Anne de Geierstein/12

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 158-167).

CHAPITRE XII.

LE LUTIN.

… Croyez-moi, monsieur, toutes ses formes sont exquises… mais ce n’est qu’un esprit.
Shakspeare La Tempête.

Il y eut un court silence après que le Bernois eut achevé sa singulière histoire. L’attention d’Arthur Philipson avait été graduellement excitée, puis soutenue par un récit qui s’accordait trop avec les idées reçues dans ce siècle, pour rencontrer chez lui l’incrédulité avec laquelle on l’aurait sans doute écouté dans des temps moins éloignés et plus éclairés.

Il était aussi extrêmement frappé de la manière dont l’histoire avait été racontée par le narrateur, qu’il n’avait jusqu’alors regardé que sous le point de vue d’un rude chasseur ou d’un grossier soldat, au lieu qu’en ce moment il accordait sans hésitation à Donnerhugel une connaissance plus étendue des usages du monde qu’il ne l’avait d’abord pensé. Le Suisse s’éleva dans son opinion au rang d’un homme de talent, mais sans faire le moindre progrès dans ses affections. « Ce fier-à-bras, » dit-il en lui-même, « a de la cervelle aussi bien que de la chair et des os, et il est plus capable de commander que je ne l’aurais cru. » Puis se tournant vers son compagnon, il le remercia de son histoire qui avait abrégé la route d’une façon si intéressante.

« Et est-ce de ce singulier mariage, continua-t-il, qu’est née Anne de Geierstein ? — Sa mère, répondit le Suisse, fut Sybilla d’Arnheim, cette enfant au baptême de laquelle la baronne mourut… disparut… ou tout ce que vous voudrez. La baronnie d’Arnheim, comme fief mâle, retourna à l’empereur. Le château n’a jamais été habité depuis la mort du dernier seigneur, et j’ai entendu dire qu’il était presque tombé en ruine. Les occupations de ses anciens propriétaires, et surtout la catastrophe du dernier occupant, ont contribué à faire de l’endroit un lieu d’habitation peu souhaitable. — Ne remarquait-on rien de surnaturel, répliqua l’Anglais, dans la jeune baronne qui épousa le frère du landamman ? — À en croire la renommée, il court des bruits étranges sur son compte. On dit que les nourrices ont vu, au milieu de la nuit, Hermione, dernière baronne d’Arnheim, pleurer auprès du berceau de l’enfant ; on dit encore mille autre choses semblables. Mais je parle ici d’après des renseignements beaucoup moins exacts que ceux sur lesquels je fonde le récit que vous venez d’entendre. — Eh bien, puisqu’on doit nécessairement croire ou rejeter une histoire, suivant les preuves que l’on peut en donner, j’oserai vous prier de me dire quelle est l’autorité en laquelle vous mettez tant de confiance ? — Très volontiers. Sachez que Théodore Donnerhugel, page favori du dernier baron d’Arnheim, était frère de mon père. À la mort de son maître, il se retira dans sa ville natale, à Bâle, où il employa presque tout son temps à m’apprendre le maniement des armes et tous les autres exercices militaires aussi bien d’Allemagne que de Suisse, car il était passé maître dans tous. Il vit de ses propres yeux et entendit de ses propres oreilles la plus grande partie des événements tristes et mystérieux que je vous ai détaillés. Si jamais vous visitez Berne, vous y pourrez voir le bon vieillard. — Vous pensez donc que l’apparition que j’ai vue cette nuit n’est pas sans rapport avec le mystérieux mariage de l’aïeul d’Anne de Geierstein ? — Ah ! ne croyez pas qu’il me soit possible de vous donner une explication quelconque d’une si étrange chose. Je puis seulement dire qu’à moins de vous faire l’injure de ne pas croire votre témoignage relativement à l’apparition de ce soir, je ne vois moyen de l’expliquer qu’en se rappelant qu’il y a une portion du sang de la jeune personne qu’on pense ne pas venir de la race d’Adam, mais plus ou moins directement de ces esprits élémentaires dont il a été question dans les temps anciens aussi bien que dans les modernes. Mais je puis me tromper. Nous verrons comment elle se porte ce matin, et s’il reste sur sa figure des traces de fatigue et de pâleur indiquant une veille nocturne. S’il n’en est rien, nous pourrons être autorisés à croire que vos yeux vous ont étrangement trompé, ou qu’ils ont été éblouis par le fantôme d’un être qui n’est pas de ce monde. »

Le jeune Anglais n’essaya point de répondre à ce discours, et il n’en avait pas le temps, car ils furent aussitôt arrêtés par le qui-vive de la sentinelle du pont-levis.

