Anne de Geierstein/08

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 102-107).

CHAPITRE VIII.

LES BÂLOIS.

Ils virent cette cité qui reçoit le Rhin lorsqu’il s’élance des montagnes formant son empire, comme autrefois le fier Orgétoric, quittant les rochers déserts de ses domaines, se proposait d’étendre sa domination sur les plaines fertiles de la Gaule.
Helvétie.

Les yeux des voyageurs anglais, fatigués par une succession de sites sauvages que leur présentaient les montagnes, se reposèrent alors avec plaisir dans un pays à la vérité encore irrégulier, encore rempli d’inégalités de terrain, mais susceptible d’une belle culture, orné de champs de blé et de vignobles. Le Rhin, fleuve large et majestueux, roulait ses ondes grisâtres dans un lit immense, à travers le paysage, et divisait en deux parties la ville de Bâle qui est située sur ses bords. La partie méridionale vers laquelle leur route les conduisait offrait à leurs yeux la superbe cathédrale et la magnifique terrasse qui court le long de la façade, et semblait rappeler aux voyageurs qu’ils approchaient alors d’un pays où les travaux de l’homme peuvent encore se faire remarquer parmi les ouvrages de la nature, au lieu d’être perdus, comme c’eût été le destin des plus énergiques efforts de l’industrie humaine, au milieu des terribles montagnes qu’ils avaient si récemment traversées.

Ils étaient encore à un mille des portes de la ville lorsque leur petite troupe fut rencontrée par une députation de magistrats, accompagnés de trois ou quatre citoyens montés sur des mules dont les housses de velours annonçaient la richesse et la qualité. Ils saluèrent d’une manière respectueuse le landamman d’Unterwalden et ses collègues, qui ouvraient déjà les oreilles pour entendre l’invitation hospitalière qu’ils s’attendaient à recevoir, et se préparaient même à y répondre d’une façon convenable.

Le message de la commune de Bâle était néanmoins diamétralement opposé à ce qu’ils s’étaient imaginé. Il leur fut communiqué, avec beaucoup de défiance et d’hésitation, par le fonctionnaire qui venait à leur rencontre, et qui, très certainement, alors qu’il s’acquittait de sa commission, ne paraissait pas la regarder comme la plus honorable qu’il aurait pu remplir. C’étaient de longues protestations de l’amitié la plus vive et la plus fraternelle pour les villes de la ligue helvétique, auxquelles l’orateur de Bâle déclara que son pays était uni d’estime et d’intérêts ; mais il termina en annonçant que, par suite de certaines raisons déterminantes, qu’on leur expliquerait plus à loisir et de manière à les satisfaire, la ville libre de Bâle ne pouvait recevoir, ce soir, dans ses murs, les très respectables députés qui se rendaient, par ordre de la diète helvétique, à la cour du duc de Bourgogne.

Philipson remarqua avec intérêt l’effet que cette nouvelle très inattendue produisit sur les membres de l’ambassade. Rudolphe Donnerhugel, qui s’était rapproché d’eux, en arrivant dans les environs de Bâle, paraissait moins surpris que ses compagnons, et, tandis qu’il restait parfaitement tranquille, semblait plutôt jaloux de pénétrer leurs sentiments que disposé à leur faire connaître les siens. Ce n’était pas la première fois que le sagace marchand avait observé que ce jeune homme fier et fougueux pouvait mettre toujours, lorsqu’il le voulait, un frein à l’impétuosité naturelle de son caractère. Quant aux autres, on voyait le front du banneret se rembrunir ; la figure du bourgeois de Soleure devint blême comme la lune lorsqu’elle se lève au nord-ouest[1]. Le député Barbe-Grise de Schwitz regardait Arnold Biederman avec inquiétude, et le landamman lui-même paraissait plus ému que de coutume pour un homme qui gardait si bien son sang-froid. Enfin, il répliqua au fonctionnaire de Bâle d’une voix que son émotion rendait un peu tremblante.

