Anne de Geierstein/10

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 119-144).

CHAPITRE X.

LA PATROUILLE.

Nous ne savons pas quand le sommeil nous prend, quand le sommeil nous lâche. Des visions distinctes et parfaites passent devant nos yeux, lorsque nous dormons, qui nous semblent des réalités ; et même en marchant, certaines personnes ont vu des choses qui réduisaient à rien l’évidence des sens, et qui les laissaient bien persuadées qu’alors elles rêvaient.
Anonyme.

L’apparition d’Anne de Geierstein passa devant son amant… devant son admirateur, devons-nous dire au moins… plus vite que nous ne l’avons raconté ; mais elle était distincte, parfaite, à ne pas s’y méprendre. À l’instant même où le jeune Anglais, triomphant de son tendre désespoir, levait la tête pour examiner l’espace de terrain qu’il devait surveiller, il la vit s’avancer de l’extrémité la plus proche du pont, traverser la route que suivait d’ordinaire la sentinelle, et se diriger d’un pas rapide, mais ferme, vers la lisière du bois.

Il aurait été naturel qu’Arthur, bien qu’on l’eût averti de ne rien demander aux personnes qui sortaient du château, et de n’arrêter que celles qui voulaient s’y introduire, adressât néanmoins quelques mots, quelques mots seulement, ne fût-ce que par simple politesse, à la jeune fille qui passait ainsi devant son poste ; mais son apparition inattendue lui ôta pour l’instant et la parole et le mouvement ; il lui sembla que son imagination avait créé un fantôme présentant à ses sens troublés la forme et les traits de la personne qui occupait exclusivement son esprit, et il resta muet en partie au moins par crainte, pensant qu’il ne voyait qu’un être immatériel et non de ce monde.

Il n’eût pas été moins naturel qu’Anne de Geierstein eût montré de quelque manière qu’elle reconnaissait un individu qui avait passé un temps considérable sous le même toit qu’elle, qui avait été souvent son cavalier à la danse, et le compagnon de ses courses ; mais elle ne manifesta pas le moindre signe de reconnaissance, ne regarda même pas de son côté en passant : ses yeux étaient tournés vers le bois qu’elle gagnait d’une démarche rapide et assurée, et elle était cachée par le feuillage avant qu’Arthur pût recueillir suffisamment ses idées pour décider quel parti il prendrait.

Son premier mouvement fut de se fâcher contre lui-même pour l’avoir laissée sortir sans l’interroger, lorsque le hasard pouvait faire que, dans une mission qui l’appelait au dehors à une heure et dans un lieu si extraordinaires, il trouvât l’occasion de l’aider de ses secours, ou du moins de ses avis. Ce sentiment prédomina d’abord si fortement tous les autres, qu’il courut vers l’endroit où il avait vu disparaître le pan de sa robe, et l’appelant par son nom aussi haut que la crainte de donner l’alarme dans le château le lui permettait, il la conjura de revenir et de l’écouter, ne fût-ce encore que pour un court instant ; mais il ne reçut aucune réponse ; et quand les branches des arbres commencèrent à s’obscurcir au dessus de sa tête, et à intercepter le clair de lune, il se rappela qu’il avait quitté son poste et qu’il exposait ainsi au danger d’une surprise ses compagnons de voyage qui se confiaient dans sa vigilance.

Il se hâta donc de retourner à la porte du château l’esprit rempli de doutes plus inextricables et d’une anxiété plus vive encore qu’au commencement de sa garde. Il se demanda vainement dans quel dessein cette jeune et modeste fille, dont les manières étaient franches, mais dont la conduite avait toujours paru si pleine de délicatesse et de réserve, pouvait sortir à minuit comme une demoiselle errante de roman, lorsqu’elle était dans une contrée étrangère et dans un voisinage suspect. Il rejeta néanmoins avec la même horreur qu’il aurait eue d’un blasphème toute interprétation qui aurait pu jeter du déshonneur sur Anne de Geierstein. Non, elle était incapable de rien faire dont pût rougir un amant. Mais rapprochant son agitation de la soirée de sa sortie du château, seule et sans défense, à une pareille heure, Arthur conclut nécessairement qu’il devait exister quelque raison puissante, et, suivant toute probabilité, d’une nature peu agréable… « Je vais épier son retour, » se dit-il intérieurement, « et si elle m’en donne l’occasion, je lui assurerai qu’il y a dans son voisinage un cœur fidèle qui est tenu par l’honneur et la reconnaissance à verser jusqu’à la dernière goutte de son sang, si en le faisant il peut la garantir du moindre ennui. Ce n’est pas ici une sotte passion de roman que le sens commun a droit de me reprocher ; c’est uniquement accomplir un devoir que je suis tenu, que je suis obligé de remplir ; autrement il me faudrait renoncer à tout jamais au titre d’homme d’honneur. »

Néanmoins, à peine le jeune homme se croyait-il fixé sur une résolution qui semblait inébranlable, qu’il retomba dans ses premières incertitudes. Il réfléchit qu’Anne pouvait avoir le désir de visiter la ville voisine où son père avait des amis, d’après l’invitation qui lui en avait été faite la veille. C’était, il est vrai, choisir une heure singulière pour un tel dessein ; mais Arthur savait que les jeunes Helvétiennes ne redoutaient ni les promenades solitaires ni les heures indues, et qu’Anne aurait pu parcourir au clair de lune, sur les montagnes de son pays, un espace plus considérable que celui qui séparait le lieu de leur campement de Bâle, pour voir un ami malade ou dans quelque but semblable. La presser alors de le prendre pour confident serait impertinence, non bonté ; et comme elle avait passé devant lui sans remarquer le moins du monde sa présence, il était évident qu’elle ne voulait pas le mettre de son secret, et que probablement elle ne se trouvait engagée dans aucune difficulté où ses secours pourraient lui être utiles. Dans ce cas, le devoir d’un homme délicat était de lui permettre de rentrer comme elle était sortie, sans la voir ni la questionner, la laissant tout-à-fait libre de taire ou de communiquer le motif de son excursion.

Une autre idée particulière à l’époque lui passa aussi par la tête, quoiqu’elle ne fît pas grande impression sur lui. Cette image, d’une ressemblance si parfaite avec Anne de Geierstein, pouvait être une déception de la vue, ou bien une de ces apparitions fantastiques à l’égard desquelles on contait tant d’histoires dans tous les pays, et dont la Suisse, comme Arthur le savait bien, avait sa bonne part ainsi que l’Allemagne. Les sentiments intérieurs et indéfinissables qui l’empêchaient d’accoster la jeune fille, comme il lui aurait été naturel de le faire, sont aisément expliqués par la supposition que son corps mortel se refusait à une rencontre avec un être d’une nature différente. Les magistrats de Bâle avaient aussi laissé échapper certaines expressions qui pouvaient donner à entendre que le château était hanté par des êtres d’un autre monde. Mais quoique la croyance générale à ces apparitions surnaturelles empêchât l’Anglais d’être positivement incrédule à ce sujet, néanmoins les instructions de son père, homme d’une grande intrépidité et d’un bon sens remarquable, lui avaient appris à être extrêmement réservé, lorsqu’il s’agissait d’expliquer une chose par l’intervention d’une puissance inconnue, et surtout qu’on pouvait en chercher l’explication dans des causes ordinaires : il chassa donc sans peine tout sentiment de crainte superstitieuse, qui se rattachât un instant à son aventure nocturne ; il résolut enfin d’écarter toute conjecture inquiétante à ce sujet, et d’attendre fermement, sinon patiemment, le retour de la belle vision, qui, s’il n’expliquait pas absolument le mystère, semblait du moins présenter la seule chance d’y jeter quelque lumière.