Il fallut qu’ils répondissent d’une manière satisfaisante, et deux fois au cri de qui va là, avant que Sigismond permît à la patrouille de traverser le pont. — Âne et mulet que tu es, dit Rudolphe, que signifie un délai pareil ? — Âne et mulet toi-même, capitaine, » répliqua le Suisse à cette demande. « J’ai déjà été surpris une fois cette nuit à mon poste par un lutin, et j’ai acquis bien assez d’expérience sur cette matière pour ne pas m’y laisser prendre aisément une autre fois. — Quel lutin, imbécile, serait assez sot pour venir jouer ses tours aux dépends d’un pauvre animal comme toi ? — Tu es aussi bourru que mon père, capitaine, qui cries au fou et à l’imbécile à chaque mot que je dis ; et pourtant j’ai des lèvres, une langue et des dents pour parler, aussi bien que les autres. — Nous ne discuterons pas sur ce sujet. Il est clair que si tu diffères des autres gens, c’est par un point particulier qu’on ne doit guère espérer que tu puisses sentir ni reconnaître. Mais qu’est-ce donc, je te le demande au nom de la vérité, qui t’a alarmé à ton poste ? — Tenez, voici la chose, capitaine. Je m’ennuyais un peu, voyez-vous, de considérer la pleine lune, et de réfléchir à ce qu’elle pouvait faire dans l’univers, et de me demander comment nous pouvions la voir aussi bien d’ici que de chez nous, lorsque ce château est à tant de milles de Geierstein. J’étais ennuyé, dis-je, de ces réflexions et d’autres semblables ; j’enfonçai donc mon bonnet fourré sur mes oreilles, car je vous promets que le vent n’était pas chaud, et puis je me plantai ferme sur mes jambes avec un pied un peu en avant, et les deux mains appuyées sur ma pertuisane que je plaçai droit devant moi pour m’appuyer dessus ; alors je fermai les yeux. — Fermer les yeux à ton poste, Sigismond ! — Ne t’en inquiète pas ; je tenais mes oreilles ouvertes ; et pourtant la précaution fut à peu près inutile, car quelque chose passa sur le pont, et d’un pas aussi léger qu’une souris. Je levai la tête en tressaillant, lorsque l’objet se trouva en face de moi, et quand je regardai… que croyez-vous que je vis ? — Quelque imbécile comme toi, » répondit Rudolphe en touchant le pied de Philipson, pour l’engager à faire attention à la réponse ; invitation qui n’était presque pas nécessaire, puisqu’il l’attendait avec la plus vive agitation. Elle sortit enfin.

