblesse plus ancienne que celle dont on trouve les restes dans cette contrée. Mais ils ont renoncé volontairement à la partie oppressive de leur puissance féodale, et ne sont plus regardés comme des loups au milieu de brebis, mais comme des chiens fidèles qui accompagnent le troupeau en temps de paix, et sont toujours disposés à le défendre quand la guerre menace la communauté. — Mais, » répéta le marchand, qui ne pouvait pas encore se faire à l’idée que son hôte, avec ses manières rondes et son air paysan, fût un homme d’une illustre naissance, « vous ne portez pas, mon digne monsieur, le nom de vos pères… Ils étaient, dites-vous, comtes de Geierstein, et vous êtes… — Arnold Biederman, pour vous servir. Mais sachez… si la connaissance de ce fait peut vous consoler et satisfaire davantage votre sentiment de la dignité… qu’il me suffit de mettre ce vieux casque, ou même, sans me donner tant de peine, de placer une plume de faucon à mon bonnet, pour m’appeler Arnold, comte de Geierstein. Personne ne pourrait y trouver à redire… Mais conviendrait-il que monseigneur le comte conduisît en personne ses bœufs au pâturage ; son excellence éminentissime et très illustre pourrait-elle, sans dérogation, ensemencer un champ ou moissonner ? Ce sont des questions qu’il s’agirait de résoudre auparavant. Je vois que vous êtes confondu, mon respectable hôte, de me trouver à tel point dégénéré ; mais la situation de ma famille n’est pas longue à expliquer.

« Mes nobles aïeux gouvernaient ce même domaine de Geierstein, qui, de leur temps, était fort étendu, à la manière de tous les barons féodaux… c’est-à-dire qu’ils étaient parfois les protecteurs et les patrons, et plus souvent les oppresseurs de leurs sujets. Mais quand mon grand-père, Henri de Geierstein, devint possesseur de ce château, non seulement il se joignit aux confédérés pour repousser Enguerrand de Coucy et ses bandes déprédatrices, comme je vous l’ai déjà dit, mais encore, lorsque la guerre recommença avec l’Autriche, et que la plupart de ses pareils se rendirent à l’armée de l’empereur Léopold, mon aïeul adopta le parti opposé, combattit à la tête des confédérés, et contribua, autant par son habileté que par sa valeur, à la victoire décisive de Sempach, où Léopold perdit la vie, où la fleur de la chevalerie autrichienne périt à ses côtés. Mon père, le comte Williewald, suivit la même conduite, tant par inclination que par politique. Il conclut une alliance étroite avec l’état d’Unterwalden, devint membre de la confédération et se distingua tellement qu’il fut nommé landamman de la république. Il eut deux fils… moi-même et un frère plus jeune, appelé Albert. Sentant qu’il réunissait en lui une espèce de double caractère, il désira, peut-être sans trop de sagesse, s’il m’est permis ne critiquer les intentions d’un père mort, que l’un de ses deux fils lui succédât dans sa seigneurie de Geierstein, et que ; l’autre se maintint dans la condition moins brillante, mais à mon avis non moins honorable, de citoyen libre d’Unterwalden, jouissant sur ses égaux, dans le canton, de l’influence qui pourraient lui mériter les services de son père et les siens propres. Quand Albert fut âgé de douze ans, notre père nous ordonna de l’accompapagner dans une courte excursion en Allemagne, où le faste, la pompe et la magnificence dont nous fûmes témoins produisirent une impression bien différente sur l’esprit de mon frère et sur le mien. Ce qui parut à Albert le comble de la splendeur terrestre, me sembla une série insupportable d’ennuyeuses et inutiles cérémonies. Notre père nous communiqua ses intentions, et m’offrit, comme à l’aîné, les immenses domaines de Geierstein, réservant une portion des terres les plus fertiles, assez considérables pour rendre mon frère un des plus riches citoyens dans un district où l’aisance est estimée fortune. Les larmes coulèrent des yeux d’Albert… « Mon frère, dit-il, sera donc un noble comte honoré et suivi par des vassaux et des serviteurs, tandis que moi je resterai simple paysan au milieu des bergers à barbes grises d’Unterwalden ?