« Voilà un singulier message qui arrive aux députés de la confédération suisse, chargés comme nous le sommes d’une mission tout amicale, de la part des citoyens de Bâle que nous avons toujours traités comme nos meilleurs amis, et qui se vantent encore de l’être. Le couvert de leurs toits, la protection de leurs murailles, les devoirs ordinaires de l’hospitalité, c’est ce que les habitants d’un État ami n’ont jamais le droit de refuser à ceux d’un autre. — Et ce n’est pas de leur propre volonté que les citoyens de Bâle le refusent, digne landamman, répondit le magistrat. Non seulement vous et vos respectables collègues, mais encore les gens de votre escorte, et jusqu’à vos bêtes de somme, seriez traités par nous avec toute la bonté dont nous sommes capables… Mais nous agissons d’après des ordres. — Et qui ose vous les donner ? » s’écria le banneret laissant éclater sa colère… « L’empereur Sigismond a-t-il profité si peu de l’exemple de ses prédécesseurs ?… — L’empereur, » répliqua le délégué de Bâle interrompant le banneret, « est un monarque toujours aussi bien intentionné et aussi pacifique qu’il l’a jamais été ; mais… des troupes bourguignonnes ont depuis peu marché sur le Sandgau, et des messages ont été envoyés à notre État parle comte Archibald d’Hagenbach. — En voilà assez, répliqua le landamman ; ne levez pas davantage le voile qui cache une faiblesse dont vous rougissez. Je vous comprends tout-à-fait. Bâle est située trop près de la citadelle de La Ferette pour qu’il soit permis aux Bâlois de consulter leurs propres inclinations. Confrère, nous voyons en quoi consiste votre embarras… nous avons pitié de vous, et nous vous pardonnons votre inhospitalité. — Mais voyons, écoutez-moi jusqu’au bout, digne landamman, reprit le magistrat. Il y a dans le voisinage d’ici un ancien rendez-vous de chasse des comtes de Falkenstein, appelé Graff’s-Lust[2], qui, quoique en ruines, peut encore vous fournir un meilleur logement que le plein air, et qui est susceptible de défense… À Dieu ne plaise pourtant que personne ose troubler votre repos ! Et maintenant, écoutez-moi encore, mes dignes amis… Si vous trouvez dans la vieille bicoque des rafraîchissements tels que vin, bière, etc., usez-en sans scrupule, car on les y aura portés pour vous. — Je ne refuse pas d’occuper une place de sûreté, dit le landamman ; car quoique la cause qui nous fait fermer les portes de Bâle puisse bien ne provenir que d’un esprit d’insolence bien vil et de bien petite méchanceté, il se peut aussi que cette détermination se lie à quelque projet de violence. Nous vous remercions de vos provisions, mais nous ne mangerons pas, de mon consentement du moins, aux dépens d’amis qui craignent de s’avouer tels autrement qu’en cachette. — Une chose encore, mon digne monsieur, reprit l’officier de Bâle : vous menez là, de compagnie avec vous, une jeune demoiselle qui, je pense, est votre fille. Il n’y a point, à l’endroit où vous allez, de logement bien commode même pour des hommes pour des femmes ce serait pire encore, quoique nous ayons fait tout ce que nous avons pu pour arranger les choses le mieux possible. Laissez donc plutôt votre fille s’en retourner avec nous à Bâle, où mon épouse lui servira de mère jusqu’à demain, et demain je la ramènerai saine et sauve à votre camp. Nous avons promis de fermer nos portes aux hommes de la confédération, mais les femmes n’ont pas été mentionnées. — Vous êtes de subtiles casuistes, vous autres gens de Bâle, répliqua le landamman ; mais sachez que, depuis l’époque où les Helvétiens s’élancèrent à la rencontre de César jusqu’à l’heure qu’il est, les femmes suisses, en cas de danger, ont établi leur demeure dans le camp de leurs pères, de leurs frères, de leurs époux, et n’ont pas cherché d’autre sûreté que celle qu’elles pouvaient trouver dans le courage de leurs parents. Nous avons assez d’hommes pour protéger nos femmes. Ma nièce restera donc avec nous et partagera le sort que le ciel nous réserve. — Adieu donc ! mon digne ami, dit le magistrat de Bâle : je suis fâché de vous quitter ainsi, mais c’est uniquement le mauvais destin qui le veut. Cette avenue de gazon vous conduira à l’ancien rendez-vous de chasse, et puisse le ciel vous permettre d’y passer une nuit tranquille ! car, sans parler d’autres périls, on dit que ces ruines n’ont pas un bon renom. Encore une fois voulez-vous permettre à votre nièce, puisque telle est cette jeune personne, de venir pour cette nuit à Bâle, dans ma maison ? — Si nous sommes troublés par des êtres semblables à nous, répondit Arnold Biederman, nous avons des armes solides et de lourdes pertuisanes : si nous devons être visités, comme on pourrait l’induire de vos paroles, par des êtres d’une nature différente, nous avons ou nous devons avoir notre conscience et notre confiance en Dieu… Mes bons amis, mes chers collègues, ai-je exprimé vos sentiments aussi bien que les miens propres ? »