« Par saint Marc ! c’était notre parente, Anne de Geierstein ! — C’est impossible ! répliqua le Bernois. — J’en aurais dit tout autant, car j’avais jeté un coup d’œil dans sa chambre à coucher avant qu’elle y entrât, et elle était si bien arrangée, qu’une reine ou une princesse aurait pu y dormir ; et pourquoi la fillette serait-elle sortie d’un si bon appartement, lorsque tous ses amis étaient là pour la garder ? pourquoi aurait-elle été courir dans la forêt ? — Peut-être regardait-elle seulement du pont comment la nuit se passait. — Non pas, elle revenait bien de la forêt. Je l’ai vue arriver à l’extrémité du pont, et j’ai failli la frapper, croyant que c’était le diable qui avait pris sa ressemblance. Mais je me rappelai que ma hallebarde n’était pas une verge de bouleau à châtier les petits garçons et les petites filles ; et, si j’avais fait le moindre mal à Anne, vous auriez tous été furieux contre moi, et, à dire vrai, j’aurais été aussi mécontent de moi-même ; car, quoiqu’elle me lance de temps à autre une plaisanterie, ce serait une triste maison que la nôtre, si nous perdions Anne. — Butor ! as-tu parlé à cette apparition, à ce lutin, comme tu dis ? — Vraiment non, capitaine l’Esprit fin. Mon père se fâche toujours contre moi quand je parle sans réfléchir, et dans ce moment, j’étais précisément incapable de toute réflexion. De plus, je n’eus pas le temps de réfléchir, car elle passa devant moi aussi vite qu’un flocon de neige emporté par un tourbillon. Je me dirigeai pourtant vers le château après elle, en l’appelant par son nom : les dormeurs s’éveillèrent alors, nos hommes coururent aux armes, et il s’ensuivit une confusion aussi grande que si Archibald d’Hagenbach eût été au milieu de nous avec lance et épée. Et qui vit-on sortir de sa petite chambre, aussi émue, aussi épouvantée que nous tous ?… mademoiselle Anne elle-même ! Et comme elle protestait n’avoir pas quitté son appartement de la nuit, il fallut bien que moi, Sigismond, je reçusse tout le blâme, comme si je pouvais empêcher les spectres de se promener ! Mais je ne lui cachai pas ce que j’en pensais, lorsque je les vis tous se tourner contre moi. « Mademoiselle Anne, lui dis-je ; on connaît bien votre parenté : après cet avertissement amical, si vous m’envoyez encore quelques uns de vos doubles, faites-leur mettre sur la tête des chapeaux de fer, car je leur appliquerai un coup de hallebarde suisse dans toute sa pesanteur, sous quelque forme qu’ils se présentent. » Néanmoins, tous crièrent : « Honte à moi ! » et mon père me pria de sortir, sans plus de scrupule que si j’eusse été le vieux chien de la maison, qui, au lieu de veiller en dehors, s’était glissé au coin du feu. »

Le Bernois répliqua avec un air de froideur qui ressemblait beaucoup à du mépris : « Vous avez dormi à votre poste, Sigismond, grave faute militaire, et vous avez rêvé en dormant. Vous avez été bien heureux que le landamman n’ait pas soupçonné votre négligence, car, au lieu d’être renvoyé à votre faction, comme un chien de garde paresseux, on aurait bien pu vous chasser à coups de fouet comme indigne de confiance vers votre chenil de Geierstein, ainsi qu’il est arrivé pour une faute plus légère à ce pauvre Ernest… — Ernest n’est pas encore parti pourtant, et je crois qu’il pourra bien pénétrer en Bourgogne aussi avant que nous-mêmes, cette fois. Je vous prie cependant, capitaine, de ne pas me traiter en chien, mais en homme, et d’envoyer quelqu’un me relever, au lieu de babiller ici par une nuit si froide. S’il doit y avoir quelque chose à faire demain matin, et la chose me paraît assez probable, une bouchée de nourriture et une minute de sommeil seront un préparatif fort convenable, car je suis resté ici en sentinelle pendant deux mortelles heures. »

Le jeune géant se mit alors à bâiller d’une manière effroyable, comme pour donner une nouvelle force aux raisons dont il appuyait sa requête.

« Une bouchée et une minute, reprit Rudolphe… un bœuf rôti et une léthargie comme celle des sept dormants suffiraient à peine pour rendre leur force à tes membres las et engourdis. Mais je suis ton ami, Sigismond, et tu peux compter sur un rapport favorable de ma part ; tu vas être relevé à l’instant, afin d’aller dormir, s’il est possible, sans être troublé par des rêves… Passez, jeunes gens, » continua-t-il, en s’adressant aux autres qui le rejoignaient en ce moment, « et allez prendre du repos ; Arthur d’Angleterre et moi nous rendrons compte de notre patrouille au landamman et au banneret. »

La patrouille entra donc dans le château, et les hommes qui rentraient eurent bientôt rejoint leurs compagnons endormis. Rudolphe Donnerhugel saisit le bras d’Arthur, et tandis qu’ils se dirigeaient vers la grande salle, il lui dit à l’oreille…