S’en tenant donc à ce dessein, il se mit à parcourir l’espace où il pouvait se promener comme sentinelle, les yeux fixés sur la partie de la forêt où il avait vu la forme chérie disparaître, et ne se rappelant plus pour un moment qu’il avait été mis en faction pour toute autre chose que pour observer son retour. Mais il fut tiré de cette distraction par un son lointain qui retentit dans le bois, assez semblable à un cliquetis d’armes. Rappelé tout-à-coup au sentiment de son devoir, d’où dépendaient la sûreté de son père et celle de ses compagnons de voyage, Arthur se posta sur le pont momentané où la résistance devait lui être plus facile, et il s’appliqua de l’œil et de l’oreille à épier le péril qui approchait. Le bruit des armes et des pas se fit de plus en plus entendre… Des lances et des casques sortirent du feuillage sombre de la forêt, et brillèrent au clair de lune. Mais les formes robustes de Rudolphe Donnerhugel, qui marchait en avant, furent aisément reconnues, et annoncèrent à notre sentinelle le retour de la patrouille. Lorsqu’elle approcha du pont, le mot d’ordre et l’échange de signes et de contresignes usités en pareilles occasions eurent lieu de la manière convenue, et tandis que les hommes de sa troupe défilaient l’un après l’autre dans le château, Rudolphe leur commanda d’éveiller leurs camarades pour qu’il recommençât une nouvelle patrouille avec eux, et en même temps d’envoyer une sentinelle relever Arthur Philipson, dont la faction sur le pont-levis était alors terminée. Ce dernier fait fut confirmé par le son retentissant, bien qu’éloigné, de la principale horloge de la ville de Bâle qui, se prolongeant à travers les plaines et les forêts, annonça qu’il était minuit.

« Et maintenant, camarade, » continua Rudolphe en s’adressant à l’Anglais, « l’air froid et une longue faction vous ont-ils déterminé à vous en aller prendre de la nourriture et du repos, ou avez-vous toujours l’intention de partager nos rondes ? "

Arthur aurait beaucoup mieux aimé rester à la place où il était, dans le dessein d’épier le retour d’Anne de Geierstein après sa mystérieuse excursion. Il ne lui était pas facile néanmoins de trouver une excuse satisfaisante, et il ne se souciait pas de laisser concevoir au fier Donnerhugel le moindre soupçon qu’il fût inférieur en cuivrage ou en force pour supporter la fatigue à aucun des vigoureux montagnards dont il était devenu, pour le moment, compagnon. Il n’hésita donc pas même un instant ; mais tandis qu’il restituait la pertuisane qu’on lui avait prêtée au paresseux Sigismond, qui venait du château en bâillant et en se traînant comme un individu dont le sommeil a été interrompu très désagréablement dans le moment même où il était le plus profond et le plus doux, il fit savoir à Rudoiphe qu’il se proposait toujours de l’accompagner dans sa tournée de reconnaissance. Ils furent bientôt rejoints par le reste de la patrouille, où se trouvait Rudiger, fils aîné du landamman d’Unterwalden ; et lorsque, conduits par le champion bernois, ils eurent atteint la lisière du bois, Rudolphe commanda à trois d’entre eux de suivre Rudiger Riederman.

« Tu feras ta ronde du côté gauche, dit le Rémois ; moi, je prendrai sur la droite… Tâche de ne rien laisser échapper, et nous nous retrouverons gaîment au lieu convenu. Prends un des chiens avec toi. Je garde Wolf-Fanger qui dépistera un Bourguignon aussi aisément qu’un ours. »

Rudiger se dirigea vers la gauche avec sa troupe, suivant les instructions qu’il avait reçues ; et Rudolphe, envoyant un de ses hommes en avant, commandant à un autre de rester en arrière, ordonna au troisième de les suivre lui et Arthur Philipson, qui formèrent ainsi le corps principal de la patrouille. Priant l’homme qui les accompagnait de se tenir assez loin pour qu’ils pussent causer librement, Rudolphe s’adressa au jeune Anglais avec la familiarité que leur amitié récente avait établie entre eux… « Et maintenant, roi Arthur, que pense Sa Majesté d’Angleterre de notre jeunesse suisse ? Pourrait-elle gagner le prix dans les joutes ou les tournois : qu’en dites-vous, noble prince ? ou nous rangerait-on simplement parmi les lâches chevaliers de Cornouailles ? — Quant aux joutes et aux tournois, je ne puis répondre, » dit Arthur, cherchant à bannir toute distraction, « car je n’ai jamais vu personne de vous monter un coursier ni tenir une lance en arrêt. Mais si des membres vigoureux et des cœurs intrépides doivent entrer en considération, je pense que vos braves Suisses ne le céderaient aux soldats d’aucun pays du monde, où l’on estime la valeur, qu’elle réside dans le cœur ou dans la main. — Tu nous rends justice, jeune Anglais ; et sache que nous n’avons pas moins bonne opinion de toi : je vais t’en donner à l’instant la preuve. Tu parlais tout-à-l’heure de chevaux : je m’y connais fort peu ; cependant, je crois que tu n’achèterais pas un coursier lorsque tu l’as seulement vu couvert de ses harnais, ou embarrassé d’une selle et d’une bride, mais que tu désirerais l’examiner dépouillé de tout et dans un état naturel de liberté. — Mais certainement oui. Tu as parlé là-dessus comme si tu étais né dans un district nommé Yorkshire, qu’on appelle la partie la plus joyeuse de la joyeuse Angleterre. — Je te disais donc que tu n’as vu notre jeunesse suisse qu’à moitié, puisque tu ne l’as vue encore que respectueusement soumise aux anciens de nos cantons, ou tout au plus se livrant aux exercices des montagnes ; ces exercices peuvent bien montrer la force et l’agilité extérieures de nos jeunes gens, mais non pas faire connaître le courage et la persévérance qui guident et dirigent cette force et cette activité lorsqu’il s’agit de hautes entreprises. »

Le Suisse désirait probablement que ces remarques excitassent la curiosité de l’étranger. Mais l’Anglais avait l’image, l’air et la forme d’Anne de Geierstein, lorsqu’elle était passée devant lui à l’heure silencieuse de sa faction, trop constamment présents à son esprit pour entamer volontairement un sujet de conversation tout-à-fait étranger à ce qui l’occupait d’une façon si exclusive. Il s’efforça donc simplement de répondre avec politesse qu’il ne doutait pas que son estime pour les Suisses, jeunes et vieux, n’augmentât en proportion de la connaissance plus intime qu’il ferait de cette nation.

Il garda alors le silence ; et Donnerhugel, désappointé peut-être de n’avoir pas réussi à piquer sa curiosité, marcha muet aussi à côté de l’Anglais. Cependant Arthur réfléchissait, à part lui, s’il devait communiquer à son compagnon la circonstance qui occupait son propre esprit dans l’espérance que le parent d’Anne de Geierstein, et l’ancien ami de sa maison, pourrait jeter quelque jour sur cet événement.

Mais il sentit naître dans son âme une répugnance insurmontable à causer avec le jeune Suisse sur un sujet dans lequel Anne était intéressée. Que Rudolphe prétendît à ses faveurs, il était difficile d’en douter ; et quoique Arthur, si la question lui en eût été faite, aurait dû répondre par convenance qu’il ne prétendait lui-même à rien, néanmoins il ne pouvait supporter l’idée que son rival pût être plus heureux, et ç’aurait été avec déplaisir qu’il l’aurait entendu prononcer le nom de la jeune personne.

C’était peut-être par suite de cette secrète irritabilité qu’Arthur, malgré tous ses efforts pour cacher et bannir ce sentiment, ressentait encore une espèce de rancune contre Rudolphe Donnerhugel, dont la familiarité franche, mais un peu grossière, se mêlait à certain air de protection et de patronage, qu’il semblait au jeune homme n’avoir aucun droit de prendre. Il répondait, à la vérité, aux manières ouvertes du Bernois, par une égale franchise, mais il était de temps à autre tenté de repousser le ton de supériorité qui les accompagnait toujours. Les circonstances de leur duel n’avaient donné au Suisse nulle raison de prendre cet air de triomphe, et Arthur n’était pas disposé à se mettre du nombre des jeunes Helvétiens, sur lesquels Rudolphe exerçait une véritable autorité, du consentement général. Philipson goûtait si peu cette affectation de supériorité, que la misérable plaisanterie qui consistait à l’appeler le roi Arthur, et qui ne le touchait nullement lorsqu’elle lui était adressée par quelqu’un de la famille Biederman, lui paraissait offensante quand Rudolphe prenait la même liberté ; de sorte qu’il se trouvait souvent dans la fâcheuse position d’un homme qui est intérieurement irrité, sans avoir aucun moyen extérieur de manifester convenablement sa colère. Sans doute, l’origine de toute cette haine cachée contre le jeune Bernois était un sentiment de rivalité, mais ce sentiment, Arthur n’osait se l’avouer à lui-même. Il était assez puissant néanmoins pour faire passer l’envie qu’il avait eue d’abord de parler à Rudolphe de l’incident nocturne qui l’intéressait ; et comme ils avaient laissé tomber aussitôt le sujet de conversation entamée, ils marchaient l’un à côté de l’autre en silence, « la barbe sur l’épaule, » comme dit l’Espagnol, c’est-à-dire, regardant autour d’eux dans toutes les directions, et remplissant ainsi le devoir d’une sentinelle vigilante.

