Anne de Geierstein/33

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 438-444).

CHAPITRE XXXIII.

LE CONVOI.

Sonnons, sonnons la cloche ! la grandeur s’est enfuie, le cœur s’est brisé pour ne plus souffrir ; tout est une vaine pompe… Laissons sur cette scène tomber le voile funèbre.
Ancien poème.

la commotion, les cris de frayeur et de surprise qui furent excités chez les dames de la cour par un événement si singulier et si horrible commençaient à se calmer, et les soupirs plus sérieux quoique moins importuns du petit nombre d’Anglais composant la suite de la défunte reine se firent alors entendre, ainsi que les gémissements du vieux roi René, dont les émotions étaient aussi vives que passagères. Les médecins avaient tenu une savante, mais inutile consultation : le corps, qui avait été un corps de reine, fut remis aux prêtres de Saint-Sauveur, cette belle église où les dépouilles des temples païens avaient contribué à atteindre la magnificence de l’édifice chrétien. La vaste nef fut splendidement éclairée, et les funérailles se firent avec toute la splendeur que put déployer la ville d’Aix. Les papiers de la reine examinés, on trouva que Marguerite, en disposant de ses bijoux et en vivant avec économie, s’était procuré les moyens d’assurer des pensions décentes au très petit nombre d’Anglais qui l’avaient suivie jusqu’à sa mort. Son collier de diamants, que, dans l’acte de ses dernières volontés, elle disait être entre les mains d’un marchand nommé John Philipson ou de son fils Arthur Philipson, elle le donnait, ou le prix qu’ils en avaient tiré, s’ils l’avaient vendu ou engagé, aux susdits John Philipson et Arthur Philipson son fils, avec l’obligation d’en employer la valeur à la poursuite du dessein qu’ils travaillaient à exécuter, ou si la chose devenait impossible, à leur propre usage et profit. Le soin de ses funérailles était entièrement confié audit Arthur Philipson, avec prière qu’elles fussent absolument dirigées d’après les formes suivies en Angleterre : cette recommandation était exprimée dans une addition faite au testament principal, et signée du jour même de sa mort.

Arthur se hâta d’envoyer tout exprès Thibaut vers son père, avec une lettre où il lui expliquait en termes qu’il savait devoir être compris le résumé de tous les événements survenus depuis son arrivée dans la ville d’Aix, et surtout la mort de la reine Marguerite. Enfin il lui demandait des instructions sur la route qu’il aurait à suivre pour le rejoindre, attendu que le délai nécessaire qui précédait les obsèques d’une personne de si haut rang devait le retenir à Aix jusqu’à ce qu’il pût les recevoir.

Le vieux roi supporta si aisément le coup que lui porta la mort de sa fille que, le second jour après l’événement, il s’occupa d’arranger une pompeuse procession pour les funérailles, et de composer une élégie en l’honneur de la défunte reine, qui était comparée aux déesses de la mythologie païenne, ainsi qu’à Judith, à Débora et à toutes les autres saintes femmes de l’Écriture, pour ne point parler de celles de création chrétienne. On ne peut dissimuler que, quand le premier accès de douleur fut passé, le roi René ne put s’empêcher de reconnaître que la mort de Marguerite tranchait un nœud politique qu’autrement il aurait eu grand’peine à délier, et lui permettait de se déclarer ouvertement pour son petit-fils ; et il alla jusqu’à lui compter une partie considérable des sommes contenues dans le trésor provençal, lesquelles ne se montaient, comme on sait, qu’à dix mille écus. Ferrand, après avoir reçu la bénédiction de son aïeul, sous une forme que ses affaires rendaient très importante pour lui, retourna vers les guerriers résolus qu’il commandait ; et avec lui, après un adieu fort amical fait à Arthur, partit le robuste, mais simple Suisse, le jeune Sigismond Biederman.

La petite cour d’Aix fut laissée à son deuil. Le roi René, pour qui le cérémonial et la pompe, que le motif en fût d’ailleurs gai ou triste, étaient toujours une affaire d’importance, aurait volontiers employé pour solenniser les obsèques de sa fille Marguerite le reste de son revenu ; mais il en fut empêché, partie par les remontrances de ses ministres, partie par les obstacles que lui suscita le jeune Anglais, qui, agissant d’après les désirs présumés de la défunte, intervint pour s’opposer à ce qu’on déployât aux obsèques de la reine les pompes futiles pour lesquelles elle avait montré de la répugnance pendant sa vie.

Les funérailles furent donc, après plusieurs jours passés en prières publiques et en actes de dévotion, célébrées avec une magnificence lugubre due à la naissance de la défunte, et par laquelle l’Église de Rome sait si bien comment toucher l’œil, l’oreille et le cœur.