« Voilà d’étranges événements !… croyez-vous que nous devions en faire le rapport à la députation ? — Je dois, répondit Arthur, m’en remettre à vous, qui êtes notre capitaine. J’ai rempli mon devoir en vous disant ce que j’avais vu… ou cru voir… C’est à vous de juger jusqu’à quel point il est convenable d’en instruire le landamman : seulement, comme la chose intéresse l’honneur de sa famille, je pense que c’est à son oreille seule qu’il faut la confier. — Je ne vois pas qu’il soit nécessaire de rien dire, répliqua aussitôt le Bernois : cela ne peut toucher personne, ni intéresser la sûreté générale ; mais je ne manquerai pas, quelque jour, d’en causer avec Anne. »

Cette dernière remarque causa autant de peine à Arthur que la proposition de silence absolu sur une affaire si délicate lui avait procuré de satisfaction. Mais son mécontentement était d’une nature qu’il crut nécessaire de cacher, et il répondit en conséquence avec autant de tranquillité que possible :

« Vous agirez, seigneur capitaine, comme votre sentiment du devoir et votre délicatesse vous y engageront. Quant à moi, je garderai le silence sur ce que vous appelez les étranges événements de la nuit, rendus doublement merveilleux par le rapport de Sigismond Biederman. — Et aussi sur ce que vous avez vu et entendu relativement à nos auxiliaires de Berne ? — Je me garderai certainement d’en parler, à moins que je n’aie résolu d’apprendre à mon père le risque que court son bagage d’être examiné et saisi aux portes de La Ferette. — C’est inutile ; je réponds sur ma tête et mon bras de la sûreté de toute chose lui appartenant. — Je vous remercie en son nom ; mais nous sommes de pacifiques voyageurs, qui devons plutôt désirer d’éviter une querelle que d’y donner lieu, quand même nous serions sûrs d’en sortir avec avantage. — Ce sont les sentiments d’un marchand, mais non d’un soldat, » dit Rudolphe d’un ton froid et mécontent : « au reste cette affaire vous regarde, vous devez agir comme il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, si vous allez à La Ferette sans nous, vous exposez vos marchandises et votre vie. »

Ils entrèrent, en causant ainsi, dans l’appartement où reposaient leurs compagnons de voyage. Les hommes qui composaient la dernière patrouille s’étaient déjà couchés parmi leurs camarades endormis, à l’extrémité de la salle. Le landamman et le banneret de Berne écoutèrent Donnerhugel présenter son rapport et dire que les patrouilles, avant et après minuit, s’étaient faites en sûreté, sans qu’on rencontrât rien qui laissât craindre ou soupçonner aucun péril. Le Bernois s’enveloppa alors de son manteau, et, s’étendant sur la paille avec cette heureuse indifférence pour ses aises, et cette promptitude à saisir l’instant du repos, qui s’acquièrent par une vie dure et occupée, il dormit au bout de quelques minutes.

Arthur resta sur pied un peu plus long-temps, pour jeter un regard inquiet sur la porte de l’appartement d’Anne de Geierstein, et réfléchir aux merveilleuses circonstances de la nuit. Mais elles formaient un mystérieux chaos, et il ne pouvait trouver aucune clef pour y pénétrer ; en outre, la nécessité de s’entretenir aussitôt avec son père donna forcément un autre cours à ses pensées. Il était obligé de recourir au mystère et à la précaution. Il alla donc se reposer auprès de son père, dont le lit, suivant l’hospitalité qu’il avait trouvée depuis le commencement de son séjour au milieu des bons Helvétiens, avait été disposé dans la place de l’appartement qu’on avait jugée la plus convenable, et un peu à l’écart des autres. Il dormait profondément, mais il s’éveilla, touché par son fils, qui lui annonça à voix basse et en anglais, pour plus de précautions, qu’il avait d’importantes nouvelles à lui communiquer en particulier.