Enfin, après une promenade d’un mille environ, à travers les bois et la campagne, au moment où ils se trouvèrent avoir fait autour des ruines de Graff’s-Lust un circuit assez étendu pour qu’on fût certain qu’il n’existait aucune embuscade entre eux et ces ruines, le vieux chien, conduit par la vedette qui marchait en avant, s’arrêta et poussa un sourd glapissement.

« Eh bien ! qu’est-ce, Wolf-Fanger ? » dit Rudolphe s’avançant. « Quoi donc, vieux drôle, ne distingues-tu pas les amis des ennemis ? Allons, que dis-tu maintenant, toute réflexion faite ?… il ne faut pas perdre ta réputation à ton vieil âge… flaire encore. »

Le chien leva la tête, flaira l’air autour de lui, comme s’il comprenait ce qu’avait dit son maître, puis remua la tête et la queue, comme pour lui répondre.

« À la bonne heure, t’y voilà à présent, » dit Donnerhugel, passant sa main sur le dos de l’animal ; « les secondes pensées valent de l’or ; tu vois donc que ce n’est qu’un ami ? »

Le chien agita encore la queue, et se remit en marche aussi tranquillement qu’auparavant. Rudolphe revint à sa place, et son compagnon lui dit :

« Nous allons bientôt rencontrer Rudiger et nos camarades, je suppose, et le chien entend le bruit de leurs pas avant que nous puissions l’entendre. — Il est difficile que ce soit déjà Rudiger, répondit le Bernois ; sa ronde autour du château est d’une circonférence plus vaste que la nôtre… Quelqu’un approche pourtant, car Wolf-Fanger s’émeut de nouveau… Regardez bien de tous les côtés. »

Lorsque Rudolphe donna ainsi l’alerte à toute sa petite troupe, elle entrait dans une vaste clairière où l’on apercevait à une distance considérable les uns des autres quelques vieux pins d’une grandeur gigantesque, qui paraissaient encore plus hauts et plus noirs que de coutume, car leurs larges cimes noires et leurs branches dépouillées se détachaient à merveille sur un ciel pur, éclairé par les rayons blanchâtres de la lune. « Ici du moins, dit le Suisse, nous aurons l’avantage de voir clairement approcher l’ennemi. Mais je pense, » ajouta-t-il, après avoir regardé pendant une minute, « ce n’est qu’un loup ou un daim qui a traversé notre route, et l’odeur trouble le chien… Holà ! arrêtez !… oui, c’est cela ; il va en avant. »

Le chien s’avança en effet, après avoir donné quelque signe de doute, d’incertitude et même de crainte. Il est probable néanmoins qu’il se réconcilia avec l’objet qui l’avait d’abord inquiété, puisqu’il reprit encore une fois sa démarche ordinaire.

« C’est singulier ! dit Arthur Philipson ; et il me semble que j’ai aperçu quelque chose près de ce buisson, où des pieds d’aubépine et de noisetiers entourent, autant que j’en puis juger, les troncs de quatre ou cinq gros arbres. — Mes yeux se sont arrêtés sur ce même buisson plus de cinq minutes, et je n’ai rien vu, dit Rudolphe. — Eh bien, moi, répondit le jeune Anglais, j’ai vu remuer un objet, quel qu’il soit, pendant que vous ne vous occupiez que de votre chien. Et, avec votre permission, j’irai en avant, et j’examinerai le buisson. — Si vous étiez à proprement parler sous mes ordres, répliqua Donnerhugel, je vous ordonnerais de ne pas bouger. Si ce sont des ennemis, il est essentiel que nous restions ensemble. Mais vous êtes volontaire parmi nous, et en conséquence vous pouvez agir librement. — Je vous remercie, » répliqua Arthur, et il s’éloigna aussitôt.

Il sentit à la vérité dans le moment qu’il n’agissait pas d’une manière très polie comme individu, ni peut-être très louable comme soldat, et qu’il aurait dû obéir pour l’instant au capitaine de la troupe dans laquelle il s’était enrôlé. Mais, d’autre part, l’objet qu’il avait vu, quoique à distance et imparfaitement, semblait avoir une grande ressemblance avec cette image d’Anne de Geierstein, qui s’était évanouie devant ses yeux, une heure ou deux auparavant, sous ce couvert de la forêt, et la curiosité insurmontable qui le portait à s’assurer si ce n’était pas la jeune fille en personne ne lui permettait d’écouter aucune autre considération.

Avant que Rudolphe eût achevé sa courte réplique, Arthur était déjà à mi-chemin du buisson. Il était, à en juger de loin, de peu d’étendue et peu propre à cacher une personne, à moins qu’elle ne se couchât tout-à-fait dans le taillis et sous les broussailles. Quelque chose de blanc, qui portait la taille et la forme humaine, lui avait aussi apparu d’une manière distincte, suivant lui, parmi les troncs d’un rouge foncé et les broussailles brunes qui étaient devant lui. Si c’était Anne de Geierstein qu’il avait vue une seconde fois, il fallait qu’elle eût quitté le chemin le plus découvert, dans le désir sans doute de n’être pas remarquée ; et quel droit, quel titre avait-il de diriger sur elle l’attention de la patrouille ? Il croyait avoir remarqué qu’en général la jeune fille repoussait plutôt qu’elle n’encourageait les soins de Rudolphe Donnerhugel, ou que, s’il eût été impoli de les rejeter entièrement, elle les acceptait sans les encourager. N’était-il pas inconvenant de troubler sa promenade solitaire, bizarre à la vérité, vu les lieux et l’heure, mais que, sous ce rapport même, elle pouvait encore désirer davantage cacher à l’observation d’un individu qui lui était désagréable ? Même, n’était-il pas possible que Rudolphe tirât avantage pour son amour, qui autrement ne serait jamais agréé, de la connaissance d’un secret que la jeune fille aurait désiré tenir toujours caché ?

Tandis que ces réflexions se succédaient dans son esprit, Arthur fit une pause, les yeux fixés sur le buisson, dont il était alors à peine éloigné de trente pas ; et, quoiqu’il l’examinât avec tout le soin minutieux que lui commandaient son incertitude et son anxiété, il était tourmenté intérieurement par l’idée qu’il serait plus sage de retourner vers ses compagnons, et de dire à Rudolphe que ses yeux l’avaient trompé.

Mais pendant qu’il était encore indécis s’il avancerait ou reculerait, l’objet qui s’était déjà montré se montra de nouveau près du buisson, et avança droit vers lui, portant, comme la première fois, le costume et la figure exacte d’Anne de Geierstein… Cette vision (car le lieu, l’heure et la soudaineté de l’apparition la faisaient ressembler plutôt à une illusion qu’à une réalité) frappa Arthur d’une surprise qui tenait beaucoup de la frayeur. La figure passa à quatre pieds de lui, sans qu’elle lui adressât la parole, sans qu’elle parût le moins du monde le reconnaître, et dirigeant sa course à droite de Rudolphe et des deux ou trois hommes qui étaient avec lui, elle se perdit de nouveau au milieu des broussailles et des inégalités du terrain.

Le jeune homme fut encore une fois réduit à une extrême perplexité ; et il ne fut tiré de la stupeur dans laquelle il était tombé, qu’en entendant retentir à son oreille la voix de Rudolphe qui lui disait : « Eh bien ! qu’est-ce à dire, roi Arthur ?… dormez-vous ? êtes-vous blessé ? — Ni l’un ni l’autre, » dit Philipson revenant à lui ; « je suis seulement fort étonné ! — Étonné ! et de quoi, très royal… ? — Trêve de plaisanteries, » répliqua Arthur d’un ton assez grave, « et répondez-moi en homme d’honneur… Ne vous a-t-elle pas rencontré ? ne l’avez-vous pas vue ? — Vue !… qui, vue ? Je n’ai vu personne, et je jurerais que vous n’avez vu personne non plus, car je vous ai toujours suivi des yeux depuis que vous êtes parti, excepté deux ou trois minutes ; si vous avez aperçu quelque chose, pourquoi n’avoir pas donné l’alarme ? — Parce que c’était seulement une femme, » répondit Arthur à voix basse.