Parmi les différents nobles qui assistèrent à cette funèbre cérémonie, il y en eut un qui arriva pieusement lorsque le son des grandes cloches de Saint-Sauveur annonçait que la procession était déjà en marche vers l’église. L’étranger changea en toute hâte son habit de voyage pour des vêtements de deuil qui étaient coupés à la mode d’Angleterre : ainsi vêtu, il se rendit à la cathédrale où la noble mine du cavalier imposa tant de respect aux assistants qu’ils lui permirent d’approcher tout près de la bière ; et ce fut par dessus le cercueil de la reine, pour qui il avait tant travaillé et tant souffert, que le brave comte d’Oxford échangea un mélancolique regard avec son fils. Les assistants, surtout les serviteurs anglais de Marguerite, les regardaient tous deux avec surprise et vénération ; et le vieux cavalier, en particulier, leur semblait vraiment propre à représenter les fidèles sujets d’Angleterre, rendant leurs derniers devoirs à la tombe de celle qui avait si long-temps porté le sceptre, sinon sans fautes, toujours cependant d’une main ferme et résolue.

Le dernier son des chants funèbres s’était évanoui, et presque toutes les personnes qui avaient accompagné le convoi s’étaient retirées, que le père et le fils demeuraient encore dans un lugubre silence près des restes de leur souveraine. Le clergé s’approcha enfin, et leur annonça qu’il allait remplir les dernières formalités en emportant le corps, qui avait été naguère occupé et animé par une âme si hautaine et si remuante, pour le livrer à la poussière, aux ténèbres et au silence du souterrain où la longue suite des comtes de Provence attendaient leur dissolution. Six prêtres prirent la bière sur leurs épaules ; d’autres portaient de grands cierges devant et derrière le corps, pendant qu’on le descendait par un escalier particulier qui ouvrait au milieu du pavé pour qu’on pénétrât dans le caveau. Les dernières notes du Requiem que les desservants de l’église avaient chanté en chœur s’étaient éteintes sous les longues et sombres arcades de la cathédrale, le dernier rayon de lumière qui s’échappait de l’ouverture du souterrain avait lui et disparu, lorsque le comte d’Oxford, prenant son fils par le bras, le conduisit en silence dans une petite cour fermée derrière l’édifice, où ils se trouvèrent seuls. Ils restèrent silencieux quelques minutes, car tous deux, et en particulier le père, étaient vivement affectés. À la fin le comte parla.

« Et c’est donc là sa fin ! dit-il… Ici, majesté, tombent avec ton trépas tous les plans que nous avions formés, que nous devions accomplir au péril de nos jours ! Cette âme résolue, cette tête politique, tout a cessé d’être ! Et que sert que les membres de l’entreprise aient encore mouvement et vie ? Hélas, Marguerite d’Anjou, puisse le Ciel récompenser tes vertus, et t’absoudre des conséquences de tes erreurs ! Tes qualités et tes défauts appartenaient à ton rang ; et si tu as navigué trop fière dans la mer des prospérités, jamais ne vécut princesse qui défia plus hardiment les tempêtes de l’adversité, qui les supporta avec autant d’intrépidité, de noblesse et de détermination. Ce dénoûment a terminé le drame, et nos rôles, mon fils, sont finis. — Il nous faut alors porter les armes contre les infidèles, mon père, » dit Arthur avec un soupir qui cependant fut trop faible pour être entendu.

« Non, répondit le comte, pas avant que j’apprenne qu’Henri de Richemond, incontestable héritier de la maison de Lancastre, n’a pas besoin de mes services. Grâce à ces bijoux dont votre lettre fait mention, si étrangement perdus et retrouvés, je puis lui procurer des ressources plus utiles que vos services ou les miens. Mais je ne retourne plus au camp du duc de Bourgogne ; de lui plus de secours à attendre. — Est-il possible que la puissance d’un si grand souverain ait été anéantie dans une fatale bataille ? — Nullement. Il a fait une grande perte à Granson ; mais pour un État aussi fort que la Bourgogne, ce n’est qu’une égratignure sur une épaule de géant. Le mal, c’est que le courage de Charles lui-même, sa sagesse du moins et sa prévoyance ont cédé à la honte d’avoir été battu par des ennemis qu’il croyait méprisables, et qu’il s’attendait à exterminer avec quelques escadrons de ses hommes d’armes. Puis son caractère est devenu morose, obstiné, arbitraire ; il se voue à ceux qui le flattent, et qui, comme il y a trop lieu de le croire, le trahissent ; et au contraire il soupçonne ceux de ses conseillers qui lui donnent de salutaires avis. Moi aussi, j’ai eu ma part de sa méfiance. Tu sais que j’ai refusé de porter les armes contre nos hôtes les Suisses, et il n’a rien vu là qui dût m’empêcher de le suivre à l’armée. Mais depuis la défaite de Granson, j’ai remarqué un changement complet et soudain, dû peut-être aux insinuations de Campo-Basso, et quelquefois aussi à l’orgueil blessé du duc, qui n’était pas charmé qu’une personne indifférente, et dans ma position, pensant comme je pensais, fût témoin de la disgrâce de ses armes. Il a parlé devant moi d’amis tièdes, d’hommes neutres et froids pour sa cause… de gens qui, n’étant pas avec lui, devaient être contre lui. Je te l’avoue, Arthur, le duc m’a dit des choses si offensantes pour mon honneur que, sans les ordres exprès de la reine Marguerite, sans les intérêts de la maison de Lancastre, je n’aurais pu me résoudre à rester dans son camp. Mais tout est consommé… ma royale maîtresse n’a plus besoin de mes services… Le duc ne peut prêter aucun appui à notre cause… et quand même il le pourrait, nous ne serions plus à même de disposer du seul salaire qui aurait pu le décider à nous secourir. Tout moyen de seconder ses vues sur la Provence est enterré avec Marguerite d’Anjou. — Quel est donc votre projet ? — Je me propose d’attendre à la cour du roi René que nous recevions des nouvelles du comte de Richemond, comme nous devons encore l’appeler. Je sais que des bannis sont rarement bien venus à la cour d’un prince étranger ; mais j’ai toujours fidèlement suivi sa fille Marguerite. J’ai seulement dessein d’y résider incognito, et je ne désire ni attentions ni secours ; il me semble donc que le roi René ne me refusera point la permission de respirer l’air de ses domaines jusqu’à ce que je sache dans quelle direction m’appellera la fortune ou le devoir. — Soyez certain qu’il vous accordera tout. René est incapable d’une basse pensée, et s’il pouvait mépriser les frivolités comme il déteste le déshonneur, il occuperait une place élevée dans la liste des monarques. »