… Non, mon père… je respecte votre volonté… mais je ne renoncerai pas à mes droits. Geierstein est un fief que notre famille tient de l’empire, et les lois me permettent de prétendre à une part égale des terres. Si mon frère est comte de Geierstein, je n’en suis pas moins, moi, le comte Albert de Geierstein ; et j’en appellerai à l’empereur, plutôt que de laisser la volonté arbitraire d’un de mes ancêtres, bien qu’il soit mon père, me frustrer du rang et des droits que je tire d’une centaine d’aïeux. » Mon père se mit dans une grande colère. « Va, jeune orgueilleux, s’écria-t-il, donne aux ennemis de ton pays un prétexte d’intervenir dans tes affaires… Va en appeler du bon plaisir de ton père à la volonté d’un prince étranger. Va, mais ne reparais plus devant moi, et redoute mon éternelle malédiction. » Albert allait répliquer avec véhémence, lorsque je le suppliai de se taire et de m’écouter. « J’ai, dis-je, toute ma vie aimé la montagne plus que la plaine, préféré les promenades à pied aux courses à cheval ; j’ai toujours été plus fier de lutter avec des bergers, dans leurs jeux champêtres, qu’avec des nobles dans les lices, et plus heureux dans une danse de village qu’aux fêtes des seigneurs allemands. Permettez donc que je sois citoyen de la république d’Unterwalden ; vous me délivrerez de mille soucis ; que mon frère porte la couronne de comte et prenne les armes de Geierstein. » Après quelques discussions ultérieures, mon père se résolut enfin à adopter ma proposition pour parvenir au but qu’il avait tant à cœur. Albert fut déclaré héritier de son château et de son rang, avec le titre de comte Albert de Geierstein, et moi je fus mis en possession de ces plaines et de ces fertiles prairies au milieu desquelles ma maison est située, et mes voisins m’appelèrent Arnold Biederman. — Et si Biedermann, dit le marchand, signifie, comme j’explique ce mot, un homme considéré, franc et généreux, je ne connais personne à qui l’épithète puisse être plus justement donnée. Permettez-moi néanmoins d’observer que je loue une conduite que, dans votre position, je n’aurais pu prendre sur moi de tenir. Continuez, je vous prie, l’histoire de votre maison, si ce récit ne vous est pas pénible. — Il me reste peu de chose à dire, répliqua le landamman. Mon père mourut peu après le partage de ses domaines, fait de la manière que je vous ai dite. Mon frère avait d’autres propriétés dans la Souabe et dans la Westphalie, et visitait rarement son château paternel, qui était presque exclusivement abandonné à un sénéchal, homme si odieux aux vassaux de la famille, que sans la protection qu’il trouvait dans ma résidence voisine, et ma parenté avec son seigneur, il eût été bientôt expulsé du nid du vautour, et traité avec aussi peu de cérémonie que s’il avait été le vautour lui-même. À dire la vérité, les rares visites de mon frère à Geierstein n’apportaient pas à ses vassaux plus de consolation qu’elles ne procuraient à lui-même de popularité. Il n’entendait qu’avec les oreilles et ne voyait que par les yeux de son régisseur cruel et intéressé, Ital Schreckenwald, et n’écoutait même pas mes avis et mes reproches. À la vérité, quoiqu’il se soit toujours conduit envers moi avec beaucoup de politesse, je crois qu’il me regardait comme un lourd et grossier paysan, et pensait que j’avais déshonoré mon illustre origine par la bassesse de mes goûts. Il montrait en toute occasion son dédain pour les préjugés de ses compatriotes, surtout en portant une plume de paon en public, et en voulant que les personnes de sa suite se parassent du même emblème, quoique ce fût celui de la maison d’Autriche, emblème si impopulaire dans ce pays que des hommes ont été mis à mort sans autre raison que de l’avoir porté à leur chapeau. Cependant j’épousai ma chère Bertha, aujourd’hui sainte du ciel, qui me donna six fils robustes, dont cinq, comme vous l’avez vu, entouraient tout à l’heure ma table. Albert se maria aussi. Sa femme était une dame de Westphalie, d’un rang illustre ; mais cette union fut moins féconde que la