« Seulement une femme ! » répéta Rudolphe d’un ton de mépris. « Sur ma parole ! roi Arthur, si je n’avais pas vu parfois de jolies étincelles de valeur jaillir de vous, je serais disposé à croire que vous n’avez vous-même qu’un courage de femme. Il est étrange qu’une ombre la nuit et un précipice en plein jour ébranlent cette hardiesse dont vous avez si souvent donné des preuves…

« Et je ne manquerai pas d’en donner encore lorsque l’occasion l’exigera, » interrompit l’Anglais recouvrant sa présence d’esprit ; « mais je vous jure que si je vous parais maintenant effrayé, ce n’est pas à une crainte simplement terrestre que mon esprit a cédé un instant. — Continuons notre promenade, dit Rudolphe, nous ne devons pas négliger la sûreté de nos amis. Cette apparition dont vous parlez peut n’être qu’une ruse inventée pour nous faire manquer h notre devoir. »

Ils continuèrent alors leur route à travers les taillis éclairés par la lune ; une minute de réflexion rendit au jeune Philipson toute sa mémoire, et avec sa mémoire, la conviction pénible qu’il avait joué un rôle ridicule et indigne de lui en présence de la dernière personne, parmi les hommes du moins, qu’il aurait voulu jamais choisir pour être témoin de sa faiblesse.

Il parcourut rapidement les rapports qui existaient entre lui-même, Donnerhugel, le landamman, sa nièce et le reste de cette famille ; et, contrairement à l’opinion qu’il avait d’abord conçue, il arrêta dans son esprit que son devoir lui ordonnait de déclarer au chef immédiat sous lequel il s’était placé l’apparition qu’il avait deux fois remarquée dans le cours de la nuit. Il peut y avoir des circonstances de famille… l’accomplissement d’un vœu peut-être, ou quelque raison semblable, qui expliquent à ses parents la conduite de cette jeune personne. D’ailleurs il était pour le moment soldat de service, et ces mystères pouvaient être liés à des malheurs qu’il fallait prévoir, contre lesquels il fallait se mettre en garde : en tous cas, ses compagnons avaient droit à savoir ce qu’il avait vu. On doit supposer que cette résolution fut adoptée lorsque le sentiment du devoir et la honte de la faiblesse qu’il avait montrée eurent un instant refroidi l’ardeur personnelle d’Arthur pour Anne de Geierstein, ardeur que pouvait aussi diminuer la mystérieuse incertitude que les événements de la nuit avaient répandue comme un épais brouillard autour de celle qui en était l’objet.

Tandis que les réflexions de l’Anglais prenaient ce tour, son capitaine, ou son camarade, après plusieurs minutes de silence, lui adressa enfin la parole.

« Je crois, dit-il, mon cher compagnon, que, comme je suis actuellement votre officier, j’ai quelque droit à entendre de vous le rapport de ce que vous venez de voir, puisqu’il n’y a qu’une chose importante qui ait pu agiter si violemment un esprit aussi solide que le vôtre. Mais si dans votre opinion la sûreté générale exige que vous différiez votre rapport jusqu’à notre retour au château, pour le faire alors en particulier au landamman lui-même, vous n’avez qu’à dire un mot ; et loin de vous presser de m’accorder à moi personnellement votre confiance, quoique j’espère ne pas m’être rendu indigne, je vous autoriserai à nous quitter et à retourner tout de suite au château. »

Cette proposition toucha celui à qui elle était faite précisément à l’endroit sensible. Une demande péremptoire de sa confiance aurait été peut-être refusée ; mais le ton modéré et conciliant avec lequel cette requête fut adressée s’accordait alors avec les réflexions de l’Anglais.

« Capitaine, dit-il, je sens que je dois vous rapporter ce que j’ai vu cette nuit : la première fois, mon devoir n’exigeait pas que je le fisse, et maintenant que j’ai aperçu de nouveau la même apparition, je suis resté quelques minutes tellement surpris de ce qu’ont vu mes yeux, que j’ai encore de la peine à trouver des paroles pour m’exprimer. — Comme je ne puis deviner ce que vous avez à dire, répliqua le Bernois, je vous prierai d’être plus clair. Nous ne sommes que de méchants devineurs d’énigmes, nous autres Suisses à tête dure. — C’est pourtant une énigme que je vais vous soumettre, Rudolphe Donnerhugel, répliqua l’Anglais, et une énigme dont je suis moi-même loin de pouvoir découvrir le sens. » Il continua alors, quoique non sans hésiter : « Tandis que vous faisiez votre première patrouille dans les ruines, une femme venant du château a traversé le pont, a passé devant moi sans me dire un seul mot, et s’est évanouie dans l’obscurité de la forêt. — Ah ! » s’écria Donnerhugel ; et il ne fit pas d’autre réponse.

Arthur reprit : « Il n’y a pas encore cinq minutes que la même forme de femme est passée une seconde fois devant moi, sortant du petit buisson et du groupe d’arbres, et qu’elle a disparu sans m’avoir adressé la parole. Sachez encore que cette apparition avait la taille, la figure, la démarche et le costume de votre parente, Anne de Geierstein. — C’est assez singulier ! » dit Rudolphe d’un ton d’incrédulité ; « je ne dois pas, je pense, hésiter à vous croire, car vous regarderiez un doute de ma part comme une mortelle injure… telle est votre chevalerie du Nord ; cependant permettez-moi de vous dire que j’ai des yeux aussi bien que vous, et c’est à peine s’ils vous ont quitté d’une minute. Nous n’étions point à cinquante pas de l’endroit où je vous ai trouvé confus et ébahi ; comment donc aurions-nous pu ne pas voir aussi ce que vous dites et croyez avoir vu ? — Je ne puis vous répondre là-dessus : peut-être vos yeux n’étaient-ils pas absolument fixés sur moi durant le court espace de temps où j’ai vu cette femme… peut-être n’était-elle visible, comme il arrive souvent, dit-on, pour les apparitions fantastiques, que pour une seule personne à la fois. — Vous supposez donc que l’apparition était imaginaire ou fantastique ? — Que vous dirai-je ? l’Église ordonne de croire qu’il existe de pareilles choses ; et assurément il est plus naturel de penser que cette apparition est une illusion toute pure que de supposer Aune de Geierstein, cette fille modeste et bien élevée, capable d’aller courir les bois à une heure indue, quand la sûreté et les convenances lui commandaient expressément de rester à la maison. — Il y a beaucoup de bon dans ce que vous dites ; et pourtant il court certaines histoires, quoiqu’on se soucie fort peu de les répéter, qui pourraient donner à entendre qu’Anne de Geierstein ne ressemble pas tout-à-fait aux autres filles, et qu’elle a été souvent rencontrée en corps et en esprit dans des lieux où elle n’aurait guère pu arriver par ses propres efforts seulement, et sans secours étranger. — Ah ! si jeune, si belle, et déjà liguée avec l’ennemi du genre humain ! C’est impossible. — Je ne dis pas qu’il en soit ainsi, et je n’ai pas maintenant le loisir de vous expliquer plus complètement ma pensée. Quand nous serons de retour au château de Graff’s-Lust, je pourrai vous en dire davantage. Mais je vous ai mis de cette patrouille particulièrement pour vous présenter à quelques amis que vous serez content de connaître, et qui désirent faire votre connaissance : or c’est ici que je m’attends à les rencontrer. »

En parlant ainsi, il tourna un angle de rocher faisant saillie, et une scène inattendue se présenta aux yeux du jeune Anglais.

Dans une espèce d’encoignure ou grotte abritée par un roc saillant, brûlait un grand feu de bois, et à l’entour étaient assis, couchés ou étendus, douze ou quinze jeune gens qui portaient le costume suisse, mais décoré d’ornements et de broderies qui réfléchissaient l’éclat des flammes. La lumière rouge était renvoyée par les coupes d’argent qui circulaient de main en main avec les flacons destinés à les remplir. Arthur put aussi remarquer les restes d’un festin auquel on semblait avoir récemment rendu les honneurs convenables.