Cette résolution une fois arrêtée, le fils présenta son père à la cour du roi René, et l’informa en particulier que c’était un homme de qualité et un lancastrien distingué. Le bon roi, au fond de son âme, aurait préféré un hôte orné de talents moins sérieux et d’un caractère plus gai, à Oxford, homme d’état et guerrier, d’habitudes mélancoliques et graves. Le comte le sentait bien : aussi troublait-il rarement son hôte bienveillant et enjoué par sa présence. Il eut cependant occasion de rendre au vieux roi un service d’une haute importance. Ce fut en négociant un traité entre René et Louis XI de France, son neveu. À ce rusé monarque, René légua définitivement sa principauté, car la nécessité d’arranger ses affaires par une telle mesure fut alors évidente, même pour lui, toute pensée de favoriser en aucune manière Charles de Bourgogne étant morte avec la reine Marguerite. La politique et la sagesse du comte anglais, qui fut chargé presque seul du soin de cette mesure secrète et délicate, furent du plus grand avantage pour le bon roi René, qui se trouva dès lors libre de toute vexation personnelle et pécuniaire, et put ainsi, en jouant de la viole et du tambourin, atteindre paisiblement le terme de sa vie. Louis ne manqua point de se rendre le plénipotentiaire favorable en lui faisant concevoir des espérances éloignées de secours pour seconder les efforts du parti lancastrien en Angleterre. Une négociation, mais ne présentant pas grande chance de succès, fut entamée sur ce point : et ces affaires qui nécessitèrent au comte d’Oxford et à son fils deux voyages à Paris, au printemps et dans l’été de 1476, les occupèrent près de la moitié de cette année.

Cependant la guerre du duc de Bourgogne avec les cantons suisses et le comte Ferrand de Lorraine continuait avec la même fureur. Avant le milieu de l’été 1476, Charles avait réuni une nouvelle armée d’au moins soixante mille hommes, soutenue par cent cinquante pièces de canon, pour envahir la Suisse, où les montagnards guerriers levèrent aisément une armée de trente mille Helvétiens, alors réputés invincibles, et invitèrent leurs confédérés, les villes libres du Rhin, à les soutenir par un puissant corps de cavalerie. Les premiers efforts de Charles furent heureux. Il s’empara du pays de Vaud, et reprit la plupart des places qu’il avait perdues après la défaite de Granson. Mais au lieu de chercher à garder une frontière bien défendue, ou, ce qui eût été plus politique encore, à conclure la paix à de justes conditions avec ses redoutables voisins, le plus obstiné de tous les princes revint à son projet de pénétrer au milieu des Alpes, et de châtier les montagnards jusque dans leurs redoutes naturelles. Ainsi les nouvelles reçues par Oxford et son fils, quand ils revinrent à Aix vers l’été, étaient que le duc Charles s’était avancé jusqu’à Morat ou Murten, situé sur le lac du même nom, à l’entrée même de la Suisse. En cet endroit, disait-on, Adrien de Babengerg, chevalier vétéran de Berne commandait et se défendait avec la plus grande opiniâtreté, en attendant le secours que ses compatriotes se hâtaient de rassembler.

« Hélas ! malheur à mon vieux frère d’armes ! » dit le comte à son fils eu apprenant ces nouvelles ; « cette ville assiégée, ces assauts repoussés, ce voisinage d’une contrée ennemie, le lac profond, ces rochers inaccessibles, présagent une répétition de la tragédie de Granson, plus calamiteuse encore que la première. »

Dans la dernière semaine de juin, la capitale de la Provence fut agitée par ces bruits sans fondement, mais généralement reçus, qui transmettent de grands événements avec une incroyable rapidité, de même qu’une pomme jetée de main en main par un grand nombre de personnes parcourt un espace donné infiniment plus vite que si elle est portée successivement par les courriers les plus rapides. La renommée annonçait une seconde défaite du duc de Bourgogne en termes si exagérés, que le comte d’Oxford se persuada que la nouvelle était fausse, sinon complètement, du moins en grande partie.