mienne : il n’eut qu’une fille, Anne de Geierstein. Alors éclata la guerre entre la cité de Zurich et nos cantons de Forêts ; cette guerre où fut versé tant de sang, où nos frères de Zurich furent assez mal conseillés pour embrasser l’alliance de l’Autriche. L’empereur ne négligea rien pour profiter le mieux possible de l’occasion favorable que lui offrait la désunion des Suisses, et il engagea tous ceux sur qui s’étendait son influence à seconder ses efforts. Il ne réussit que trop bien auprès de mon frère ; car non seulement Albert prit les armes pour la cause de l’empereur, mais encore admit dans la citadelle de Geierstein une bande de soldats autrichiens, avec qui l’infâme Ital Schreckenwald ravagea toute la contrée, sauf mon petit patrimoine. — Vous fûtes alors dans une situation embarrassante, mon digne hôte, puisqu’il fallut vous décider contre la cause de votre pays ou contre celle de votre frère… — Je n’hésitai pas. Mon frère se trouvait à l’armée de l’empereur, je ne fus donc pas réduit à agir contre lui personnellement ; mais je déclarai la guerre aux voleurs et aux brigands dont Schreckenwald avait rempli la maison de mon père. La fortune ne fut pas toujours favorable. Le sénéchal, durant mon absence, brûla ma maison, et assassina mon plus jeune fils, qui mourut, hélas ! en défendant le foyer de son père. Il est inutile d’ajouter que mes terres furent ravagées, mes troupeaux détruits. D’un autre côté, je réussis, avec le secours d’un corps de paysans d’Unterwalden, à prendre d’assaut le château de Geierstein. Il me fut offert en compensation de mes pertes par les confédérés, mais je désirais ne pas souiller la belle cause pour laquelle j’avais pris les armes, en m’enrichissant aux dépens de mon frère : et d’ailleurs, demeurer dans cette place forte, c’eût été une pénitence pour moi, dont la maison n’avait été depuis long-temps protégée que par un loquet et un chien de berger. Ce château fut donc démantelé, comme vous voyez, par ordre des anciens du canton ; et je crois même que, vu les usages auxquels il n’a que trop souvent servi, je contemple avec plus de plaisir les restes misérables de Geierstein, que je ne l’ai jamais contemplé lorsqu’il était superbe et en apparence imprenable. — Je puis comprendre vos nobles sentiments ; et néanmoins, je vous le répète, ma vertu ne se serait peut-être pas étendue si loin au delà du cercle des affections de famille… Que dit votre frère de vos prouesses patriotiques ? — Il fut, à ce que j’appris, terriblement irrité, sans doute parce qu’on lui persuada que j’avais pris son château dans des vues d’agrandissement personnel. Il jura même qu’il renonçait à toute parenté avec moi, qu’il me chercherait au milieu de la mêlée, et qu’il me tuerait de sa propre main. Nous assistâmes en effet tous deux à la bataille de Fregenbach ; mais mon frère ne put même tenter l’exécution de ses projets de vengeance, car il fut blessé par une flèche, et sa blessure nécessita qu’il fût transporté hors du combat. Je me trouvai ensuite à la sanglante et triste bataille de Mont-Herzel, et à cet autre carnage de la chapelle Saint-Jacob, qui forcèrent nos frères de Zurich à traiter, et réduisirent une nouvelle fois l’Autriche à la nécessité de conclure la paix avec nous. Après cette guerre de trente ans, la diète porta une sentence de bannissement à vie contre mon frère Albert, et l’aurait dépouillé de toutes ses possessions ; mais elle s’en abstint par considération de ce qu’on appela mes services. Lorsque la sentence fut signifiée au comte de Geierstein, il répliqua par un défi ; pourtant, une singulière circonstance nous montra, long-temps après, qu’il conservait un vif attachement à son pays, et, malgré sa haine contre moi son frère, il rendit justice à mon inaltérable affection pour lui. — Je parierais que ce qui va suivre se rapporte à cette jolie demoiselle, votre nièce. — Vous ne vous trompez pas. D’abord nous apprîmes, quoique vaguement, car nous n’avons, comme vous savez, que peu de communications avec les contrées étrangères, qu’il jouissait d’une