Les autres députés donnèrent leur assentiment à ce qu’avait dit leur compagnon, et les citoyens de Bâle prirent poliment congé de leurs hôtes, s’efforçant de suppléer par un excès de courtoisie au manque d’une hospitalité réelle. Après leur départ, Rudolphe fut le premier à exprimer son opinion sur leur pusillanime conduite. « Les chiens de lâches ! s’écria-t-il ; puisse le boucher de Bourgogne leur arracher jusqu’à la peau avec ses exactions, pour leur apprendre à désavouer de vieilles amitiés, plutôt que d’encourir le moindre accès de la colère d’un tyran ! — Et même encore d’un tyran qui n’est pas le leur ! » dit une autre personne du groupe, car plusieurs des jeunes gens s’étaient réunis autour de leurs anciens pour écouter l’invitation qu’ils s’attendaient à recevoir des magistrats de Bâle.

« Non, » répliqua Ernest, un des fils d’Arnold Biederman, « ils ne prétendent pas que l’empereur s’en soit mêlé ; mais un mot du duc de Bourgogne, qui ne devait pas être pour eux plus qu’une bouffée du vent de l’ouest, suffit pour les pousser à une inhospitalité si brutale. Il serait bien de marcher sur la ville et de les forcer, à la pointe de l’épée, à nous donner asile. »

Un murmure approbateur s’éleva parmi les jeunes gens qui se trouvaient à l’entour, mais il excita le mécontentement d’Arnold Biederman.

« Ai-je, dit-il, entendu parler un de mes fils, ou bien un brutal lansquenet qui ne trouve de plaisir que dans les batailles et les violences ? Où est la modestie des jeunes gens de la Suisse, qui avaient coutume d’attendre le signal de l’action jusqu’à ce qu’il plût aux anciens du canton de le donner, et qui étaient aussi doux que des filles, jusqu’à ce que la voix de leurs patriarches leur permît de faire rage comme des lions ? — Je n’avais pas mauvaise intention, mon père, » répliqua Ernest honteux de cette réprimande, « moins encore voulais-je vous manquer de respect ; mais j’ai besoin de dire… — Ne dis pas un mot, mon fils, interrompit Arnold, mais quitte notre camp demain, à la pointe du jour ; et tandis que tu t’en retourneras à Geierstein où je te commande d’aller sur-le-champ, songe bien qu’il n’est pas propre à visiter des contrées étrangères celui-là qui ne peut retenir sa langue devant ses propres concitoyens, et en parlant à son père. »

Le banneret de Berne, le bourgeois de Soleure, même la Longue-Barbe, député de Schwitz, tâchèrent d’intercéder pour le coupable, et d’obtenir la révocation de son bannissement ; mais ce fut en vain.

« Non, mes bons amis et confrères, non, répliqua Arnold, ces jeunes gens ont besoin d’un exemple ; et quoique je sois affligé, dans un sens, que la faute se soit trouvée être commise dans ma propre famille, néanmoins, je suis bien aise, sous un autre rapport, que le délinquant soit tel que je puisse exercer sur lui pleine autorité, sans soupçon de partialité… Ernest, mon fils, tu as entendu mes ordres ; retourne à Geierstein demain dès l’aurore, et que je te retrouve plus modéré à mon retour. »

Le jeune Suisse, qui était évidemment très honteux et fort piqué de cet affront public, mit un genou en terre, et baisa la main droite d’Arnold, tandis que son père, sans le moindre signe de colère, lui donnait sa bénédiction ; et Ernest, qui ne répliqua pas un mot, se retira à l’arrière-garde de la troupe. La députation suivit alors l’avenue qu’on lui avait indiquée, et au bout de laquelle s’élevaient les ruines massives de Graff’s-Lust ; mais il ne restait pas assez de jour pour qu’on en distinguât exactement la forme. On put observer, en approchant davantage, et lorsque la nuit devint plus sombre, que trois ou quatre fenêtres étaient éclairées, tandis que le reste de la façade restait dans l’obscurité. Quand les Suisses arrivèrent devant, ils s’aperçurent que le manoir était entouré par un fossé rempli d’eau, large et profond, dont la surface tranquille réfléchissait, quoique faiblement, la flamme des lumières de l’intérieur.



  1. Rising in North-West, dit en effet le texte. a. m.
  2. Le plaisir du comte. a. m.