Les convives se levèrent gaîment à la vue de Donnerhugel et de son camarade, et le saluèrent, tant il était facile à distinguer par sa taille, du titre de capitaine, prononcé avec chaleur et enthousiasme, tandis qu’en même temps toute tendance à de bruyantes acclamations était prudemment repoussée. Leur zèle indiquait que Rudolphe était on ne peut mieux venu… leur précaution, qu’il venait secrètement et qu’on devait le recevoir avec mystère.

Au salut général, il répondit : « Je vous remercie, mes braves camarades. Rudiger vous a-t-il rejoints ? — Tu vois que non, répliqua un de la bande ; si nous l’avions aperçu, nous l’aurions retenu ici jusqu’à ton arrivée, brave capitaine. — Il a fait trop lentement sa patrouille, dit le Bernois. Nous avons été aussi retardés, nous ; pourtant nous sommes ici avant lui. J’amène avec moi, camarades, le brave Anglais dont je vous ai parlé comme un digne associé de notre audacieuse entreprise. — Il est le bienvenu, le très bienvenu parmi nous, » dit un jeune homme à qui ses vêtements bleu d’azur et richement brodés donnaient un air d’autorité ; « il est très bienvenu s’il apporte avec lui un cœur et une main disposés à servir notre noble cause. — Je suis responsable de l’un et de l’autre, répliqua Rudolphe. Passez donc la coupe au succès de notre glorieuse entreprise et à la santé de notre nouvel associé ! »

Tandis qu’ils remplissaient les coupes d’un vin de qualité beaucoup supérieure à tous ceux qu’Arthur avait encore bus dans ces régions, il jugea convenable, avant de s’engager par cette espèce de serment, de connaître le but secret de l’association qui semblait désirer le recevoir dans son sein.

« Avant de vous promettre mes humbles services, puisqu’il vous plaît de les désirer, permettez-moi, mes beaux messieurs, dit-il, de vous demander l’objet et le caractère de l’entreprise à laquelle ils doivent être consacrés. — L’aurais-tu amené ici, » demanda le cavalier vêtu de bleu à Rudolphe, « sans l’avoir pleinement satisfait toi-même sur ce point ? — Ne t’en inquiète pas, Laurenz, répondit le Bernois ; je connais mon homme… Apprenez donc, mon cher ami, » continua-t-il en s’adressant à l’Anglais, « que mes camarades et moi nous sommes déterminés à proclamer avant peu la liberté du commerce suisse, et à résister jusqu’à la mort, s’il est nécessaire, à toute demande illégale et vexatoire de la part de nos voisins. — Je n’ignore pas, dit le jeune Anglais, que votre députation se rend auprès du duc de Bourgogne pour lui présenter des remontrances à cet effet. — Écoutez-moi, reprit Rudolphe. Il est fort probable qu’il nous faudra discuter la question par les armes bien long-temps avant de voir la très auguste et très gracieuse figure du duc de Bourgogne. C’est par suite de son influence que Bâle, ville neutre et appartenant à l’empire, nous a fermé ses portes : nous devons donc nous attendre à une réception pire lorsque nous serons entrés sur ses domaines. Nous avons même des raisons de penser que nous aurions déjà ressenti les effets de sa haine sans la vigilance que nous avons déployée cette nuit. Des cavaliers, venus dans la direction de La Ferette, ont ce soir même reconnu nos postes, et s’ils ne nous eussent pas trouvés sur nos gardes, nous aurions été indubitablement attaqués dans nos quartiers. Mais, puisque nous avons échappé aujourd’hui, il faut prendre nos précautions pour demain. C’est pourquoi un grand nombre des plus braves jeunes gens de la ville de Bâle, irrités de la pusillanimité de leurs magistrats, sont décidés à se joindre à nous pour laver la tache de déshonneur que la lâche inhospitalité de leur magistrature a imprimée à leur ville natale. — Et notre besogne sera faite avant que le soleil, qui va se lever dans deux heures, soit rentré dans les ténèbres de l’occident, » dit le cavalier bleu ; et les personnes du groupe exprimèrent leur assentiment.

« Mes chers messieurs, » répliqua Arthur quand le silence se fut rétabli, « permettez-moi de vous rappeler que l’ambassade à laquelle vous servez d’escorte est essentiellement pacifique, et que les gens qui l’accompagnent doivent éviter toute chose qui pourrait augmenter les différends qu’elle a mission de concilier. Nous ne pouvons donc nous attendre à recevoir d’insulte dans les domaines du duc, car les privilèges des envoyés sont respectés dans tous les pays civilisés, et je suis sûr que vous ne voudrez vous en attirer aucune. — Nous pouvons néanmoins être exposés à des affronts, répliqua le Bernois, et encore par rapport à vous, Arthur Philipson, à vous et à votre père. — Je ne vous comprends pas. — Votre père est marchand et porte avec lui des marchandises de petit volume, mais de haute valeur. — C’est la vérité, et qu’en résulte-t-il ? — Parbleu ! c’est que si on n’y fait pas attention, le mâtin de Bourgogne deviendra vraisemblablement héritier d’une bonne partie de vos soies, de vos satins et de vos bijouteries. — Des soieries, des satins, des bijoux ! s’écria un autre des assistants : de telles marchandises ne passeront pas libres de taxe à la porte d’une ville où règne l’autorité d’Archibald d’Hagenbach. — Mes bons messieurs, » reprit Arthur après un moment de réflexion, « ces marchandises appartiennent à mon père, non à moi ; c’est donc son affaire, non la mienne, de décider quelle portion il consentira à abandonner pour paiement des droits, plutôt que de donner occasion à une querelle qui pourrait être aussi préjudiciable aux compagnons de voyage qui l’ont admis dans leur société qu’à lui-même. Je puis seulement dire qu’il est conduit à la cour de Bourgogne par d’importantes affaires qui doivent lui faire désirer d’y arriver en paix avec tout le monde ; et je suis intimement convaincu que plutôt que de courir le danger d’une contestation avec la garnison de La Ferette, et de s’exposer à perdre ses marchandises, il aimerait mieux sacrifier volontairement tout ce qu’il a maintenant avec lui. Je dois donc vous prier, messieurs, de m’accorder le temps de le consulter sur ce point, et je vous assure que s’il juge convenable de résister au paiement de ces droits à la Bourgogne, vous trouverez en moi un homme déterminé à se battre jusqu’à la dernière goutte de son sang. — À merveille, roi Arthur, dit Rudolphe, vous êtes un scrupuleux observateur du quatrième commandement, et vos jours seront longs sur la terre. Ne supposez pas que nous négligions le même devoir, tout en nous regardant comme tenus d’assurer en premier lieu le bien-être de notre patrie, mère commune de nos pères et de nous-mêmes. Mais, comme vous connaissez notre profond respect pour le landamman, vous ne devez pas craindre que nous allions volontairement l’offenser eu engageant des hostilités témérairement ou sans de puissantes raisons ; et si l’on tentait de dépouiller son hôte, il y opposerait pour sa part une vigoureuse résistance. J’avais espéré vous trouver, vous et votre père, plus prompts à ressentir une si grave injustice. Néanmoins, si votre père incline pour présenter sa toison à tondre à Archibald d’Hagenbach, dont les ciseaux, il le reconnaîtra, font fort joliment place nette, il serait inutile et impoli à nous d’y apporter obstacle. En attendant, vous avez l’avantage de savoir qu’en cas où le gouverneur de La Ferette se montrerait disposé à vous ôter la peau, aussi bien que la toison, vous aurez sous la main plus d’hommes que vous ne croyez, et vous les trouverez également capables et jaloux de vous prêter un prompt secours. — À ces conditions, répondit l’Anglais, je fais mes remercîments à ces messieurs de Bâle, ou de quelque autre pays qu’ils puissent venir, et je bois fraternellement cette coupe à notre plus ample et plus intime connaissance. — Santé et prospérité aux cantons unis et à leurs amis ! répliqua le cavalier bleu. Mort et confusion à tous les autres ! »

Les coupes furent remplies, et, au lieu de salves d’applaudissements, les jeunes gens réunis témoignèrent leur dévouement inébranlable à la cause qui était ainsi annoncée, en se serrant la main et en brandissant leurs armes avec des gestes fiers, mais sans aucun bruit.