haute faveur à la cour de l’empereur ; mais depuis nous avons su que, devenant suspect à son maître, il avait été, par suite d’une de ces révolutions si fréquentes dans les cours des princes, envoyé en exil. Ce fut peu de temps après avoir reçu ces nouvelles, et il y a, je crois, plus de sept ans de cette circonstance, que, revenant un jour de chasser sur l’autre rive du torrent, et après avoir traversé le pont étroit, comme de coutume, je m’avançais à travers les cours que nous venons de quitter, car alors nous y passions pour abréger notre chemin, quand j’entendis une voix me dire en allemand : « Mon oncle, ayez pitié de moi ! » Je regardai autour de moi, et j’aperçus une jeune fille de dix ans, sortie de derrière les ruines, se diriger vers moi, et se jeter à mes pieds. « Mon oncle, me dit-elle, épargnez ma vie, » et elle levait ses petites mains d’un air suppliant, tandis qu’une terreur mortelle était peinte sur sa figure. Suis-je donc votre oncle ? ma petite fille, répliquai-je, et si je le suis, pourquoi auriez-vous peur de moi… ? « Parce que vous êtes le chef des misérables et infâmes paysans qui se complaisent à verser le sang des nobles, » répondit-elle avec un courage qui me surprit. « Quel est votre nom ? ma belle enfant, lui demandai-je, et qui a pu, après vous avoir donné une opinion si défavorable de votre parent, vous amener en ces lieux, pour vous faire voir s’il ressemble au portrait qu’on vous en a tracé ? — C’est Ital Schreckenwald qui m’a amenée ici, » répliqua-t-elle, ne comprenant qu’à moitié le sens de ma question. Ital Schreckenwald ? répétai-je, choqué d’entendre le nom d’un misérable que j’ai tant de raisons de haïr. Une voix, partant du milieu des ruines, comme celle de l’écho soudain qui part du tombeau, répondit : « Ital Schreckenwald ! » Et l’infâme en personne, sortant du lieu où il était caché, se présenta devant moi avec cette singulière indifférence pour le péril qu’il unit à son atrocité de caractère. J’avais à la main mon bâton ferré de montagnard… Que devais-je faire… ou qu’auriez-vous fait en pareille circonstance ? — Je l’aurais étendu sur le carreau en lui brisant le crâne comme un morceau de glace ! » répondit l’Anglais avec fierté.

« Peu s’en fallut que je n’en fisse autant, reprit le Suisse ; mais il était désarmé ; il venait de la part de mon frère : je ne pouvais donc pas me venger sur lui. Son air imperturbable et son audacieuse conduite contribuèrent à le sauver. « Que le vassal du noble et illustre comte de Geierstein écoute les paroles de son maître, et fasse en sorte d’y obéir, dit l’insolent. Ôte ton bonnet et écoute ; car, quoique la voix soit mienne, ces paroles sont celles du noble comte. » Dieu et les hommes savent, répliquai-je, si je dois à mon frère respect et hommage. C’est déjà beaucoup si, par respect pour lui, je diffère de payer à son messager le salaire que je lui dois très certainement. Achève ta mission et débarrasse-moi de ta détestable présence. « Albert, comte de Geierstein, ton seigneur et le mien, continua Schreckenwald, ayant à s’occuper des guerres et d’autres affaires importantes, t’envoie sa fille, la comtesse Anne, la confie à tes soins, et te fait l’honneur de permettre que tu l’élèves et la soignes jusqu’à ce qu’il juge convenable de te la redemander ; enfin il désire que tu emploies en sa faveur les rentes et autres revenus des terres de Geierstein, que tu as usurpées sur lui. » Ital Schreckenwald, répondis-je, je ne prendrai pas la peine de te demander si l’insolence avec laquelle tu me parles vient d’instructions que t’aurait données mon frère, ou seulement de ton caractère ignoble. Si des circonstances ont, comme tu dis, privé ma nièce de son protecteur, je lui servirai de père, et jamais elle ne manquera de rien que je puisse lui donner. Les terres de Geierstein sont confisquées au profit de l’État, le château est en ruines comme tu le vois, et c’est principalement par suite de tes crimes que la maison de mes pères est ainsi délabrée. Mais Anne de Geierstein demeurera où je demeure ; elle sera traitée