« Est-ce une attaque de notre poste ? dit le vieux Philipson ; nous faut-il prendre les armes ? — Pas encore, dit Arthur ; je vous prie de ne pas vous lever, de ne pas donner l’alarme… c’est une affaire qui ne concerne que vous. — Dites donc vite, mon fils ; vous parlez à un homme trop habitué au péril pour qu’il s’en effraie. — C’est un cas à examiner dans votre sagesse. J’ai appris, durant la patrouille que j’ai faite, que le gouverneur de La Ferette saisirait indubitablement votre bagage et vos marchandises, sous prétexte de lever le tribut que réclame le duc de Bourgogne. On m’a aussi informé que les jeunes Suisses qui nous servent d’escorte sont déterminés à ne pas souffrir cette exaction, et se croient assez nombreux, assez forts pour le faire avec succès. — Par saint George ! cela ne doit pas être ; ce serait mal payer de retour le bon landamman que de donner au fier duc le prétexte d’une guerre que l’excellent vieillard désire si vivement éviter autant que possible. Toutes les exactions, quelles qu’elles soient, je m’y soumettrai joyeusement ; mais si l’on saisissait mes papiers, je serais perdu. Je n’étais pas sans crainte à ce sujet : aussi ne me suis-je pas réuni très volontiers à la troupe du landamman : il faut nous en séparer. Ce rapace gouverneur ne mettra sûrement pas la main sur une députation qui se rend à la cour de son maître sous la protection du droit des gens ; mais je vois sans peine que notre présence parmi eux pourra occasionner une querelle qui satisfera également et les vues sordides du gouverneur, et l’humeur belliqueuse de ces jeunes gens qui ne cherchent qu’à se faire insulter. L’insulte ne leur viendra point à cause de nous. Nous laisserons les députés prendre les devants, et nous attendrons qu’ils soient passés. Si ce d’Hagenbach n’est pas le plus déraisonnable des hommes, je trouverai moyen de le contenter en ce qui nous concerne personnellement. En attendant, je vais tout de suite éveiller le landamman, et lui faire part de notre résolution. »

Il le fit à l’instant, car Philipson n’était pas long à exécuter ses projets. Au bout d’une minute il fut auprès d’Arnold Biederman, qui, s’appuyant sur le coude, écouta sa communication, tandis que par dessus l’épaule du landamman passait la tête et la longue barbe du député de Schwitz, son grand œil bleu luisant de dessous un bonnet de fourrure, et fixé sur la figure de l’Anglais, mais jetant de temps à autre un regard autour de lui pour observer l’impression que ce qui était dit produisait sur ses collègues.

« Mon digne et cher hôte, disait le vieux Philipson, nous avons ouï dire qu’il était certain que nos pauvres marchandises seraient exposées à des taxes, même à une saisie, lors de notre passage à La Ferette, et je m’estimerais heureux d’éviter toute cause de querelle, dans votre intérêt aussi bien que dans le nôtre. — Mais vous ne doutez pas que nous ne puissions vous protéger, que nous ne vous protégions ? répliqua le landamman. Je vous dis, Anglais, que l’hôte d’un Suisse est aussi en sûreté à côté de lui qu’un aiglon sous l’aile de sa mère ; et nous quitter parce que le danger approche, c’est faire injure à notre courage et à notre constance. Je désire la paix ; mais le duc de Bourgogne lui-même ne fera jamais le moindre mal à un de mes hôtes, autant que je pourrai l’en empêcher. »

À ces mots le député de Schwitz ferma son poing, gros comme un jarret de bœuf, et l’étendit par dessus l’épaule de son ami.