« C’est ainsi, dit Rudolphe Donnerhugel, que nos illustres ancêtres, les pères de la liberté suisse, se réunirent dans la plaine immortelle de Rutli, entre Uri et Unterwalden. C’est ainsi qu’ils se jurèrent les uns aux autres, à la face du ciel azuré, de rendre la liberté à leur patrie opprimée ; et l’histoire peut dire s’ils ont bien tenu leur parole. — L’histoire dira aussi comment les Suisses actuels auront su conserver la liberté que leurs pères ont conquise… Continuez vos rondes, mon cher Rudolphe, et soyez convaincu qu’au signal du capitaine, les soldats ne se feront pas long-temps attendre… tout reste arrangé comme par le passé, à moins que vous n’ayez à nous donner de nouveaux ordres. — Écoute ici, Laurenz, » dit Rudolphe au cavalier bleu… et Arthur put l’entendre qui lui disait : « Veille, mon ami, à ce qu’on ne sable pas immodérément le vin du Rhin… S’il y en a une trop grande provision, arrange-toi de manière à briser les flacons… une mule peut trébucher, tu sais, ou tout autre accident de ce genre peut arriver. Tiens ferme contre Rudiger sur ce point. Il est devenu très grand buveur depuis qu’il est avec nous. Il nous faut des cœurs et des mains pour ce que nous pouvons avoir à faire demain… » Ils causèrent alors si bas qu’Arthur n’entendit plus rien de leur conversation, et ils se dirent adieu, en se serrant la main, comme s’ils renouvelaient quelque serment solennel d’union.

Rudolphe et sa troupe se mirent alors en marche. Ils étaient à peine hors de la vue de leurs nouveaux associés, que la vedette, c’est-à-dire l’homme de la patrouille qui marchait en avant, donna l’alarme. Le cœur d’Arthur battit violemment… « C’est Anne de Geierstein ! » se dit-il intérieurement.

« Les chiens se taisent, observa le Bernois, ceux qui approchent doivent être de nos compagnons de garde. »

C’était en effet Rudiger et sa troupe qui, faisant halte dès qu’ils aperçurent leurs camarades, donnèrent et reçurent dans les formes les mots d’ordre convenus, tant les Suisses étaient déjà avancés dans la discipline militaire qui n’était que peu étudiée par l’infanterie dans les autres contrées de l’Europe. Arthur put entendre Rudolphe réprimander son ami Rudiger de ne s’être point trouvé au rendez-vous marqué. « Votre arrivée, lui disait-il, va être le signal de nouvelles libations, et demain doit nous trouver froids et résolus.

« Froids comme glace, noble capitaine, répondit le fils du landamman, et solides comme les rocs qui en sont recouverts. »

Rudolphe recommanda encore la tempérance, et le jeune Biederman promit d’être obéissant. Les deux troupes défilèrent l’une à côté de l’autre après un salut amical mais silencieux, et il y eut bientôt une distance considérable entre elles.

Le pays était plus découvert du côté du château où leur devoir les conduisait alors, que du côté qui faisait face à la porte principale. Les clairières étaient larges, les arbres disséminés sur d’immenses pâturages, et il n’y avait plus ni buissons, ni ravins, ni aucun lieu propre aux embuscades, de sorte que l’œil pouvait, grâce au clair de lune, dominer au loin le pays.

« Ici, dit Rudolphe, nous pouvons nous croire assez en sûreté pour converser librement ; c’est pourquoi je puis vous demander, Arthur d’Angleterre, maintenant que vous nous connaissez mieux, ce que vous pensez de la jeunesse suisse ? Si vous en avez appris moins que je ne l’aurais souhaité, ne vous en prenez qu’à votre caractère peu communicatif qui a pour ainsi dire refusé notre confiance. — Je l’ai seulement refusée par rapport à des choses auxquelles je n’aurais pu répondre, et par conséquent je ne devais pas la recevoir, répliqua Arthur. Le jugement que j’ai pu me former de votre pays, le voici en peu de mots : Vos projets sont aussi élevés et aussi nobles que vos montagnes ; mais l’étranger de la plaine n’est pas accoutumé à parcourir le sentier tortueux par lequel vous les gravissez. Mon pied a toujours été habitué à se mouvoir en ligne directe et sur un terrain ferme. — Vous parlez par énigmes. — Non. Je pense que vous devez avertir franchement vos anciens, qui restent toujours vos chefs, quoique vous autres jeunes gens sembliez prêts à passer devant eux, que vous craigniez une attaque dans le voisinage de La Ferette, et que vous espériez être secourus par quelques habitants de Bâle. — Oui, vraiment ! Le landamman ne manquerait pas d’interrompre son voyage pour envoyer demander un sauf-conduit au duc de Bourgogne ; et si le duc l’accordait, il nous faudrait dire adieu à toute espérance de guerre. — C’est vrai ; mais alors le landamman arriverait à son principal but, et à l’unique objet de sa mission… savoir le rétablissement de la paix. La paix… la paix ! » répliqua vivement le Bernois. « Si mes désirs seuls devaient se trouver en opposition avec ceux d’Arnold Biederman, je connais si bien son honneur et sa fidélité, je respecte si profondément sa valeur et son patriotisme, qu’à sa voix je remettrais mon épée dans le fourreau, quand même mon plus mortel ennemi serait devant moi. Mais ce désir ne m’est pas uniquement personnel ; toute la jeunesse de mon canton et celle de Soleure sont disposées à la guerre. Ce fut par la guerre, par la noble guerre que nos pères sortirent de la terre de servitude ; ce fut par la guerre, par une guerre heureuse et glorieuse, qu’un peuple qui passait pour mériter à peine autant d’attention que les bœufs qu’il gardait, conquit la liberté et l’importance des autres nations, et devint honoré parce qu’il fut craint autant qu’il avait été d’abord méprisé alors qu’il était faible et résigné à l’oppression. — Tout ce que vous dites peut être vrai ; mais, dans mon opinion, l’objet de votre mission a été déterminé par votre diète ou chambre des communes. Elle a résolu de vous envoyer, vous et d’autres, comme messagers de paix : mais vous allumez en secret des brandons de guerre ; et, tandis que tous vos anciens, ou presque tous, songent à se mettre demain en route avec l’espoir d’un voyage paisible, vous êtes prêts à combattre, vous, et ne cherchez qu’un prétexte pour en venir aux mains. — Ai-je donc tort de me tenir ainsi préparé ? Si notre réception sur les domaines de Bourgogne est pacifique, comme s’y attend, dites-vous, le reste de la députation, mes précautions seront inutiles, mais au moins elles ne peuvent nuire ; s’il en arrive autrement, je me trouverai à même de détourner un grand malheur prêt à fondre sur mes collègues, sur mon parent Arnold Biederman, sur ma belle cousine Anne, sur votre père, sur vous-même… sur nous tous enfin qui voyageons gaîment ensemble. »

Arthur secoua la tête. « Il y a, dit-il, là dedans quelque chose que je ne comprends pas, et que je ne chercherai pas à comprendre. Je vous prie seulement de ne point faire des intérêts de mon père un motif pour rompre la trêve. Il se peut, comme vous me l’avez donné à entendre, que le landamman se trouve impliqué dans une querelle qu’il aurait autrement pu éviter. Je suis sûr que mon père ne le lui pardonnerait jamais. — J’ai déjà donné ma parole dans cette affaire ; mais s’il arrive que le traitement qu’il recevra du duc de Bourgogne lui plaise moins que vous ne semblez le croire, il n’y a point de mal à ce que vous sachiez qu’en cas de besoin il peut être bien et vigoureusement secouru. — Je vous suis grandement obligé de cette assurance. — Et vous-même, mon ami, vous pouvez mettre à profit ce que vous venez d’entendre : les hommes ne vont point en armes à une noce, ni à une querelle en pourpoint de soie. — Je me tiendrai prêt à tout événement, et je vais en conséquence revêtir un léger haubert d’acier bien trempé, à l’épreuve de la flèche et de l’épée : je vous remercie de votre bon conseil. — Oh ! ne me remerciez pas ; je serais peu digne du titre de chef si je n’avertissais pas les hommes qui doivent me suivre… et surtout un soldat si dévoué que vous, du moment où ils doivent endosser leur armure et se disposer à frapper de rudes coups. »

Ici la conversation tomba pour une minute ou deux, sans que l’un ou l’autre des deux interlocuteurs fût très content de son camarade, quoique ni l’un ni l’autre n’employassent d’arguments nouveaux.