comme sont traités mes enfants, et je la considérerai comme ma fille. Maintenant que ta commission est remplie, pars… si tu tiens à la vie ; car il est périlleux pour toi de causer avec le père quand tes mains sont encore rougies du sang du fils. Le misérable se retira en m’entendant parler ainsi, mais ce fut encore avec son même air résolu d’impertinence qu’il prit congé de moi. « Adieu, dit-il, comte de la charrue et de la herse… Adieu, noble compagnon d’ignobles paysans ! » Il disparut et me délivra de la violente tentation que je combattais en moi, et qui me poussait à teindre de son sang le lieu qui avait été témoin de sa cruauté et de ses crimes. J’emmenai ma nièce dans ma maison, et je la convainquis bientôt que j’étais son sincère ami. Je l’habituai, comme si c’eût été ma fille, à tous nos exercices des montagnes, et outre qu’elle y surpasse toutes ses compagnes, je remarque en elle des preuves de bon sens, de courage, de délicatesse même qui n’appartiennent pas, je dois dire toute la vérité, aux simples filles de nos sauvages pays, mais dénotent une plus noble origine, une meilleure éducation. Néanmoins, ces qualités se mêlent si heureusement chez elle à la simplicité et à la courtoisie, qu’Anne Geierstein est, à juste titre, considérée comme l’orgueil du canton, et je doute peu que si elle fait choix d’un digne époux, l’État ne lui assigne un douaire considérable sur les propriétés de son père, puisque notre maxime est de ne pas punir l’enfant des fautes paternelles. — Le plus ardent de vos vœux doit être naturellement, mon cher hôte, d’assurer à votre nièce, dont pour ma part la reconnaissance m’ordonne de faire aussi l’éloge, un mariage convenable, tel que le demandent sa naissance et sa grande fortune, mais surtout son mérite. — C’est un sujet, seigneur marchand, qui a souvent occupé mon esprit. La trop proche parenté s’oppose à ce qui aurait été mon plus cher désir, à l’espérance de la voir mariée à un de mes fils. Ce jeune homme, Rudolphe Donnerhugel est brave et fort considéré parmi ses concitoyens ; mais plus ambitieux, plus jaloux de distinctions que je ne le désirerais dans le compagnon que ma nièce doit prendre pour la vie. Son caractère est violent, quoique son cœur, je l’espère, soit bon. Mais je vais sans doute être délivré malheureusement de tout souci à ce sujet, puisque mon frère, qui semblait avoir oublié Anne depuis sept ans et plus, demande, par une lettre récente que j’ai reçue de lui, que je lui rende sa fille… Vous savez lire, mon digne hôte, car votre profession l’exige. Tenez, voici le papier. Ce billet est froidement écrit, mais beaucoup moins malhonnête que n’était le message, indigne d’un frère, que m’avait apporté Ital Schreckenwald… Lisez tout haut, je vous prie.

Le marchand lut donc la lettre suivante :

« Mon frère, je vous remercie des soins que vous avez pris de ma fille, car elle s’est trouvée, grâce à vous, en sûreté lorsqu’elle n’aurait été qu’en péril, et traitée avec bienveillance lorsqu’elle aurait pu ne l’être ici que désagréablement. Je vous prie maintenant de me la restituer, et j’espère qu’elle me reviendra avec les vertus qui conviennent à une femme dans toute situation, et que je la trouverai surtout disposée à quitter les habitudes d’une villageoise suisse, pour les nobles manières d’une fille bien née… Adieu. Je vous remercie encore une fois de vos bons soins, et je m’en montrerais reconnaissant si c’était en mon pouvoir ; mais vous n’avez besoin de rien que je puisse vous donner, vous qui avez renoncé au rang que vous destinait votre naissance, et fait votre nid sur la terre, de sorte que la tempête passe inoffensive au dessus de vous… Je suis toujours votre frère. »

« Geierstein. »