« C’est précisément pour éviter ce malheur, mon digne hôte, répliqua Philipson, que j’ai résolu de quitter votre agréable compagnie plus tôt que je ne l’aurais désiré, et que je ne m’y serais attendu. Songez-y, mon brave et digne hôte, vous êtes un ambassadeur qui cherchez la paix, et moi un marchand qui cherche le gain. La guerre, les querelles qui peuvent causer la guerre sont également nuisibles à vos projets et aux miens. Je vous avoue franchement que je suis dans l’intention et en état de payer une forte rançon, et quand vous serez parti, j’en négocierai le montant. Je séjournerai dans la ville de Bâle jusqu’à ce que j’obtienne de justes conditions d’Archibald d’Hagenbach, et fût-il même aussi avide que vous le dépeigniez, il se modérera plutôt un peu avec moi que de perdre tout profit en m’obligeant à retourner sur mes pas ou à prendre une autre route. — Vous parlez sagement, seigneur Anglais, dit le landamman, et je vous remercie de m’avoir rappelé quels étaient mes devoirs. Mais il ne faut cependant pas que vous couriez au devant du danger. Dès que nous serons passés, le pays sera ouvert aux dévastations des cavaliers et des Bourguignons, et des lansquenets qui balayeront les routes dans toutes les directions. Les gens de Bâle sont malheureusement trop peureux pour vous protéger : ils vous abandonneraient un premier mot du gouverneur ; et quant à la justice et à la douceur, vous pouvez aussi bien l’attendre de l’enfer que d’Hagenbach. — Il y a, dit-on, reprit Philipson, des conjurations qui peuvent faire trembler l’enfer lui-même ; et je possède le moyen de me rendre favorable même ce d’Hagenbach, pourvu que je parvienne à lui parler en particulier. Mais j’avoue que je ne puis m’attendre qu’à être tué par ces féroces cavaliers pour la valeur de mon manteau — S’il en est ainsi, répliqua le landamman, et s’il faut absolument nous séparer, car je ne nie pas que vous ne m’alléguiez de sages et puissantes raisons, pourquoi ne quitteriez-vous pas Graff’s-Lust deux heures avant nous ? Les routes seront sûres puisque l’on s’attend à notre escorte ; et vous trouverez probablement, si vous faites diligence, l’infâme d’Hagenbach non encore ivre, et aussi capable que jamais d’entendre raison… c’est-à-dire de comprendre son intérêt. Mais après qu’il a fait passer son déjeuner avec du vin du Rhin (et il en boit tous les matins avant d’aller à la messe), ses emportements aveuglent sa cupidité même. — Tout ce dont j’ai besoin pour exécuter ce projet, dit Philipson, c’est un mulet pour porter ma valise qui est au milieu de tout votre bagage. — Prenez la mule qui le porte ; elle appartient à mon collègue de Schwitz que voilà : il s’estimera heureux de vous la prêter, — Oui-dà, quand même elle vaudrait vingt couronnes ; puisque mon camarade Arnold le désire, prenez-la, » dit la vieille barbe blanche.

« Je l’accepterai comme un prêt, avec reconnaissance, dit l’Anglais ; mais comment vous passerez-vous de cet animal ? Il ne vous en reste plus qu’un ! Nous le remplacerons aisément à Bâle, répondit le landamman, même nous pourrons faire servir ce petit retard à votre dessein, seigneur Anglais. J’ai fixé notre départ à la première heure après le lever du jour ; nous le différerons d’une heure, ce qui nous donnera le temps de trouver un cheval ou une mule, et à vous, sir Philipson, le loisir d’arriver à La Ferette, où j’espère que vous terminerez pour le mieux vos affaires avec d’Hagenbach, et que vous nous rejoindrez pour voyager encore de compagnie en Bourgogne. — Si nos intérêts respect ne nous permettent de faire route ensemble, digne landamman, répondit le marchand, je m’estimerai très heureux de redevenir votre compagnon de voyage… Maintenant livrez-vous de nouveau au sommeil que j’ai interrompu. — Dieu vous bénisse, bon et digne homme ! » dit le landamman se levant et embrassant l’Anglais, — « dussions-nous ne jamais nous revoir, je n’oublierai pas de ma vie le marchand qui négligea ses propres intérêts pour suivre le chemin de la sagesse et de la droiture. Je ne connais personne qui n’eût risqué d’ensanglanter tout un lac pour sauver cinq onces d’or… Adieu, vous aussi, brave jeune homme : vous avez appris parmi nous à tenir votre pied ferme sur le bord d’un précipice helvétien ; mais nul ne peut vous enseigner aussi bien que votre père à suivre une droite route au milieu des marais et des précipices de la vie humaine. »

Il embrassa alors ses amis, leur fit chaudement ses adieux, et fut imité, comme d’ordinaire, par son collègue de Schwitz, qui promena sa longue barbe blanche sur les deux joues du père et du fils, et les invita encore à se servir de sa mule. Tous ensuite s’arrangèrent pour reposer encore, et dormir jusqu’à l’apparition de l’aurore d’automne.