Le Bernois, jugeant d’après les sentiments qu’il avait vus prédominer parmi les marchands de son propre pays, n’avait pas douté un seul instant que l’Anglais, en se voyant puissamment appuyé sous le rapport de la force, ne saisît cette occasion de refuser le paiement des impôts énormes qu’on devait lui demander aux portes de la ville voisine, impôts qui probablement, sans aucun effort de la part de Rudolphe, auraient nécessité une rupture de la trêve aux yeux d’Arnold Biederman lui-même, et une déclaration de guerre immédiate. D’un autre côté, le jeune Philipson ne pouvait ni comprendre ni approuver la conduite de Donnerhugel, qui, membre lui-même d’une députation pacifique, semblait être tout disposé à saisir la première occasion d’allumer le feu de la guerre.

Occupés de ces réflexions différentes, ils marchèrent quelque temps l’un à côté de l’autre sans échanger un seul mot. Rudolphe rompit enfin le silence.

Votre curiosité est donc satisfaite, seigneur Anglais, dit-il, relativement à l’apparition d’Anne de Geierstein ? — Loin de là, répondit Philipson ; mais il ne me semblerait pas convenable de vous fatiguer de questions lorsque vous êtes occupé des devoirs de votre patrouille. — Elle peut être considérée comme finie, car il n’y a plus autour de nous un seul buisson pour cacher un coquin de Bourguignon, et un regard jeté de temps à autre sur la campagne est tout ce qu’il faut pour prévenir une surprise. Écoutez donc l’histoire que je vais vous raconter, histoire qui n’a jamais été chantée sur la harpe, ni dans un salon, ni dans un bosquet, mais qui, je commence à le croire, mérite autant de célébrité que toutes celles de la Table-Ronde, que les anciens troubadours ou trouvères nous donnent pour chroniques authentiques de votre illustre homonyme.

« J’ose dire que vous avez déjà ouï parler suffisamment des ancêtres paternels de la famille d’Anne, et vous n’ignorez certainement pas qu’ils habitaient dans les vieux murs de Geierstein, auprès de la cascade, opprimant leurs vassaux, dévorant la substance de leurs voisins moins puissants, dépouillant même les voyageurs que leur mauvaise étoile amenait dans les environs de la retraite du vautour, et cela, durant une année ; puis, la suivante, fatiguant les autels du repentir de leurs fautes, accablant les prêtres de riches présents, au moyen des trésors qu’ils y avaient pillés, et enfin, s’engageant par des vœux, faisant des pèlerinages, tantôt comme pénitents et tantôt comme croisés, jusqu’à Jérusalem même, pour expier des crimes qu’ils avaient commis sans la moindre hésitation, sans le plus léger scrupule. — Telle fut en effet, m’a-t-on dit, l’histoire de la maison de Geierstein, jusqu’à ce qu’Arnold ou ses aïeux immédiats échangeassent la lance contre la houlette de berger.

« Mais on prétend que les puissants et riches barons d’Arnheim, en Souabe, dont la descendante unique devint l’épouse du comte Albert de Geierstein, et mère de cette jeune personne que les Suisses appellent simplement Anne, et les Allemands, comtesse Anne de Geierstein, étaient des nobles d’une espèce différente. Ils ne renfermaient pas leur vie dans les limites du péché et du repentir… ils ne se bornaient pas à piller d’inoffensifs paysans et à engraisser de gros moines ; mais ils se distinguaient par des actions plus éclatantes que celles de bâtir des châteaux avec des donjons et des chambres de torture, de fonder des monastères avec des dortoirs et des réfectoires.

« Ces mêmes barons d’Arnheim étaient des hommes qui travaillaient à étendre les bornes des connaissances humaines, et qui convertirent leur château en une espèce de collège, où il y avait plus d’anciens volumes que les moines n’en ont empilé dans la bibliothèque de Saint-Gall. Leurs études ne se bornèrent pas aux livres seuls. Enfoncés, presque ensevelis dans leurs laboratoires particuliers, ils découvrirent des secrets qui se transmirent ensuite dans la famille de père en fils, et l’on prétend qu’ils pénétrèrent, aussi loin que possible, dans les mystères les plus cachés de l’alchimie. La renommée de leur sagesse et de leur opulence arriva souvent jusqu’au trône impérial, et dans les fréquentes disputes que les empereurs eurent autrefois avec les papes, on dit qu’ils étaient encouragés, sinon excités même par les conseils des barons d’Arnheim, et soutenus par leurs trésors. Ce fut peut-être cette conduite politique, jointe aux études extraordinaires et mystérieuses que la famille d’Arnheim poursuivit si long-temps, qui excita contre elle l’opinion généralement reçue qu’elle était aidée dans ses recherches surhumaines par des puissances surnaturelles. Les prêtres mirent aussi tout en œuvre pour décrier des hommes qui peut-être n’avaient pas commis d’autre faute que celle d’être plus savants qu’eux.

« Voyez quels hôtes, disaient-ils, sont reçus dans les salons d’Arnheim ! Qu’un chevalier chrétien, estropié dans les guerres contre les Sarrasins, se présente sur le pont-levis, on lui donne par pitié une croûte et une coupe de vin, et on le prie de continuer sa route. Si un pèlerin, célèbre par la réputation de sainteté qu’il s’est acquise par de récentes visites aux plus saints autels, et par les reliques sacrées qui attestent et récompensent sa peine, approche de ces murailles profanes, la sentinelle bande son arc, et le portier ferme sa porte, comme si le digne personnage rapportait avec lui la peste de Palestine ! Mais vienne un Grec à barbe grise, à langue bien pendue, avec ses rouleaux de parchemin, dont les lettres seules sont offensantes pour des yeux chrétiens… vienne un rabbin juif avec son Talmud et sa cabale… vienne un Maure au teint basané et brûlé par le soleil, qui puisse se vanter d’avoir lu le langage des étoiles en Chaldée, berceau de la science astrologique… oh ! alors, l’imposteur vagabond, ou le sorcier ambulant, occupe la plus haute place à la table du baron d’Arnheim, partage avec lui les travaux de l’alambic ou du fourneau, est initié à ses connaissances mystiques, comme celles qui furent communiquées à nos premiers pères au détriment de leur race, et lui donne en retour des leçons plus terribles que celles qu’il reçoit jusqu’à ce que l’hôte profane ait ajouté à un amas de science impie toute celle que le visiteur païen peut lui communiquer. Et ces choses se passent en Allemagne, qu’on appelle le Saint-Empire Romain, dont tant de prêtres sont princes !… Elles s’y passent, et ni arrêts ni avertissements ne sont lancés contre une race de sorciers qui, d’âge en âge, triomphent par leur nécromancie !

« Ces déclamations qui étaient répétées depuis les abbayes des prélats mitrés jusqu’aux cellules des anachorètes, paraissaient néanmoins ne pas produire grand effet sur le conseil impérial. Mais elles servaient à exciter le zèle de maint baron, de maint comte libre de l’empire, qui avaient appris à regarder alors une guerre ou une querelle avec les barons d’Arnheim comme tenant de la nature, et donnant droit aux privilèges spirituels d’une croisade contre les ennemis de la foi, et à considérer une attaque contre ces potentats coupables comme un excellent moyen de régler leurs comptes avec l’Église chrétienne. Mais les seigneurs d’Arnheim, quoique ne recherchant jamais l’occasion de se battre, n’étaient nullement étrangers à la guerre, ni incapables de se défendre. Quelques uns, au contraire, appartenant à cette race odieuse, n’étaient pas moins remarquables comme braves chevaliers que comme vaillants hommes d’armes. D’ailleurs, ils étaient riches, défendus et protégés par de grandes alliances, sages et prudents enfin à un éminent degré. Les gens qui s’attaquaient à eux s’en convainquaient à leurs dépens.