« L’adresse porte : « Au comte Arnold de Geierstein, appelé Arnold Biederman. » Un postscriptum vous prie d’envoyer la jeune fille à la cour du duc de Bourgogne… Ce langage, mon cher monsieur, me paraît être celui d’un homme superbe, partagé entre le souvenir d’une offense ancienne et l’obligation d’un service récent. Les paroles de son envoyé étaient celles d’un méchant vassal, désirant donner cours à son propre ressentiment sous prétexte de remplir une commission de son seigneur. — C’est aussi ce qu’il m’a semblé. — Et votre intention est-elle d’abandonner cette belle et intéressante créature à l’autorité de son père, tout capricieux qu’il paraisse, sans savoir quelle est sa position actuelle, ni quel pouvoir il a de la protéger ? »

Le landamman se hâta de répliquer : « Le lien qui unit le père à l’enfant est le premier et le plus saint de tous ceux qui unissent la race humaine. La difficulté que je trouve à ce qu’elle fasse le voyage en sûreté m’a empêché jusqu’à ce jour de mettre les instructions de mon frère à exécution. Mais comme je vais probablement me rendre en personne et sous peu à la cour de Charles, j’ai décidé qu’Anne m’accompagnera ; et comme je veux causer avec mon frère, que je n’ai pas vu depuis plusieurs années, je connaîtrai quels sont ses projets à l’égard de sa fille, et peut-être obtiendrai-je d’Albert qu’il la laisse confiée à mes soins… Maintenant, monsieur, que je vous ai conté mes affaires de famille un peu plus longuement qu’il n’était nécessaire, je dois vous prier de faire attention, en homme sage, à ce que je vais vous dire. Vous savez la disposition que jeunes gens et jeunes filles ont naturellement à causer, à plaisanter, à jouer les uns avec les autres, et il résulte souvent des passions plus sérieuses qu’on appelle aimer par amour. J’espère que si nous voyageons ensemble, nous parviendrons à faire comprendre à votre jeune homme qu’Anne de Geierstein ne peut, sans qu’il blesse les convenances, devenir l’objet de ses pensées et de ses attentions. »

Le marchand rougit de colère, ou peu s’en fallut : « Je ne vous ai point demandé à faire route de compagnie, seigneur landamman… C’est vous-même qui avez offert de m’accompagner, dit-il. Si mon fils et moi, nous sommes depuis devenus les objets de vos soupçons, nous continuerons très volontiers notre route séparément. — Voyons, ne vous fâchez pas, mon digne hôte. Nous autres Suisses, nous ne concevons jamais de soupçons téméraires, et afin de n’en pas concevoir, nous parlons des circonstances qui pourraient les exciter, avec plus de franchise que vous ne le faites ordinairement dans vos pays civilisés. À vous dire la vérité, bien qu’elle puisse blesser l’oreille d’un père, lorsque je vous proposai de voyager de compagnie avec moi, je regardais votre fils comme un jeune homme doux, tranquille, qui était, jusqu’alors du moins, trop timide et trop froid pour s’attirer les respects et l’affection des jeunes filles. Mais quelques heures ont suffi pour nous le montrer sous un jour qui ne manque jamais de les intéresser. Il est parvenu à bander l’arc, entreprise crue long-temps inexécutable, et à laquelle une tradition populaire attache une sotte prophétie. Il a eu l’esprit de composer des vers, et il sait sans aucun doute se recommander par d’autres perfections qui séduisent aisément les jeunes personnes, mais qui ne sont que faiblement estimées par des hommes dont la barbe, comme la vôtre et la mienne, seigneur marchand, commence à grisonner. Maintenant vous devez sentir que, si mon frère s’est brouillé avec moi uniquement parce que je préférais la liberté d’un citoyen suisse à la condition ignoble et servile d’un courtisan d’Allemagne, il n’approuvera point qu’on ose jeter les yeux sur sa fille, lorsqu’on n’a point l’avantage d’un sang noble, ou, comme il dirait, lorsqu’on s’est déshonoré en se livrant au commerce, en cultivant la terre… bref, en s’adonnant à une profession utile. Si votre fils aimait Anne de Geierstein, il se préparerait des dangers et des désappointements. Eh bien ! à présent que vous savez tout… je vous le demande, voyagerons-nous ensemble ou séparément ? — Comme il vous plaira, mon digne hôte, » répondit Philipson d’un ton indifférent ; « quant à moi, je ne puis que vous dire qu’un attachement du genre de celui dont vous parlez serait aussi contraire à mes désirs qu’à ceux de votre frère, même qu’aux vôtres, si je suppose bien. Arthur Philipson a des devoirs à remplir, qui ne lui permettent pas de jouer le rôle d’amoureux près d’aucune fille de Suisse, voire même d’Allemagne, fût-elle de haut rang ou de basse extraction. Mon fils est obéissant surtout… il n’a jamais sérieusement enfreint mes ordres, et j’aurai l’œil sur ses mouvements. — Assez, mon ami. Nous voyagerons donc ensemble. Je persiste volontiers dans mon premier dessein, car je trouve à la fois plaisir et instruction dans vos discours. »

Changeant alors de conversation, il se mit à demander à sa nouvelle connaissance s’il pensait que la ligue formée par le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne dût être durable. « Nous entendons beaucoup parler, continua l’Helvétien, de l’immense armée avec laquelle le roi Édouard se propose de reconquérir ses possessions anglaises en France. — Je suis persuadé que rien ne peut être aussi populaire dans mon pays qu’une invasion en France, et la tentative de recouvrer la Normandie, le Maine et la Gascogne, anciens apanages de la couronne d’Angleterre. Mais je doute fort que le voluptueux usurpateur qui porte maintenant le titre de roi obtienne de la Providence le succès d’une pareille entreprise : Cet Édouard IV est brave sans doute ; il a même gagné toutes les batailles dans lesquelles il a tiré l’épée, et le nombre en est grand. Mais depuis qu’il est arrivé par un chemin sanglant au but de son ambition, il s’est montré plutôt débauché sensuel que chevalier vaillant ; et je suis intimement convaincu que rien, pas même la chance de reconquérir tous les beaux domaines qui furent perdus durant les guerres civiles excitées par son ambitieuse famille, ne le tentera de quitter les doux lits de Londres, aux draps de soie et aux oreillers de plumes, et la musique des luths languissants chargée de l’endormir, pour la musique discordante de France et l’éveil d’une trompette d’alarme. — C’est tant mieux pour nous qu’il en soit ainsi, car si l’Angleterre et la Bourgogne devaient démembrer la France, comme la chose arriva presque du temps de nos pères, Charles aurait alors le loisir d’épuiser sa vengeance long-temps comprimée contre notre confédération. »

En conversant de la sorte, ils regagnèrent la pelouse qui s’étendait devant la maison d’Arnold Biederman, où les luttes des jeunes gens avaient fait place à des danses qu’exécutait la jeunesse des deux sexes. La danse était conduite par Anne de Geierstein et le jeune étranger, arrangement qui, bien que le plus naturel, puisque c’était leur hôte, et que celle-là remplissait les fonctions d’une maîtresse de maison, occasionna un regard que le landamman échangea avec Philipson, comme si la chose avait eu quelque rapport avec les soupçons qu’il avait récemment exprimés.

Mais aussitôt qu’elle aperçut son oncle et le marchand étranger, Anne de Geierstein profita d’un premier instant de repos pour quitter la danse et venir causer avec son parent, comme des affaires domestiques confiées à ses soins. Philipson observa que son hôte écoutait sérieusement les communications de sa nièce, et, lui répondant par un signe de tête fait avec toute sa franchise habituelle, il parut lui annoncer que sa requête serait favorablement considérée.

La famille fut aussitôt après engagée à prendre le repas du soir, qui consistait principalement en excellent poisson fourni par les ruisseaux et les lacs voisins. Une large coupe contenant ce qu’on appelait schlaf-trinck, ou breuvage du sommeil, circula alors autour de la table. Elle fut d’abord entamée par le maître de la maison, puis passée à la jeune fille qui n’y goûta que modestement, ensuite remise aux deux étrangers, et enfin vidée par le reste de la compagnie. Tels étaient alors les sobres usages de la Suisse, tellement corrompus dans la suite par leurs rapports avec des nations plus adonnées au luxe. Les hôtes furent conduits dans les appartements où ils devaient passer la nuit, et où Philipson et le jeune Arthur occupèrent la même couche. Bientôt après tous les habitants de la maison furent plongés dans un profond sommeil.