« Les confédérations formées contre les seigneurs d’Arnheim se dissolvaient bientôt ; les attaques que méditaient leurs ennemis étaient prévues et déconcertées ; ceux qui employaient la violence ouverte étaient toujours repoussés avec des pertes considérables : tellement qu’enfin on commença généralement à croire dans le voisinage que, pour être instruits à l’avance et avec tant d’exactitude des projets médités contre eux, pour réussir toujours avec tant de bonheur à les combattre et à les déjouer, il fallait que les odieux barons eussent à leur portée des moyens de défense qu’aucune force, simplement humaine, ne pouvait vaincre ; de sorte que, devenant aussi redoutés que haïs, ils furent laissés en repos par la dernière génération. Et la chose est d’autant moins étonnante, que les nombreux vassaux de cette grande maison étaient extrêmement contents de leurs seigneurs féodaux. Toujours prêts à se lever en masse pour leur défense, ils étaient disposés à croire leurs maîtres, fussent-ils sorciers ou non, s’imaginant qu’ils ne gagneraient rien à leur refuser soumission et à se tourner contre eux en se joignant aux croisés de cette nouvelle guerre sainte ou aux prêtres qui cherchaient à la susciter. La race de ces barons finit dans Herman d’Arnheim, aïeul maternel d’Anne de Geierstein. Il fut enterré avec son casque, son épée et son bouclier, comme le veut la coutume allemande à l’égard du dernier héritier mâle d’une famille noble.

« Mais il laissa une fille unique, Sybilla d’Arnheim, qui hérita d’une partie considérable de ses domaines ; et je n’ai jamais entendu dire que la forte imputation de sorcellerie attachée à sa maison ait empêché les nombreuses demandes qui furent adressées par des personnes de la plus haute distinction dans l’empire, à son tuteur légal, l’empereur, pour obtenir la main de la riche héritière. Albert de Geierstein, quoique exilé, obtint pourtant la préférence. Il était brave et bien fait, qualités qui le recommandèrent beaucoup auprès de Sybilla ; et l’empereur, qui avait alors conçu la vaine idée de reconquérir son autorité première sur les montagnes de la Suisse, désira se montrer généreux envers Albert, qu’il regarda comme un homme chassé de son pays pour avoir épousé la cause impériale. Vous pouvez voir ainsi, très noble roi Arthur, qu’Anne de Geierstein, unique fruit de leur mariage, ne sort pas d’une souche commune, et que les circonstances dans lesquelles elle peut être intéressée ne doivent être ni expliquées ni jugées à la légère, ou sur les mêmes fondements que s’il s’agissait de personnes ordinaires. — Sur ma parole, seigneur Rudolphe Donnerhugel, » dit Arthur, s’efforçant avec soin de maîtriser son émotion, « je ne puis tirer de votre récit d’autre conclusion, sinon que l’Allemagne, comme tant d’autres pays, ayant eu des gens assez sots pour attacher l’idée de sortilège et de magie à la possession de la science et du savoir, vous êtes, par suite, disposé à diffamer une jeune fille qui fut toujours respectée et chérie de ceux qui l’entourent, en l’accusant d’être instruite dans les arts qui, suivant moi, sont aussi extraordinaires qu’illicites. »

Rudolphe réfléchit un instant avant de répondre.

« J’aurais désiré, dit-il, que vous fussiez satisfait en apprenant que le caractère général de la famille maternelle d’Anne de Geierstein offre certaines circonstances qui peuvent expliquer ce que vous avez, dites-vous, vu cette nuit, et je ne suis, en vérité, nullement disposée entrer dans de plus amples détails. La réputation d’Anne de Geierstein ne peut être à personne si chère qu’à moi. Je suis, après la famille de son oncle, son plus proche parent, et si elle était restée en Suisse, si elle devait, comme il est fort probable, y revenir, peut-être les liens qui nous unissent déjà se resserreraient-ils encore davantage. Notre union n’a trouvé d’obstacle que dans certains préjugés de son oncle relativement à l’autorité de son père, et à notre proche parenté, qui au reste peut s’évanouir devant une dispense qu’il est aisé d’obtenir. Mais je ne vous parle ainsi que pour vous montrer combien je dois plus m’intéresser à la réputation d’Anne de Geierstein qu’il ne vous est possible de la prendre à cœur, vous, étranger, qui n’êtes connu d’elle que depuis peu de temps, et qui devez bientôt la quitter pour jamais, si je comprends bien votre projet. »

La tournure que prit cette espèce d’apologie irrita tellement Arthur qu’il fallut toutes les raisons que lui recommandait le sang-froid pour qu’il pût répondre avec un calme affecté.

« Je n’ai aucune raison, seigneur capitaine, dit-il, de contredire les opinions quelconques que vous pouvez avoir conçues d’une jeune personne avec laquelle vous paraissez être si étroitement lié. Je m’étonne seulement que, malgré l’intérêt que vous devez lui porter à titre de parent, vous soyez prêt à admettre, sur des traditions populaires et ridicules, une croyance qui ne peut être qu’injurieuse pour votre cousine, à plus forte raison pour une femme avec laquelle vous dites avoir le désir de former une union encore plus intime. Songez donc, monsieur, que dans tous les pays chrétiens, l’imputation de sorcellerie est la plus fâcheuse qu’on puisse faire à un homme ou à une femme professant la religion chrétienne. — Et je suis tellement éloigné de vouloir qu’on la fasse ici, que, par la bonne épée que je porte, le premier qui oserait émettre une pareille idée contre Anne de Geierstein serait aussitôt défié par moi et devrait prendre ma vie ou perdre la sienne. Mais il ne s’agit pas de savoir si la jeune fille pratique elle-même la sorcellerie : l’impudent qui le soutiendrait ferait bien mieux de préparer sa tombe et de pourvoir au salut de son âme ; mais le doute est admissible sur ce point. Comme elle descend d’une famille dont les relations avec le monde invisible passent pour avoir été des plus intimes, ne se peut-il pas que des fées et des êtres fantastiques aient la puissance d’imiter sa forme, et de la faire, pour ainsi dire, apparaître dans des lieux où elle ne se trouve pas personnellement… jouissent enfin de la permission de jouer à ses dépens certains tours qui leur sont défendus à l’égard des autres mortels dont les aïeux ont toujours réglé leur vie d’après les préceptes de l’Église, et qui sont régulièrement morts dans sa communion ? Et comme je désire sincèrement conserver votre estime, je ne puis me refuser à vous communiquer des circonstances plus particulières sur sa généalogie, circonstances qui confirmeront encore l’idée que j’ai tout à l’heure émise ; mais vous comprendrez qu’elles sont d’une nature très singulière, et que je dois compter sur une discrétion entière de votre part, sous peine de la plus légitime vengeance. — Je garderai le silence, seigneur, » répliqua le jeune Anglais, qui luttait encore contre la colère qu’il avait réprimée, « sur toute chose qui pourra se rattacher à la réputation d’une jeune fille que je suis tenu de respecter religieusement. Mais la crainte du mécontentement d’aucun homme ne peut ajouter le poids d’une plume à la garantie de mon honneur. — Soit. Mon intention n’est pas de réveiller une vieille haine ; mais je désire, autant pour mériter votre bonne opinion, que je prise beaucoup, que pour expliquer plus clairement des choses que je vous ai seulement laissé entrevoir, vous communiquer des détails qu’autrement j’aurais mieux aimé ne jamais dire à personne. — Votre bon sens doit vous apprendre ce qu’il est nécessaire et convenable de dévoiler dans ce cas ; mais rappelez-vous que je ne sollicite pas votre confiance de s’ouvrir à moi sur des choses qui devraient demeurer secrètes, encore moins sur des détails qui intéresseraient cette jeune personne. »

Rudolphe répondit après une minute de réflexion : « Vous en avez déjà trop vu et trop entendu, Arthur, pour ne pas savoir le reste, ou du moins tout ce que je sais moi-même, tout ce que je suppose sur ce mystérieux sujet. Il est impossible que les circonstances en question ne se présentent pas dans la suite parfois à votre souvenir, et je voudrais que vous possédassiez tous les détails nécessaires pour les comprendre aussi clairement que le permet la nature des faits. Nous avons encore, en prenant à gauche, le long du marais, un circuit d’environ un mille à faire avant d’avoir terminé notre ronde autour du château. J’aurai donc bien le temps de vous conter mon histoire. — Parlez… j’écoute ! » répondit l’Anglais partagé entre son désir de connaître tout ce qu’il était possible de savoir relativement à Anne de Geierstein, sa répugnance à entendre prononcer son nom avec des prétentions comme celles de Donnerhugel, et ses premières préventions qui commençaient à renaître contre le Suisse gigantesque dont les manières toujours brusques et souvent presque grossières, semblaient alors offrir un air de supériorité et de présomption. Il écouta néanmoins cette singulière histoire, et l’intérêt qu’il y prit domina bientôt toute autre sensation.